• Clin d'oeil

     

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

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    L’entretien est terminé. L’heure est passée. Le silence craque de tous les côtés. L’espace se rapetisse. Lise est défaite. Son visage est blême, tout juste traversé par deux yeux noirs apeurés. Cela dure dix ou douze secondes puis d’un coup des couleurs reviennent. Repoussent l’idée de terminaison. Lise se lève, va et vient sur les trois pas que compte le bureau. Se parle à voix basse et ri nerveusement. Elle s’imbibe de mots qui commentent, de mots qui expliquent, de mots qui disent fiançailles, félicité, fortune, de mots qui implorent, qui embrouillent, qui la ravissent. Elle se rassoit pleine d’espoir et feint d’ignorer que l’entretien est terminé. Sa langue est encore sèche. Ses lèvres font un vilain rictus. Elle s’aperçoit qu’elle a dû crier, supplier, jurer. Un peu trop.

    Elle s’excuse. Dit qu’elle est une petite fille. Une sotte petite fille insupportable. Elle dit ça me serre tellement là, dedans. L’œil est exorbité. La respiration spasmodique. Elle dit les jambes ne me tiennent plus et sort du bureau en claudiquant. Elle s’arrête deux pas plus loin, se retourne, son œil se fait plus rond et dit vous savez bien Monsieur Martini que je ne peux pas faire autrement. Elle imagine que je suis attristé et veut croire qu’elle a encore un peu de temps. Elle essuie ses larmes, renifle un grand coup, esquisse un pâle sourire, revient sur le pas et demande en grattant furtivement la porte si je m’intéresserais autant à elle si elle n’était pas si folle. Elle répond aussitôt que je ne n’ai certainement pas encore pensé à cet aspect des choses et que c’est bien sûr pour cela que je désire en savoir toujours davantage sur ce qui la fait tourbillonner.

    Elle réclame une dernière chance. L’habitude. Elle précise, juste une dernière Monsieur Martini ! Ses yeux se figent dans les miens, ses lèvres se mouillent et sa gorge gargouille, elle passe et repasse ses doigts dans ses cheveux collés, puis elle crie juste une dernière ! pas une autre Monsieur Martini, une dernière ! Peut-être ai-je dit c’est assez maintenant. Peut-être n’ai-je fait qu’un vague signe. Ou incliné la tête. Peut-être rien de tout cela. Elle refait deux pas dans le couloir, trois, quatre. Elle s’arrête. Revient encore. Tord son corps lourd, affecte une douleur effroyable… Eh, vous écoutez toujours Monsieur Martini ?

    Elle tremble de toutes ses forces pour dire si seulement nous étions toujours ensemble avec Francis. Elle se frotte les yeux et voudrait que des sanglots lui viennent. Mais les larmes se dérobent. Elle crie tout cela c’est de la faute de cette fille, comme si c’était elle qui l’aimait, comme si elle avait le droit d’être sa fiancée. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas me prendre ma vie. Francis est l’homme de ma vie. Et moi je veux vivre. Je veux aller à un rendez-vous d’amour avec lui. Là, maintenant, tout de suite. C’est une chose que rien ne pourra empêcher. Et ne me criez pas après, Monsieur Martini ! Vous ne savez pas. Vous ne savez rien. Et ne me dites pas, comment ça ? J’ai vu ses yeux s’approcher de ma bouche. J’ai vu ses lèvres réclamer ma compagnie. J’ai vu ses mains s’agripper aux battements de mon cœur. J’ai vu toutes ces choses en lui qui veulent de moi. Bientôt, ce soir peut-être, il me prendra la main, il me la prendra de toutes ses forces. Il me prendra moi … moi !

    Elle étouffe un cri et demande si elle est belle à regarder. Elle virevolte, saute, trébuche, se cogne la tête, finit par se rasseoir en se mordillant les doigts. Elle reprend, et cette garce qu’est-ce qu’elle va faire encore ? Qu’est-ce qu’elle va aller inventer pour me le prendre ? Me prendre ma vie. Mais c’est à moi qu’il a offert une cigarette et donné du feu. C’est à moi qu’il a fait de l’œil. Tout de suite il a voulu que je sache qu’il était parfaitement heureux. Il était éblouissant. C’est à moi que cela est arrivé Monsieur Martini. Maintenant c’est fait. Moi et lui. Moi et Francis. Vous avez entendu Monsieur Martini, j'ai dit moi et Francis. J'ai bien le droit de dire moi et Francis n'est-ce pas ?

    Ses yeux s'irritent et s'épuisent à dire son serment d’amour. La douleur l'emplit et donne à son corps une vigueur menaçante. Elle veut qu’il surgisse, qu’il la prenne, qu’il jaillisse en elle. Qu’elle soit enfin délivrée du mal. N’être que de son côté. Toujours au même endroit. Dedans. Ressentir l’étouffement. L’arrêt de toute autre chose que son amour.

    L’entretien est terminé. Elle dit c’est idiot. Je suis une petite idiote. Je sais ce que font les mots d’amour et vous, vous voulez que je me taise, que je retourne en arrière, que je reste petite mais je ne veux plus d’enfance Monsieur Martini, je ne veux pas de cette adolescence qui me ratatine. Je suis bien assez grande comme cela. Ah, comme je voudrais qu’il soit là et que je devine sur sa figure qu’il en a fini avec l’autre !

    Elle dit vouloir plus de temps encore. Pour écouter son martyre, entendre ses gémissements. Les mots s’entrechoquent. N’arrivent plus à la fin d’une phrase. Se dévorent entre eux. Les observations de Lise. Les commentaires de Lise. Les précisions de Lise. Ses intentions, ses supputations, ses suppliques, ses sommations. Et ses remerciements. Ses mille remerciements quand sur un tout petit clignement d’œil, elle se répand en bonheur. Jusqu’à la suffocation.

    L’entretien est terminé. Lise est sortie. Elle fait les cent pas dans le couloir en récitant des mots d’amour. Elle sourit au souvenir d’un aimable regard croisé le matin de ses quatorze ans.

    Elle a toujours un peu de fièvre depuis. Mais son état général n’empire pas.


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