• Continuer après la fin (5)

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    "Entre chien et loup", le livre, est désormais disponible (voir ci-contre).

    Au café, nous poursuivons la série des nouvelles remarquées par le jury au premier tour avec aujourd'hui :

     

    La lettre

    de Laurence Magaud

     

    La lettre était là, posée sur la table du salon de jardin. L’enveloppe blanche se détachait sur le plateau de teck sombre. La jeune femme l’avait laissée à cet endroit, ne sachant qu’en faire, et ne l’avait plus touchée. Elle ne s’en était pas éloignée non plus. Elle restait assise, face à l’enveloppe, et scrutait la ville au loin. Elle habitait sur la colline qui dominait la cité : un rez-de-jardin, avec un morceau de pelouse verte et un joli salon de jardin, une haie de thuyas pour se cacher des voisins à droite et à gauche, la route juste devant qui desservait les résidences, et la vue sur la ville, juste en bas. Ni tout à fait la ville, ni tout à fait la campagne, mais calme.

     

    Un chien passa sur la route, longea sa pelouse, leva la patte contre la haie, et continua son chemin. C’était le premier être vivant qui tournait la tête vers elle depuis qu’elle était assise là. Cela faisait plusieurs heures, pourtant, qu’elle était figée là.

     

    Elle avait le temps : c’était le jour le plus long de l’année, la nuit n’était pas encore tombée. Elle était rentrée tôt du travail, pour profiter de la soirée, et maintenant elle était assise dehors, immobile. Le soleil déclinait, et on entendait à présent les premières rumeurs de la Fête de la Musique, les notes des musiciens qui accordaient leurs instruments, les essais de micro, la dernière répétition avant le grand rassemblement. On avait de la chance, c’était une belle journée, sans nuage. Pas de tache blanche dans le ciel d’azur, juste une brise légère. Et cette tache blanche sur le bois exotique devant elle.

     

    Elle décida de rentrer. Elle n’avait pas faim, et préféra se préparer un thé. Il était vingt heures passées. Elle revoyait l’enveloppe, et l’écriture bleue avec son nom et son adresse. Elle l’avait trouvée dans la boîte aux lettres, au milieu des factures et des tracts publicitaires qu’elle avait laissés. Une fine écriture bleue qu’elle avait reconnue aussitôt. Elle aurait dû l’ouvrir de suite, mais elle tremblait légèrement, et avait pensé que ce serait plus facile d’attendre un peu, lorsque ses doigts auraient cessé de s’agiter. Alors elle l’avait posée là, dehors sur la table en teck. Si seulement le vent pouvait se lever et l’emporter !

    Elle ne se pressait pas. L’eau dans la tasse, la tasse dans le micro-onde, le gling du micro-onde, le sachet dans la tasse, l’eau qui brunit, un demi-sucre qui fond doucement. Elle avait le temps : c’était le jour le plus long.

    Elle sortit à nouveau, agrippée à sa tasse. La rumeur montait à présent plus fort de la ville, des mélodies s’enchevêtraient, les musiciens jouaient pour les familles. Il faisait encore jour, mais la ville commençait à s’éclairer. On distinguait les bandes des avenues, les ombres des immeubles, les clochers des églises.

    La tâche claire était toujours là : aucune tornade providentielle ne l’avait emportée. Tout en remuant le liquide fumant avec sa petite cuillère, elle s’assit devant l’enveloppe, rêvant de renverser son thé pour effacer cet encre, impossible de savoir, dommage peut-être…

    Elle respira l’encre et le papier, mais aucune odeur familière ne s’en détachait, c’était dans les livres seulement, ces histoires de parfum. Au verso, aucune adresse, mais au recto, une signature : l’écriture fine, élégante, et masculine, qui avait écrit son nom à elle : "Mademoiselle Lola Baille".

    Elle resta encore un peu devant cette enveloppe, venue de si loin. "Lola Baille, My Lullaby", lui murmurait l’homme à l’oreille, cette voix surgie du passé. Ce passé lui paraissait lointain, et pourtant …

    "Lola, My Lullaby", c’était ce qu’avait inscrit, de cette même écriture fine, une main pressée d’écrivain. Une enveloppe blanche, sans timbre, trouvée un matin sur la table de la cuisine, six mois plus tôt. Elle s’était endormie avec lui le soir, et réveillée à l’aube avec cette enveloppe sur la table. Il y avait désormais un avant et un après l’enveloppe. Et c’était à présent une autre, au contenu inconnu, qu’elle fixait en lançant défiler les heures.

     

    Ce serait bientôt la nuit. Elle rouvrit mentalement la précédente lettre, le ventre noué. Une page, griffonnée à la hâte, l’encre à peine sèche lorsqu’elle l’avait découverte, éclairée par les premières lueurs du jour. Elle l’avait déchirée, minutieusement, en tout petits confettis, après l’avoir lue et relue jusqu’à la connaître par cœur.  

    "Mon amour, my Lullaby. Je suis parti ce matin en te laissant ces quelques mots pour que tu comprennes mon départ, ou plutôt ma fuite. J’espère que tu pourras me pardonner. Je t’ai aimée sans lendemain depuis près de deux ans, j’aimais être avec toi par choix, mais en toute liberté. Il est trot tôt pour moi pour construire quelque chose de durable. Je ne veux pas de cet enfant, voilà. Tu es heureuse, tu veux le garder, alors ce sera sans moi. Tu vas me détester de ne pas avoir osé te le dire. Je suis lâche, je n’assume rien, ni ce bébé ni ce départ. Je prends l’avion pour Oslo ce matin. Un aller simple, sans toi. Soyez heureux."

    Elle avait passé la matinée à relire cette lettre, puis l’après-midi à la déchirer avec application, petit bout par petit bout, entre ses deux index. Elle en avait fait de minuscules confettis, comme il venait de le faire avec sa vie, ses sentiments, ses projets.

    A présent une nouvelle menace planait : un autre rectangle blanc sur une autre table. Pourquoi lui écrire après ces mois de silence ? Le soleil était à présent couché, et les dernières lueurs du soir éclairaient encore l’enveloppe. " Norge " indiquait le timbre. " Par avion ". Il était en Norvège, toujours, et lui avait écrit. Elle décacheta l’enveloppe, avec le même soin calme qu’elle avait pris à massacrer la précédente. Ecriture noire à l’intérieur, appliquée, une seule page.

    "Ma chère Lola, Il m’a fallu six mois pour accomplir mon chemin. J’ai fui, très vite, parce que j’ai eu peur. Peur de l’avenir, peur de m’engager, peur de changer, peur que tu changes, peur de ne plus t’aimer et d’être prisonnier. J’ai essayé de reconstruire un univers de liberté dans ce pays où je n’avais pas d’attache. Rester jeune et insouciant, voilà ce que je voulais. J’ai profité de la vie, comme on dit, pendant ces six mois. Mais il y a malgré tout comme un grand vide en moi. Il m’a fallu longtemps pour réaliser et accepter que ce grand vide, c’était de toi qu’il s’agissait. J’ai grandi. Je me sens prêt. Je suis persuadé qu’il n’est pas trop tard. Tu mettras sans doute un peu de temps pour me pardonner, mais tu verras que maintenant, tu peux me faire confiance. J’ai mûri. J’ai compté les mois : je peux rentrer à temps pour l’accouchement. Je pourrai te tenir la main, j’en rêve maintenant ! Je rentre à Paris voir mon éditeur dans dix jours (j’ai fini mon roman, là-bas, je crois qu’il est bien, en tout cas c’est mon préféré). J’ai déjà mon billet : un aller simple, bien sûr. Au fait, est-ce une fille ou un garçon ?"

     

    Colère. Colère noire comme cette écriture d’écrivain qui ne se souciait que de lui. Une fille ou un garçon ? Elle n’en savait rien et ne voulait pas savoir. Bien sûr qu’il était trop tard ! Elle l’avait imaginé, cet enfant, quand elle avait appris la nouvelle de sa grossesse. Elle avait imaginé la main de l’homme sur son ventre, puis cette main dans celle de l’enfant faisant ses premiers pas. Elle avait ri de bonheur, sauté de joie. Et puis il y avait eu l’enveloppe et les petits confettis. Elle avait pris rendez-vous à la clinique. Elle n’avait rien voulu savoir. Le liquide froid dans ses veines, et puis elle avait dormi. Etait-ce une fille ou un garçon ? Elle s’était réveillée, seule. Pas de bébé : sorti en morceaux d’entre ses jambes, pendant son sommeil sans rêve. Qu’en avaient-il fait, de ce bébé et de ses rêves?

     

    Elle prit la lettre et se dirigea vers le grand container vert. A la poubelle, comme l’enfant qu’elle n’aurait pas. Elle souleva le grand couvercle, y jeta la lettre, puis descendit vers la ville. En chemin, elle croisa encore le chien. Ou peut-être était-ce un loup.


  • Commentaires

    1
    Mardi 19 Octobre 2010 à 23:07

    Mille excuses Laurence. Si vous saviez comme il est difficile de faire entendre quelque chose à cette mécanique gérée par overblog ; il faut sans cesse tout remettre à sa juste place et quand on pense que l'ensemble est correct, patatrac ça recommence... à croire que la machine ait pris votre histoire au pied de la lettre...

    2
    Mercredi 18 Avril 2012 à 08:07
    Laurence Magaud a le plaisir de nous informer que "La lettre" a été éditée (à compte d'éditeur chez Morey Editions) à l'intérieur de son recueil de nouvelles : "Le reflet des autres", paru en avril 2012 (référencé dans toutes les librairies, magasins et en ligne). www.lerefletdesautres.com 
    Le barman et toute l'équipe de Calipso lui adressent leurs chaleureuses félicitations.
    3
    Laurence
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Merci pour la mise en ligne de mon texte, et la photo qui illustre bien l'ambiance que j'avais imaginée.

    J'espère recueillir quelques-uns de vos commentaires !

    Laurence

    4
    Laurence
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Désolée pour ceux qui auront trouvé le texte un peu long : il recommence au début après les deux premiers tiers ("Il y avait désormais un avant et un après l’enveloppe. Et c’était à présent une autre, au contenu inconnu, qu’elle fixait en lançant défiler les heures.

    La lettre était là, posée sur la table du salon de jardin... " --> Et c'est reparti pour un tour !

    C'est évidemment une coquille

    5
    Annick Demouzon
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Un joli texte, bien construit, et qui fait juste un peu (?) mal aux tripes...

    6
    Laurence
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Merci Annick pour votre commentaire !

    C'est un peu noir, ou plutôt "entre chien et loup", mais ne finit pas si mal : après la lettre déchirée, une autre finit à la poubelle, et c'est une page qui se tourne, avec l'été qui commence.

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