• Continuer après la fin (2)

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    Comme chaque année, nous avons proposé aux auteurs mentionnés par le jury dans sa première sélection, de les retrouver au café, histoire de ne pas limiter au seul recueil les regards et les sensibilités qui se sont exprimés à l'occasion du concours. Le partage est le lieu de toutes les inventions. Merci à toutes celles et ceux qui ont bien voulu poursuivre l'aventure.

     

     

    Livraison posthume

    par Andrée Pons-Jacquet

     

     

    Le cortège silencieux avance lentement dans l’allée centrale du cimetière. Quand tout le monde s’arrête, mon grand fils me prend la main. Alors, tout à coup, sous le soleil torride, il a 10 ans. Sa petite main dans la mienne, sur la plage, nous rions et courons sur le sable brûlant pour rattraper son père, prêt à plonger. J’entends la voix rieuse crier : " papa, attends-nous, ne pars pas … " et c’est le déferlement. En vagues profondes les sanglots montent, me suffoquent. " Ne pars pas… "

     

    Mon fils me prend dans ses bras, me serre contre lui et tous deux, désemparés, pleurons sans retenue devant l’avide bouche noire qui avale le cercueil.

    Le soir-même, toute la famille s’en va, après un morne repas. Epuisée, je me love en fœtus et m’endors en pleurant.

     

    Elle est assise sur le bord d’un lit défait, sa chute de reins plongeant dans un remous de draps chiffonnés. Je vois de trois quarts son dos nu, son visage tourné vers moi, le menton à demi caché par une épaule rehaussée. Ses bras sont repliés sur un oreiller qu’une main crispée serre sur son ventre. Un genou émerge à peine et, sous le bras gauche, apparaît un début de rondeur du sein, comme un gage de volupté. Volupté à venir, accomplie, interrompue ? Son regard va droit dans mes yeux. L’attitude est en suspens : va-t-elle se recoucher ? Cacher, honteuse, son visage et sa nudité ? Va-t-elle se dresser fièrement et quitter la pièce, m’assénant, comme un coup, la perfection d’une fesse ferme, l’élégance d’une jambe longue et fuselée ?

    Sous le soleil déjà agressif, la toile brille et le cadre doré éblouit mes yeux aux paupières gonflées par les larmes. Je me lève pour fermer à demi les volets. A présent je vois mieux son regard. Ses yeux noirs disent clairement : " Et bien, quoi ? As-tu fini de m’examiner ? Je suis sur le mur de ta chambre, et c’est normal puisque c’est Lui qui l’a voulu. "

    Depuis des années, j’ai ce tableau sous les yeux. Le jour où mon homme l’a accroché, je l’ai trouvé très réussi, d’un érotisme modéré, latent, pudique. Reconnaissant son habileté à tout suggérer en finesse et, sans doute obnubilée par son talent, je ne me suis posé aucune question sur l’intrusion de cette inconnue dans notre vie intime. Il me semble, toutefois, m’être étonnée de ne pas reconnaître ce modèle, alors qu’ils m’étaient tous présentés, et il m’avait répondu : " Je n’ai jamais rencontré cette femme, je l’ai peinte d’après une photo de magazine. "

    Je la regarde encore et la trouve très belle. Saine méridionale à la peau pain d’épices. Une inconnue, d’après photo ? Pourquoi pas ? Il disait : " Si je n’ai pas de modèle, si je veux imaginer, je n’obtiens pas la vérité. " Je ne peux lâcher le regard de cette fille qui, selon mes pensées, change d’expression. Il reflète à présent l’évidence : " Ne sais-tu pas qu’un peintre peut très bien faire un tableau ailleurs que dans son atelier ? " Touché. Ah ! La garce ! Pour obtenir la vérité, que ne ferait-on pas ? " Viens donc chez moi, chéri, tu pourras me croquer en situation " – au sens propre et au figuré. La douleur que je ressens, empreinte de colère et d’humiliation, vient s’ajouter à celle, profonde, à la fois sauvage et soumise, du cimetière. Pourquoi, mais pourquoi n’y ai-je jamais pensé ? Je ressens une jalousie de jeune épouse. Est-ce possible ? Je dois savoir.

     

    Je me prépare rapidement et je sors. Mes lunettes noires gomment au jour sa gaîté et aux passants mon désarroi. Vite. Je dois trouver un indice. Voici l’immeuble. Je gravis péniblement les quatre étages, qui ne conviennent plus à mon âge, cramponnée à la rampe.

    Essoufflée, j’ouvre l’atelier, fidèle à l’image qu’il m’a toujours donnée, une grande pièce ensoleillée où semble se cultiver un négligé savant. Tout est comme toujours : les palettes, les pinceaux, à portée de main sur la table encombrée de tubes et de flacons ; sur le chevalet, une silhouette à peine ébauchée ; sur le fauteuil à bascule, négligemment jeté, l’immense châle laineux dont s’enveloppaient les filles entre les séances de pose ; sur le guéridon, près d’une fenêtre, le coin café. Les odeurs sont les mêmes : mélange d’arabica, de toile de jute et d’huile de lin. Ici, tout semble attendre le maître. Je ressens plus cruellement tout à coup le caractère définitif de son absence, tant je suis saisie par l’impression de vie qu’exhale ce lieu déserté. Je voudrais ne pas pleurer mais mes joues sont trempées. " Allons, courage. "

    Je m’essuie, renifle, me mouche, et commence à retourner les toiles posées le long des murs. Plusieurs portraits, des nus, mais ces œuvres sont récentes. Pas la moindre ressemblance avec cette nymphe émue qui partage notre chambre depuis tant d’années. Sur les étagères, des revues, des classeurs, que j’épluche un à un. Rien de compromettant. Le visage de cette fille hante mon esprit. L’acuité de son regard, devenu triomphant, me transperce : " Pourquoi te donner tant de mal ? Ici, tu ne trouveras rien. " L’arrogance de cette jeunette aiguillonne ma ténacité. Il me reste à " visiter " ce petit meuble. Je renverse un à un les tiroirs sur le sol, et sous un tas d’objets hétéroclites où se côtoient tubes efflanqués, morceaux de pastels et autres crayons trop usés, j’entrevois un bristol jauni, apparemment très ancien.

    Une chiquenaude pour le dépoussiérer et je saisis mes lunettes : Mademoiselle Catherine Lavenel, 17 Rue Franklin, Béziers, Tél : 28 28 19. Mon cœur se met à cogner. Je retourne la carte aux bords adoucis par l’usure. Jeudi 14 h si tu veux, Cat. L’encre violette a pâli. Je me sens pâlir aussi, mais je ne pleure plus.

    C’est elle, je le sens, j’en suis sûre. Ce prénom qui lui va si bien, cette écriture ronde bien affirmée, Jeudi 14 h si tu veux, Cat : le tutoiement, l’assurance de la fille de vingt ans qui propose, sûre de son audace… Oh ! Son air de mijaurée affolée sur le bord d’un lit ne me trompe pas, moi. Aujourd’hui ce tableau m’appartient, mais je ne veux pas d’un tel héritage : " Ton portrait ne t’a jamais été remis ? Et bien je vais me charger de la livraison. Et nous verrons si tu fais toujours la fière ! "

     

    Je quitte l’atelier comme une voleuse et je rentre à la maison. Je traverse la cuisine, prends au passage un couteau pointu, grimpe à la chambre, me précipite sur l’infâme nu que je transperce et lacère à grands coups rageurs. Je le sors de son cadre, l’enveloppe avec du papier kraft. Je l’emballe avec soin et, en appliquant un peu partout des bouts de scotch, je me fais l’effet de vouloir panser ses blessures. Je m’en veux aussitôt d’avoir eu cette impression fugitive. Pour garder ma motivation intacte, je me répète sans cesse : " Ah ! Tu vas voir ! Tu vas voir ! "

    Mon paquet sous le bras, je file rue Franklin. La vieille dame du rez-de-chaussée a bien connu une Catherine Lavenel : " Elle est restée quelques temps dans l’immeuble, ensuite elle est partie avec un monsieur distingué, dans la grande maison blanche, au bout de l’avenue Wilson."

    Je remercie et cours à l’adresse indiquée. Le papier d’emballage se colle à la sueur de mon bras nu. Demeure bourgeoise, impressionnante, avec perron et double escalier à balustres reposant sur un jardinet à l’Anglaise : " Mademoiselle Lavenel ? C’est cette belle fille qui vivait ici avec Monsieur Anselme ? " " Oui madame. Ils ne sont plus là ? " " Oh ! Mon Dieu non. Quand nous avons acheté cette maison à Monsieur Anselme, nous avons appris qu’il la vendait pour partir à Lima, noyer son chagrin dans les eaux du Pacifique, sa belle brune s’étant amourachée d’un …Enfin !

    Elle est revenue me voir peu après leur départ, pour me demander de faire suivre son courrier Rue Victor Hugo, à l’hôtel, l’hôtel…Ah ! Pardonnez-moi, j’ai oublié le nom de l’hôtel. Il y a si longtemps… " " Merci madame. "

    Je repars au pas cadencé. Béziers est une ville perchée. Je maudis ces rues pentues. Je transpire beaucoup. J’ai la gorge asséchée. Pas le temps de m’arrêter dans un bistrot. Par bonheur, la Rue Victor Hugo est courte. Je la parcours en vitesse et ne vois qu’un hôtel. Après quelques réticences et à voix basse, le gérant me confie : " Le compagnon de Cat a été liquidé par un malfrat il y a deux ans à peine par la bande qu’on appelait " Les dealers de la côte. " C’est à Valras qu’il s’est fait descendre. " " C’est bien triste, mais qu’est devenue Cat ? " " Elle s’est réfugiée à la maison Les Pinsonnets, la pauvrette ! " Je me fais donner l’adresse et je repars, péniblement.

    Il fait moins chaud, le soleil descend doucement. Quelle journée ! Je me dis : et si cette Lavenel n’était pas celle du tableau ? Et si le bristol à l’encre violette n’était pas destiné à mon mari ? Avec la fatigue s’insinue le doute, mais pour savoir, il faut aller jusqu’au bout. Je sens bouillonner en moi une sensation revancharde que je ne cherche pas à maîtriser. Je recherche la sensation du couteau dans ma main, je revois ce nu déchiré… Oui, il faut aller jusqu’au bout. Je veux me débarrasser de cette toile au plus vite, et je tiens surtout à voir, en chair et en os, l’objet du délit.

     

    On est à présent entre chien et loup.

     

    Je marche encore. Enfin, une plaque sur un mur  : Les Pinsonnets - Maison de retraite. J’entre et demande à voir Catherine Lavenel. Une femme me conduit, sans un mot et sans grâce, jusqu’à une chambre qu’un éclairage fade isole du reste du monde, à cette heure crépusculaire.

     

    Elle est assise au bord du lit. Je la vois de trois quarts dos. Au bruit de la porte elle a tourné la tête vers moi, le menton à demi caché par son épaule rehaussée. Sa main amaigrie, aux veines gonflées, caresse le tissu de sa jupe, machinalement. Sous les cheveux gris, sommairement relevés, je reconnais nettement – oh, oui, je reconnais bien – le front, à présent ridé, l’ovale du visage, alourdi, la forme du nez et des yeux… mais le regard est doux, si doux et si triste !

     

    Subitement, toute haine bue, une grande honte m’envahit. Je m’agrippe à mon paquet d’une main, de l’autre je cherche la porte, à reculons, sans la quitter des yeux :

     

    " Excusez-moi, madame…Excusez-moi…C’est une erreur. "


  • Commentaires

    1
    Mercredi 6 Octobre 2010 à 08:08

    "toute haine bue": voilà qui résume bien le chagrin de la narratrice... Il est des plaies qui ne se referment jamais....

    2
    Mercredi 6 Octobre 2010 à 22:15

    Magnifique. Un texte dans lequel on a du mal à pénétrer, qui nous fait naviguer dans un clair-obscur, qui suit le précepte de Verlaine dans lequel l'imprécis au précis se joint et qui finalement calque le thème entre chien et loup. Et tout à coup tout s'accélère dans une quête revancharde qui tient en haleine. Et puis la chute : le loup n'a plus de dent. Magnifique.

    Merci, Andrée

    .

    3
    Annick Demouzon
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Du suspense et, pour finir, de l'émotion.

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    4
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:22

    Je me souviens avoir été touchée par cette nouvelle

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