• Charbons ardents (2/2)

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    Une nouvelle de Patrick Essel


    Pendant dix sept ans je n’ai jamais rien fait pour me rappeler. Je n’aime pas les souvenirs. Même quand je n’arrive pas à dormir, j’évite de me raconter des histoires. Les souvenirs les plus lointains sont les pires. Cela ne ressemble plus à rien : visages embarrassés, voix hésitantes, odeurs trompeuses, phrases énigmatiques, comment peut-on appeler ça mémoire ? Ce ne sont que de pauvres miettes, des flétrissures, des parasites ou alors des mauvaises pensées.

    C’est cette fouineuse d’Angéla qui a eu l’idée de me faire revenir sur les traces de mon passé. Je ne sais pas comment elle a eut vent de mes démêlés avec ma femme mais cette voyante a débarqué un jour à mon bureau sans que je ne puisse rien empêcher.

    - Personne n’aime baigner dans le jus, a-t-elle prétexté, et encore moins un homme marié, mais rassurez-vous, j’ai très certainement la solution.

    Elle a tout de suite sorti de son sac les tarots, les osselets, les coquilles d’œufs, les marcs, les fioles et quelques poils de bête d'un autre âge, bref tout l’attirail de l’exorciste. J’ai fait la mine de l’homme sceptique et me suis mis à regarder longuement la pointe de mes chaussures en marmonnant des âneries sur les marabouts.

    Je ne sais pas comment elle s’y est prise pour me prendre les mains mais je n’ai rien dit et j’ai très vite compris. Elle connaît l’enfer comme personne.

    - Du sable s’écoulait lentement entre ses cuisses, s’insinuant entre les poils dorés, elle était prête, pleine de sel, de mousse et de remous... a t-elle commencé à raconter, comme si elle y était.

    - Elle prend votre main, vos yeux tourbillonnent, vos viscères vous étranglent, vous criez d’une voix sèche mais elle ne vous entend pas ; ses lèvres sont gonflées, elle s’étire, elle vous attire, elle soupire, elle s’épanche, elle s’entrouvre... vos doigts s’engluent dans une mousse amère...

    - Non ! C’est faux ! Il n’y a jamais rien eu de tout cela ! Qu’est-ce qui vous fait penser que ces révélations me concernent ? J’ai en moi tellement de sales histoires qui ne m’appartiennent pas. Et qu’est-ce que tous ces suintements ont à voir avec mes pannes d’aujourd’hui ? 

    - Je n’invente rien, affirme-t-elle après chaque investigation, tout ce que je vous rapporte m’a été révélé ; dans cette affaire, il n’y a que vous et l’autre fille, celle de la plage, celle que vous avez repoussée, celle qui est aujourd’hui avec le gynécologue ; lui aussi, il la déçoit, mais allez savoir pourquoi, c’est sur vous qu’elle se venge. Je peux même vous donner tous les détails de l’envoûtement, souffle-t-elle pour finir de m'ensorceler.

    C’est vrai qu’elle n’invente rien. Elle me guide maintenant depuis près d’un an. Dieu merci, elle sait parfaitement voir dans les ténèbres et connaît ce qui est bon pour moi. Elle veille avec miséricorde sur mes souvenirs les plus turbulents et me dit de ne pas m’en faire et d’aller de l’avant. Seulement il y a des jours où je sens que les choses vont mal tourner et que quelqu’un va y laisser sa peau. Alors la peur me reprend. Peur de ce sang ivre qui coule dans mes veines, peur de ces douleurs subites qui surgissent les soirs d’amour, peur de ne plus être capable d’entreprendre.

    Les jours passent et rien ne s’arrange. J’ai attrapé une espèce de fièvre qui me brûle les intestins. Angéla ne me donne aucun remède, au contraire, elle attise les braises, elle me pousse même à me jeter tout entier dans le feu ; je lui répète que ça va mal finir, mais ça, elle ne veut pas l’entendre. Personne ne veut rien entendre de mes avertissements. Pas même ma femme. Elle, les envoûtements ça la fait rire. De toutes façons, ma femme est trop ardente pour comprendre des choses comme ça. Elle, il n’y a que l’amour qui l’intéresse. L’amour qui remplit l’espace du sexe, de son sexe. Elle ne voit pas ce qui est ailleurs comme le cœur ou l’âme. Tout ce qui n’est pas du côté de son exubérante toison n’existe pas. Elle ne sait que bourdonner et haleter, du matin au soir. Et depuis qu’Angéla s’occupe de mon affaire, c’est pire encore : d’un côté, elle est complètement remontée contre moi m’accusant de toutes sortes de méfaits et de l’autre, elle exige ma totale coopération à une multitude de jeux absolument éprouvants qu'elle va chercher dieu sait où. C’est une boulimique, une goulue, une vorace, une exaltée, oui voilà ce qu’elle est : une exaltée. Je voudrais bien la voir Angéla avec une femme qui veut tout l’amour du monde.

    Quand elle en a fini avec moi, elle n’ouvre la bouche que pour me parler de son amant, un administrateur des eaux et forets qu’elle a du rencontrer dans un bar, un type plutôt fier avec du rose aux joues et une carrure de bûcheron. " Tu vois, me dit-elle, lui et moi on se comprend, il ne fait pas ça en vitesse et puis surtout, il y met de l’entrain.". Je ne suis pas jaloux, il a l’air de connaître son affaire. Mais tout de même ! Il débarque à la maison à n’importe quelle heure et ni une ni deux, sans un salut, sans même m’adresser un regard, il empoigne ma femme et l’entraîne sans ménagement dans notre chambre. A les entendre, je suis sûr qu’il la piétine et qu’il la déchire, parfois elle braille comme une damnée. C’est terrifiant. Chaque jour c’est la même chose et quand il s’en va, je me précipite au pied du lit et je m’agenouille, elle me colle alors le visage contre son ventre humide et c’est moi qui sanglote et qui lui demande pardon. Mais cela ne sert à rien, elle ne m’écoute même pas, elle en veut encore, encore, encore. Quoique je fasse, elle me trouve toujours trop tendre, il y a même des jours où elle juge que je ne vaux plus rien :

    - T’étais pas comme ça avant, si tu ne t’arranges pas, je pars avec lui, jure-t-elle en fixant la porte. Pourtant, je fais exactement comme me dit Angéla, je me fouette les sang plusieurs fois par jour et je me badigeonne de ses décoctions juste avant d’aller vers elle. Bien sûr, je sens monter en moi une formidable force, une vraie ferveur. Mais à quoi bon ! Elle me presse toujours plus et ses lubies deviennent épouvantables. Quoi que je fasse c’est toujours autre chose qu’elle attend :

    - Viens ! Viens par là ! Oui, par là mon chéri ! Je veux que tu m’engloutisses ! Non, attends ! Attends ! Attends, je te dis ! Ah, je suis trop bonne avec toi. Je t’ai expliqué cent fois comment il faut t’y prendre ! Tu ne comprends donc rien aux besoins des femmes ? Allez viens maintenant, viens, donne-moi ce que je veux ! Oui ! Oui ! Non, attends ! Mais attends ! Ah, ce que tu peux être bête des fois !

    Plus rien n’existe que ces mots insensés. Plus rien n’est sacré. De quel souvenir faut-il puiser ses convictions pour échapper au mauvais œil ? J’en veux à cette sorcière d’Alice qui ne m’a pas oublié. Et même à Angéla qui s’entête à explorer les trous noirs de mon existence :

    - C’est elle qui vous fait du mal, c’est elle qui gît dans les méandres de votre femme, répète-t-elle inlassablement.

    Elle me fait trop de confidences, ses lumières me sont d’un secours trop pesant. Mais quand elle me prend la main tout renaît si brutalement. La mer se faufilant. Les ombres flottantes. La communion interrompue. Ma vie est toute entière retournée vers Alice. J’ai honte pour ma femme ; je ne devrais pas l’embêter avec ces fichues histoires. J’ai honte de tout. De tout ce qui est en moi. Mais comment pourrais-je oublier maintenant que je sais que cette fille me regarde tous les jours en train de mourir, de disparaître du monde, tous les jours, encore et encore, à petits feux. Et tous les jours je me dis pourquoi ? Pourquoi n’irais-je pas moi aussi au bout du mal, au bout du maléfice ? Tout devrait pouvoir s’effacer. Tout.

    Il y a ce feu qui brûle tout au fond de moi. Un brasier que plus rien ne peut éteindre.

    J’entends à nouveau cette voix en haut de la falaise...

    Viens, viens défaire mon corps

    Ecorche-moi, fouille-moi

    Jusqu’au bout, jusqu’au fond
    Que je sois à feu et à sang !

    J’ai renvoyé Angéla. Je suis devenu un homme d’errance. Certains jours, il m’arrive de ne plus savoir qui je suis ni ce que je fais. 

    20 mars 1991, Alice est morte ; je ne voulais pas la tuer, juste lui infliger une blessure, une marque sur son visage, qu’elle soit regardée par son mari comme moi je suis regardé par ma femme...

  • Commentaires

    1
    Mardi 12 Juin 2007 à 21:18
    je suis sans voix
    errance dans nos méandres
    2
    Jeudi 14 Juin 2007 à 00:20
    Pas simple d'être un homme...surtout ensorcelé.

    ZZR, ok, heure d'aller se coucher.
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