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    Comme chaque année, nous avons proposé aux auteurs mentionnés par le jury dans sa première sélection, de les retrouver au café, histoire de ne pas limiter au seul recueil les regards et les sensibilités qui se sont exprimés à l'occasion du concours. Le partage est le lieu de toutes les inventions. Merci à toutes celles et ceux qui ont bien voulu poursuivre l'aventure.

     

    La proie d'en face

    par Jordy Grosborne

     

     

    La forêt s'éclaircissait enfin et nous pouvions voir le jour s'amenuiser au travers du feuillage. Nous arrivions sans doute à l'orée d'une clairière, peut-être même du bois. Je jetai rapidement un regard aux autres pour leur intimer l'ordre de m'attendre et m'avançai en éclaireur à pas sûr au milieu des branchages afin de repérer un endroit propice où nous poster.

    Nous étions une douzaine à être partis chasser à l'aube naissante, laissant nos proches dans une inquiétude certaine. Des rumeurs insistantes circulaient et l'appréhension avait gagné les rangs. Même ceux d'ordinaire si aguerris, si sûr d'eux, s'alarmaient et en étaient maintenant réduits à être constamment aux aguets, non plus comme des chasseurs vigilants, mais comme des proies apeurées, jetant des regards anxieux aux fourrés que nous longions. Plusieurs fois déjà il m'avait fallu faire face à des mouvements de repli spontanés et anarchiques où chacun cherchait au plus vite un abri, qui se glissant contre un tronc, qui se tapissant dans une anfractuosité du sol. J'avais toutes les peines du monde à conserver notre cohésion habituelle et j'avais dû faire montre d'autorité pour rappeler qui était le chef. Je bénéficiais encore d'une place respectée, mais la révolte montait. Ces temps troublés par la peur de l'autre ne valaient rien à la paix sociale, et le moindre bruissement d'une feuille était prétexte à remettre la hiérarchie en cause ! Le plus infime craquement faisait frémir et des descriptions sanglantes d'un lointain passé, ravivé à chaque génération par nos anciens, s'imposaient aux esprits rendus dociles par la crainte.

    La raison en était simple : IL était revenu hanter nos sous-bois !

    Celui que l'on croyait enfin disparu de nos contrées, définitivement éliminé, chassé à l'autre bout du territoire, celui-là même qui était capable de faire souffrir ou de tuer sans en avoir le naturel besoin, ce grand et musculeux prédateur, patient et sanguinaire, au regard pétri d'intelligence, celui-là même, redouté depuis des lustres, était de retour. Les histoires les plus folles circulaient à son sujet. On évoquait même une certaine ressemblance sociologique avec nous. Chacun dans le groupe connaissait sa place et son rôle. Tous obéissaient à des règles de conduite stricte. Certains allaient jusqu'à prétendre qu'il possédait, comme nous, le langage. Ils pouvaient communiquer pour encercler leurs proies avant de les tuer et de les dépecer sur place. Quelques-uns prétendaient même qu'ils pouvaient être fidèles toute leur vie à la même compagne… Mais nous n'étions pas nombreux à le croire !

    Un jeune inconscient, il y a longtemps, les avait suivis jusque dans leur tanière. Il avait décrit avec force détails la répartition des tâches de chacun. La recherche de nourriture, l'éducation des petits… Peut-être ces similitudes de nos modes de vie nous angoissaient ? S'apercevoir que celui que l'on a toujours cru différent, nécessairement terrifiant, était finalement plus proche de nous que nous ne le pensions, voilà qui avait de quoi déstabiliser. La majorité des miens réagissait violemment à cette idée.

    Il était si simple d'en faire un monstre, plus aisé à haïr.

    Les mythes les plus fous prennent souvent naissance dans des braises refroidies, mais ils avaient pourtant la vie dure et en avait fait notre ennemi privilégié et séculaire. Nous étions les deux plus grands prédateurs et il ne devait en rester qu'un.

    En tout cas, aujourd'hui, je doutais qu'il soit revenu. Cela me semblait impossible. Il aurait dû franchir tant de terres de roches et d'arbres pour y parvenir ? Il avait été repoussé si loin ! Les seuls à avoir récemment vu ses traces étaient de vieux solitaires, aigris par le bannissement du clan, pressés d'en récupérer la tête en se faisant les apôtres d'un futur chaotique sur lequel ils pourraient reconquérir la place si convoitée de meneur. Retrouver cet ascendant naturel sur les autres, qui courbaient l'échine devant vous et vous apportaient les plus beaux mets et les plus belles compagnes.

    Et quand bien même aurait-il reconquit le territoire, si l'intelligence était effectivement l'apanage de nos deux espèces, il n'en pouvait aller autrement qu'en acceptant la cohabitation et, même, en s'appréciant. Il n'y avait rien à gagner à une lutte sans merci qui ferait tant de victimes de part et d'autres. Ils n'étaient même pas bons à manger ! Et on m'avait conté des rencontres merveilleuses entre représentant de nos peuples, des moments d'aide mutuelle, d'admiration et de respect l'un pour l'autre… Et j'avais la faiblesse de vouloir y croire. Il se disait même que certains de nos fils, après s'être perdus, auraient été recueillis, protégés, nourris et éduqués avec autant d'amour que s'il s'était agi des leurs. Nous n'étions malheureusement qu'une poignée à penser ainsi et, déjà, les petits étaient rappelés à l'ordre par leur mère, leur interdisant de s'éloigner de plus de quelques pas des adultes.

    On l'aurait vu traîner de plus en plus en près, rôdant à son heure favorite : entre chiens et loups.

    L'orée du bois était proche quand, à quelques arbres de moi, retentit un craquement. Je tendis instinctivement l'oreille tout en me figeant. Puis, j'avançai, lentement, en me tassant le plus possible, jusqu'à quasiment ramper. Tous mes sens étaient en éveil. Un court instant l'idée d'appeler les autres me traversa l'esprit, mais je n'en fis rien, trop conscient du déferlement de haine et de violence qui s'en suivrait. J'avais tout de suite senti que ce n'était pas un gibier ordinaire et l'empreinte sur laquelle j'avais maintenant le nez ne faisait que confirmer tardivement ce que mon instinct m'avait déjà appris.

    Le roi était de retour et il voulait reprendre son royaume. C'est du moins ce qu'auraient eu beau jeu de dire mes ennemis aux dents longues et à la langue pendante.

    Ce qui m'empêchait peut-être aussi d'appeler les autres, c'était simplement que ce que je voyais, là, en face de moi, me voyait aussi !

    Nous étions tous deux si semblables dans nos positions que la situation devait être cocasse pour qui eut pu la voir. J'avais le sentiment que nous avions chacun peur de l'autre, mais aussi que la curiosité nous immobilisait, tous les deux, tapis au plus près du sol comme pour rentrer sous terre. Malgré tout, je devinais aisément sa grande taille. Mais le plus fascinant était ses yeux, vifs, intelligents, écarquillés pour ne rien perdre de l'instant. Alors c'est lui, qui a chassé notre peuple, tué les miens, massacrés nos petits… J'avais peine à le croire tellement il semblait me regarder avec… respect et admiration. Nous n'avancerons pas plus l'un vers l'autre, c'est sûr. Et je n'appellerai pas les miens, même s'ils avaient raison… L'homme est de retour dans nos forêts !

    Nous sommes restés là, à nous observer, chacun étant pour l'autre la proie d'en face. Je relevai un peu le museau pour analyser d'éventuelles odeurs apportées par le vent, mais ce dernier avait tourné et je l'avais désormais, inutile, dans mon dos. Les oreilles dressées, je m'assurai que les autres loups de ma meute ne venaient pas à ma recherche, rendus peut-être inquiets par la longueur de mon absence. La communication particulière entre cet homme et moi n'était que le fruit de notre égalité dans la découverte de l'autre, la peur de l'autre, et la maîtrise de l'autre. A plusieurs, l'inégalité de rapport aurait brisé ce merveilleux équilibre.

    Brutalement, je retroussai les babines et montrai les crocs alors même que mes longs poils noirs se dressaient sur mon échine. L'homme venait de faire un geste et attrapait un objet qu'il avait à l’épaule. On avait aussi longuement évoqués leurs armes dans nos histoires à faire peur. "Il ne mord pas, il ne griffe pas, il ne s'approche même pas… Il tue !" Disait-on de lui. Celui que j'avais face à moi avait des gestes excessivement lents, comme pour me rassurer, mais le cliquetis de l'engin lorsqu'il posa le doigt dessus ne me disait rien qui vaille. Un grognement guttural sorti de ma gueule entrouverte et je soulevai un peu mon arrière train tout en montrant les crocs, prêt à bondir sur lui. Les traits de son visage se tendirent, et il cessa de me regarder dans les yeux, fixant un point juste devant moi, pour ne pas donner le sentiment de me défier. A mon grondement, il répondit par de petits bruits, légers, calmes, apaisants. Alors c'était vrai, ils avaient un langage. Mes oreilles pivotaient de droite à gauche, captées par ses sons. Puis il attrapa l'objet d'une main et le mit devant son visage, collant ses yeux derrière et le pointant dans ma direction. Je fis instantanément un bond sur le côté. L'homme émis un petit cri et eu un mouvement de recul, mais il continuait de me viser. Sa respiration s'accélérait. Il allait se passer quelque chose. J'avais entendu tant de choses qui auraient dû m'inciter à fuir, mais je ne voulais pas laisser ma peur m'envahir. J'allais pouvoir vérifier la véracité des légendes et c'était peut-être l'occasion de nous montrer que nous pouvions vivre au même endroit, nous voir, communiquer même, sans qu'il me tue et sans que je le dévore.

    Soudain son doigt tressaille, il retient sa respiration et j'entends un bruit, comme un caillou qui roule sur un autre. Tout se passe si vite que je n'ai pas le temps de réagir. Rien n'a bougé. Je suis à l'écoute de mon corps, mais je ne souffre pas. Il semble ne s'être rien passé. D'autres déclics suivent, rapprochés, sans que rien ne change, puis, je vois l'homme baisser son appareil et me regarder à nouveau. Je sais maintenant que je n'ai rien à craindre de lui. Il montre ses petites dents, mais pas agressivement… Il a juste l'air heureux et ses yeux étincellent.

    De longs hurlements nous font sursauter tous les deux. Quelques loups de la meute se rappellent à notre bon souvenir et il me faut les rejoindre. Je me redresse sur mes pattes et immédiatement l'homme fait de même. Il tient toujours précieusement son appareil dans la main, contre sa poitrine. Je pense naïvement sans doute que dans cette boîte il y a quelque chose qui permettrait de prouver que, ni l'un ni l'autre ne sommes des animaux sanguinaires et que les temps anciens n'ont inventé que des légendes obscurantistes et ridicules puisque j'ai la preuve que l'homme ne tue pas sans avoir faim.

    Je pousse aussi un hurlement pour prévenir les autres de mon retour et éviter leur venue. Ils n'auraient pas compris. Je vais me retourner lorsque, de façon incompréhensible, l’homme me court après, gesticulant et hurlant. Effrayé, sans comprendre ce qui justifie cette volte-face, je bondis dans les fourrés, juste assez vite pour entendre tout en même temps un autre déclic rugueux, sourd, agressif et un bruit assourdissant à mes oreilles. Le caillou juste à mes côtés se brise en deux, et des éclats viennent me brûler les flans. Un autre homme est là, caché derrière un tronc à me viser avec un plus long appareil. Voyant que je m'échappe, il s'en prend violemment à celui qui, je viens de le comprendre, m'a sauvé. Je veux aller payer ma dette, mais une meute d'hommes surgit de partout, des chiens enragés d'avoir été privés depuis des jours de nourriture aboient à étourdir mes sens. Je ne peux que fuir pour rejoindre les miens. Déjà nous disparaissons dans les fourrés enveloppés par la nuit amicale. A eux les chiens, à nous les loups et, au milieu, l’homme guette et masque la lumière.

    Mon clan va être rassuré de ses certitudes de haine. Même si j'ai trouvé un homme qui m'a respecté, nous avons surtout retrouvé des ennemis pour lesquels nous ne serons toujours, comme dans les temps les plus obscurs, que la proie d'en face.

     

     

     

    L'auteur : 40 ans, auteur de cœur… Mais juriste de profession. Après pas mal d’années adolescentes et post-adolescentes à m’essayer à la poésie, j’ai trouvé mon format : la nouvelle.

    Devenue parente pauvre de la littérature contemporaine française, elle est pourtant un extraordinaire champ de création d’émotions et de personnages, d’histoires tragiques ou drôles, dont la brièveté et l’intensité devraient convenir à notre époque pressée. Malheureusement, à part des passionnés qui organisent des concours via des associations ou des municipalités, peu d’éditeurs s’y intéressent.

    J’ai d’abord écrit des nouvelles policières, puis généralistes à tendance noire, puis plus de tendances du tout, hormis celle de prendre du plaisir avec une approche artisanale. J’aime chercher le mot juste, sentir l’impact d’une ponctuation, faire coller le verbe au plus près de ce que j’ai en tête. J’essaie de donner une atmosphère qui permette au lecteur de " voir et ressentir " l’histoire. La production s’en ressent, certes, mais je trouve toujours quelque chose à modifier sur mes textes… Alors j’écris plusieurs fois le même !

    Coté roman, je n’en ai écrit ni de bon, ni de mauvais, juste des romans inachevés. Je travaille actuellement sur un nouveau projet qui a pour l’instant accouché d’un synopsis détaillé, d’une galerie de personnages et d’un chapitre un.

    J’ai un peu moins de 40 nouvelles à mon actif (j’écris sur ce format depuis une dizaine d’année ) dont certaines ont connu des destinées diverses et constructives. Des publications en revues spécialisées (Ligne Noire, Sol'air, l'Encrier renversé, Nouvelles au Pluriel, ou non spécialisé - Terre Sauvage -), deux fictions radiophoniques à la RTBF et des prix à des concours (Villeneuve les Maguelonne, Alpha, Mably, Delirium, Horizons Noirs, Corrençon-en-Vercors …) qui m'encourage à poursuivre et à travailler, avec, comme objectif premier, de constituer un recueil de nouvelles dont je n'ais pas à rougir et que je pourrais présenter aux éditeurs. Au cas où !

    Ensuite, pourquoi pas, finir un roman et de préférence celui qui est en cours.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 3 Octobre 2010 à 20:27

    Mais enfin, Dominique, l'homme est un chien pour l'homme !

    2
    Mardi 5 Octobre 2010 à 19:04

    Un texte surprenant et original servi par un style de qualité. Excellente idée que de nous l'avoir offert en lecture.

    3
    fanbouh
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    J'avais bien aimé cette histoire.

    4
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Quel superbe texte pour débuter la série des "remarqués" du concours ! Un loup si humain qu'on ne découvre son animalité que fort tardivement  face à un congénère bipède dont le comportement est identique. Beau détournement d'’anthropomorphisme... C'est prenant et magnifiquement écrit mais, si j'avais une réserve à émettre au niveau de l'exploitation du thème (comme si on me le demandait ! -lol-) : plus entre homme et loup qu'entre chien et loup.

    5
    Laurence
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Voici donc la première d'une série de bouteilles à la mer qui n'ont pas tout à fait atteint le rivage. Heureusement, elles sont allées s'échouer sur le blog de calipso, pour une autre forme de partage !

    Merci pour ce moment de lecture !

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    6
    claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Un texte émouvant qui parle au coeur de l'animal qui est resté un homme.

    7
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Un fort beau texte ...

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