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    "Entre chien et loup", le livre, est désormais disponible (voir ci-contre).

    Au café, nous poursuivons la série des nouvelles remarquées par le jury au premier tour avec aujourd'hui :  

     

    Les Enragés

    d'Elodie Fonteneau

     

     

    Il poussa la porte avec fracas. L'œil plissé et un rictus lui déformant le visage, il balaya d'un seul regard tout le bureau, personnes incluses. Ces dernières, surprises par cette éruption soudaine de rage et de hargne en restèrent statufiés. D'aucuns auraient pu penser qu'il s'agissait d'une cour de récréation, arrêtée en pleine partie "d'un, deux, trois soleil !"... la jovialité en moins.

    - Jeanne ! aboya-t-il, dans mon bureau !

    L'accusation était tombée. Engoncée dans son fauteuil, une jeune fille, au visage rond et aux cheveux bruns mi-longs, se leva rapidement et obtempéra. Sans mot dire, elle suivit l'homme en colère. Sa robe d'un rouge tapageur contrastait avec ses joues rosées, trahissant sa timidité... et son trouble intérieur. Qu'allait-il donc encore lui reprocher ?

    En rentrant dans son antre, une bouffée d'air vicié lui sauta au visage. Un mélange d'œufs et de haddock pourrissant au soleil depuis plusieurs semaines. Troussant son nez en trompette, elle s'assit. Mal à l'aise dans cette chambre à gaz, elle reporta tout son poids sur sa fesse gauche et gigota nerveusement de sa jambe droite.

    La lèvre tremblante de colère mais les yeux farouchement collés à son bureau en bois contreplaqué, le Directeur commença à déballer les motifs de tout ce chambardement :

    - Jeanne, je ne suis vraiment pas satisfaite, bourdonna-t-il dans sa barbe inexistante.

    - Pourquoi? répondit-elle hésitante,

    - Pourquoi as-tu utilisé dans ta note le mot co-branding ? Ça veut dire quoi ce charabia ? T'es pas capable de parler français ?

    - Ça signifie : partenariat de marques, expliqua-t-elle calmement.

    Essayant de ne pas fixer son regard sur la chemise de son supérieur, aux manches élimées et aux boutons prêts à rompre au niveau du ventre, elle poursuivit, plus assurée :

    - C'est un terme de marketing aujourd'hui couramment utilisé.

    Après avoir quelques instants observé le regard vague des yeux mi-clos de son interlocuteur, elle ajouta:

    - Les plus grands penseurs du marketing sont anglo-saxons et les termes originaux sont restés, tout simplement.

    - Ici on est en France alors on parle français, recommence-t-il à alors hurler. ET ARRÊTE D'UTILISER CE LANGAGE DE DÉGÉNÉRÉS !!!! J'EN AI MARRE DE PASSER POUR UN CON !!!

    Nous étions enfin arrivés au cœur du problème. Tout ce qu'il ne maîtrisait pas relevait forcément d'un complot fomenté par un gang de débiles mentaux. Et tous s'étaient jurés de le ridiculiser. Pour couper court à tout débat stérile - car tout effort d'argumentation semblait vain face à un tel emportement – Jeanne décida de faire profil bas. Il s'agissait juste de modifier quelques mots sur une note après tout. Pas de quoi chier une pendule ou se battre contre des moulins à vents nauséabonds.

    A son retour au bureau, un raz-de-marée humain se déversa dans la pièce et avec lui, une avalanche de questions :

    - Qu'est-ce qui s'est passé ?

    - Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

    - Tu t'es faite enflammer ?

    - Il n'a pas été trop chien ? ...

    Jeanne essaya de satisfaire la curiosité de chacun et raconta en détails l'entrevue. Elle prit plaisir à commenter allègrement chaque mot et chaque phrase énoncés par le Directeur, de façon à l'habiller de ses paroles les plus grotesques et le tourner en ridicule. Un délice que valait bien une petite séance de réprimande.

    Une porte s'ouvrit. Et la nuée se dispersa en une fraction de seconde, justifiant sa présence par un dossier à ramener ou un conseil à glaner ou un message à faire passer... Et tous sans exception eurent soudain mieux à faire. Quand le dogue pointe son nez, les papillons arrêtent de voleter.

    Ses yeux inquisiteurs semblaient photographier toute personne déliée de son bureau. Jeanne, malgré son effort de concentration, eut de la peine à suivre son regard fusant tous azimuts pour capter le moindre fuyard.

    - Hé ! C'est pas encore l'heure de la pause, là, gueula-t-il. Le Président arrive dans quelques minutes. Alors faites au moins semblant de bosser... si vous en êtes capable ! ajouta-t-il quelques secondes plus tard d'un ton acerbe mais quelque peu lointain.

    Les yeux désormais rivés à ses pieds, tournant comme un chien en cage dans le hall du bâtiment C, il grommelait des paroles incompréhensibles ponctuées de petites perles de courtoisie telles que " plein le cul de l'attendre " ou " fais chier avec ses conneries".

    Puis l'homme attendu arriva. Le Directeur se jeta à sa rencontre, tous crocs rentrés et tout sourire dehors. Le Président le regarda à peine et traversa les bureaux en un éclair, le Directeur trottinant sur ses talons. Comme à l'accoutumée, en présence de son maître, le méchant clébard se transformait vite en gentil toutou. Jeanne, fine observatrice, se délectait de le voir ainsi changer d'attitude et élaborait déjà dans sa tête quelques phrases bien senties pour dépeindre dans tous les détails ce tableau de chasse.

    Le bureau du Directeur se referma et aucun son ne filtra. Cela n'empêcha pas Jeanne d'imaginer son chef, les yeux baissés, gesticulant et braillant dans tous les sens pour expliquer les hauts et les bas de l'entreprise. Bien évidemment, les victoires étaient à son actif et les erreurs étaient à mettre au compte de l'équipe incompétente qu'il s'évertuait à guider mais qui échouait lamentablement dès qu'il partait vaquer à ses nombreuses autres occupations.

    Dans un grand soupir d'ennui, Jeanne s'installa confortablement, le dos collé contre le fauteuil. Après avoir effectué les corrections demandées, elle attaqua la rédaction d'une nouvelle note. Malgré les démangeaisons grattouillant son esprit – qui avait furieusement envie d'utiliser des anglicismes tous les quatre mots – elle avança rapidement jusqu'à ce qu'une personne vienne troubler sa concentration.

    En costard cravate dernier cri, chaussures italiennes et les cheveux relevés avec du gel, son allure contrastait singulièrement avec celle de son supérieur direct, chauve, gras et négligé. David, adjoint du directeur, était le pur produit d'une école de commerce. Beau parleur, bien habillé, tous ses faits, gestes et paroles étaient outrancièrement charmeurs. Une jolie façade qui peinait à cacher en interne de grosses lacunes professionnelles et des desseins beaucoup moins reluisants.

    Le jeune loup traversa la pièce, le sourire éclatant et la démarche assurée. Avec une nonchalance toute étudiée et sans accorder un seul regard à l'équipe au travail, il se dirigea vers le bureau occupé par le sommet de la hiérarchie et l'ouvrit sans frapper.

    - Oh excusez-moi, Monsieur le Président, s'exclama-t-il en feignant la surprise. Je ne savais pas que vous étiez là. Et bonjour ! Charles, ajouta-t-il prestement, je voulais te soumettre de nouvelles idées mais j'attendrai que vous ayez terminé.

    - Restez, restez, cher David, prenez place, répondit le Président en souriant et en désignant une chaise.

    Un rictus déformant son visage, le directeur acquiesça de mauvaise grâce :

    - Je vous en prie, David, joignez-vous à nous.

    Jeanne, à l'affût de toute nouvelle scène croustillante, observait de son bureau les deux rivaux. Charles jeta à son adjoint un regard assassin tandis que ce dernier, ambitieux jusqu'aux pointes de cheveux, passa sa langue sur des crocs blancs et acérés.

    Au premier rang, le Président semblait prendre tout autant de plaisir qu'elle à assister à cette guerre non déclarée. Une mascarade dont il se savait la cause et le cœur puisque les deux aboyeurs se disputaient ses faveurs. Et Jeanne se doutait fort qu'il se garderait bien de les accorder ni à l'un à l'autre, histoire d'encourager cette (mal)saine concurrence.

    Au bout d'une demi-heure, les trois hommes quittèrent leur tanière, des effluves fauves à leur suite. Un cortège de sourires crispés ou exagérés les salua tout au long de leur passage. Charles et David raccompagnèrent ensemble le Président jusqu'à la sortie puis, dès sa disparition, délaissèrent avec un empressement non feint leur rôle de gentils collaborateurs. Ils échangèrent des regards explosifs avant de retourner dans leur antre en claquant la porte.

    En un instant, les visages se déridèrent, les gestes et les postures se détendirent. Mais l'accalmie fut de courte durée. David, à pattes de velours, revint et se mit à rôder dans la bergerie, cherchant probablement sa proie du jour : une personne chargée de mettre en œuvre l'une de ses terribles illuminations, vendue au Président à grands renforts d'arguments habillés de brocart. Une personne dont il pourrait tout aussi bien s'attribuer la réussite que lui assigner l'échec.

    Il s'approcha dangereusement du bureau de Jeanne, dont le regard fixait désespérément son écran d'ordinateur, tentant de conjurer par cette attitude le mauvais sort qui s'avançait à grand pas.

    - Jeanne, commença-t-il d'un air faussement détaché en s'appuyant sur l'armoire, j'ai une tache à te confier, une récompense pour ton travail remarquablement accompli.

    Il avait beau mettre beaucoup d'éloges et d'emphases sur ce dernier point, cela sentait le piège à plein nez... l'enculage à sec avec des graviers, se surprit-elle même à penser. Acculée sur sa chaise de bureau, elle leva son nez en trompette et se frotta la joue avec le dos de la main, essuyant une pommade invisible mais bien réelle. Ne remarquant rien d'anormal, le jeune loup poursuivit :

    - Voilà, je compte sur toi pour organiser l'événement de l'année !!

    Et il se perdit en détails, dépeignant de ses paroles une action de promotion brillant de mille feux. Un assemblage d'animations aux noms plus pompeux les uns que les autres. Mais l'envoûtement s'évanouit rapidement dès qu'il aborda la question financière. La gigantesque opération était à mettre en œuvre avec... un tout petit rikiki portefeuille. Et pourquoi pas la lune en porte-jarretelles sur un plateau ?

    Malheureusement, aucune chance d'y échapper. Après l'entretien, Jeanne se leva et, comme une somnambule, se traîna jusqu'à la salle de pause café. Quel coup de massue ! Une colère sourde commença à se faire sentir. D'abord, quelques picotements, puis des piqûres remontant ses entrailles et enfin un poids lui oppressant la poitrine. Elle inspira à pleins poumons, tentant de repousser la sensation d'étouffement.

    Mais le manque d'oxygène eut un effet non escompté. Loin de lui comprimer l'imagination, il lui fit entrevoir de nouveaux horizons. Une scène commença à prendre vie sous ses yeux, juste là, entre la cafetière et la bouilloire, cette dernière tremblotant et remuant sous les assauts de l'eau bouillante. Deux personnages animaliers, tout droit sortis d'une illustration d'une fable de La Fontaine, firent soudain leur entrée et s'animèrent au son de rimes étranges...

     

    Un jour de chasse, dans un bois truffé de gibiers,

    Deux chefs de meute brillent par leur dureté :

    Un chien gras, au poil miteux et pattes souillées,

    Et un loup, élégant et l'allure assurée.

    L'un revêche, l'autre mielleux,

    L'un cajoleur, l'autre hargneux.

    "- Pourquoi es-tu si acerbe ? demanda le beau.

    - Et toi, pourquoi es-tu si perfide et si faux ?

    Le loup se lécha les babines et répondit :

    - Je préfère à la grogne la sournoiserie.

    Quelques déguisements et un peu de parfum

    Camouflent en instantané les pires desseins.

    - Je ne partage pas ta vision, soutint le chien.

    Moi, il me plait hurler, glapir, postillonner,

    Et ma frustration sur la meute déverser."

    J'adule le maître, rien ne peut m'arriver !

    Tous deux continuèrent à défendre leur avis,

    Usant de toutes leurs armes, clamant leur infamie.

    Et pendant qu'ils conversent, hurlent à la mort, crient,

    Une colonie de rats, cerfs et vers luisants,

    De prime abord apeurés par les charlatans,

    Défilèrent près des deux enragés sans encombre,

    Et sans gêne, osèrent même les traiter de concombres.

     

    Jeanne, perdue dans ses pensées, fixait la bouilloire désormais endormie. Puis elle éclata de rire, s'étouffa même. Pliée en quatre par des spasmes incontrôlables, elle bredouillait des mots en "omb" ou "ombr" entre deux goulées d'air péniblement aspirées. Puis, se sentant épiée, elle leva la tête vivement. En effet, à travers la porte entrouverte, deux paires d'yeux, à la fois affolés et railleurs, bloquaient et spéculaient sur le comportement insolite de leur collègue tout de rouge vêtue. Pleine de dignité, cette dernière se redressa, se racla la gorge, traversa la pièce, passa devant les deux énergumènes pétrifiés et fila jusqu'à son bureau sans se retourner.

    Une fois confortablement installée, un crayon dans la main droite, et un menton rêveur dans la main gauche, Jeanne songea à nouveau, un sourire aux lèvres, à la scène. L'œil malicieux, elle se remémorait les paroles et gestes de deux protagonistes de la fable, de façon à pouvoir les interpréter - auprès de ses collègues - de la manière la plus grotesque qui soit et les tourner en ridicule. Un délice que valaient bien une escroquerie et une folie passagère !


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