• Charbons ardents (1/2)

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    Une nouvelle de Patrick Essel 

     

     

    20 mars 1991, l’épouse d’un gynécologue rentre chez elle quand, au sortir de l’ascenseur, une ombre l’asperge d’essence et déclenche un chalumeau...

    20 mars 1974. L’ambiance était presque parfaite. Un voyage aux Baléares, une escapade main dans la main au fond d’une crique avec une fille facile, à peine plus âgée que lui ; le soir tombait mollement...

    Du haut de la falaise une voix sensuelle chantonnait:

    Tant d’accrocs

    Et si peu de regrets,

    Tant d’aiguilles

    Et si peu de chagrin,

    Tant de fils

    Et si peu d’amour...

    Il faisait presque aussi chaud qu’en juillet. Alice en avait profité pour déboutonner son chemisier et enlever sa jupe. Elle s’était étendue les bras en croix et avait laissé ses jambes se mouler paresseusement dans le sable. Il avait gardé chemise et pantalon et s’était agenouillé face à la mer, légèrement en retrait de façon à pouvoir l’observer sans aucune retenue, à goûter cette peau de printemps encore si pâle et à profiter de formes si débordantes.

    C’était un vrai bonheur de pétrir sa jupe, de laisser filer ses doigts entre le lainage et la fine doublure satinée. Alice le regardait faire en clignant des yeux, conquise par l’ombre de ses épaules ondulant sur son visage. Par moments elle souriait, et, comme si elle voyait clair en lui, elle laissait ouvertement son regard se perdre sur les vagues. Jamais il n’avait été aussi près d’une femme. Tout était beau. Tout. Il en était sûr : personne, nulle part au monde, ne l’avait jamais regardée comme lui en cet instant.

    Une demi-heure passa peut-être. Encouragée par la douce brûlure du couchant, Alice s’abandonna tout à fait au sable et au vent de mer. Animé des meilleures intentions, il décrocha alors ses yeux de son visage pour les laisser descendre discrètement vers son ventre, puis ses hanches et ses cuisses. Il aimait particulièrement le rose un peu vif de ses cuisses, l’odeur légèrement douceâtre de la peau. Ses mains commençaient à s’animer et il souffla un grand coup avant de laisser ses prunelles remonter vers le ventre ou plutôt le bas-ventre, du côté du petit bout d’étoffe froissé, légèrement au-delà de la ligne bleue gravée par l’élastique, jusqu’au point où il pouvait entrevoir quelque chose qu’il n’avait jamais vu, quelque chose qui ne se montrait jamais en plein jour. Et c’était comme un bouquet de ces herbes folles qui poussent sur les dunes : des touffes florissantes, longues et déliées, longues et bouclées, longues et brillantes, des touffes d’une incroyable vivacité que la brise marine gavée de sel ébouriffait, gonflait et décuplait aveuglément.

    Elle s’était légèrement déhanchée quand par inadvertance, il lui avait effleuré la paume de la main. Il ne voulait jurer de rien mais il avait bien cru entendre un petit cri, une sorte de soupir mais plus vif. En tous cas, elle n’avait pas protesté. Elle s’était juste pincé les lèvres et avait fermé les yeux tout de suite après. Il resta un moment sur le qui-vive puis tendit doucement l’oreille : sa respiration était profonde, gourmande, vivifiante, comme si elle attendait qu’il la touche encore. Il ne s’imaginait pas entrer comme ça si facilement dans ses bonnes grâces et il se redressa saisi d’un doute. Il fit semblant de regarder en direction de la corniche et resta un bon moment à se masser le cuir chevelu, l'air pensif. Alice se tortillait d’aise dans le sable et il eut l’impression qu’elle ne se rendait pas compte de la situation. Le ciel se chargeait d’embruns et il se demanda un instant, si un mauvais génie n’allait pas lui jouer un tour à sa manière. Il pensait à des choses simples, superficielles, presque bêtes, des couleurs, des odeurs, des contours, des plis, des replis, des entrelacements, il ne pensait pas à mal, juste à quelques petites choses toutes innocentes mais qui le faisaient frissonner jusqu’à en avoir la chair de poule. Il se disait que s’il venait à l’effleurer à nouveau, tout en bas cette fois, du côté la cheville, il entendrait peut-être un autre cri, peut-être même plusieurs, et puis peut-être aussi des bruissements, des chuintements, des résonances de toutes sortes, des choses à la fois gaies et brûlantes surtout s’il fixait son regard du côté du léger renflement près de l’élastique ; et si, si elle laissait aller les choses, alors oui, il pourrait voir à lui frôler le mollet, puis par petites touches circulaires atteindre le genou. Il savait qu’il lui serait difficile de s’aventurer au-delà du genou, après le genou c’était un autre monde, un monde de grâces et d’opulences disait-on, mais à condition d’y pénétrer avec tact et circonspection. Mais ça, c'était une autre affaire.

    - Nom de nom, murmura-t-il en s’attardant plus que de raison sur la partie la plus éclatante de son corps.

    Jusqu’où pouvait-il porter ses yeux sans qu’elle ne s’étonne de son audace ? Jusqu’où pouvait-il s’approcher pour se délecter de cette forte odeur de pourpre ? Il était sûr qu’en laissant son regard dériver au gré du vent, entre les généreux interstices, une amande pleine et moirée ne tarderait pas à apparaître et, s’il la frôlait encore un peu, un tout petit peu, à peine au-dessus du genou, là où la peau commence à devenir très fine, il était sûr qu’elle s’étirerait pleinement en poussant quelque petit cri insolite. Et qui sait si alors les derniers millimètres de coton ne viendraient pas à s’entortiller, le laissant face à un puits de roses dont les zébrures lui étreindraient le cœur. Tout. Tout était là, derrière cette magnifique pénombre.

    Et soudain, il eut peur que son rêve soit détruit. Plusieurs fois, Alice se passa la main sur le visage et dans les cheveux ; ses lèvres tressautaient à intervalles de plus en plus rapprochés, laissant apparaître par instants un bout de langue impatient. Quelque chose semblait l’avoir piquée au vif et on aurait dit que sa belle peau se fissurait. Il cherchait un mot rassurant à dire quand brusquement elle se tourna sur le ventre et lui attrapa la main : " Tu ne m’embrasses pas ? se plaignit-elle, allez viens ! Viens donc ! Mais attends, dis voir, ne me dit pas que c’est la première fois ? Oh, mon dieu, ce que tu peux être bête ! " Voilà qu’elle le houspillait comme le faisait sa mère quand il faisait les choses de travers. Une inquiétude terrible, déraisonnable, le gagna, trouant ses pensées et empêchant son corps d’agir. Le ciel et la mer se rejoignaient en une brume mousseuse. Par vagues successives, l’eau chargée d’écume et d’algues poisseuses emplissait leur îlot de sable. Des aigreurs lui mangeaient les entrailles. Il s’allongea à son tour sur le ventre, perpendiculairement à elle et enfonça ses mains dans le sable jusque sous ses hanches. Il serra les poings de toutes ses forces. Le sable était chaud et humide et il sentit l’amour filer entre ses jambes. Lentement, il se mit à ramper, à reculons, à reculons...

    En haut de la falaise la voix s’était faite plus langoureuse :

    Lune, demi-lune à honorer,

    pour une heure, pour une nuit,

    lune, lune, lune,

    pour toi mon ami, mon bon ami,

    je sais,

    oui, je sais que tu viendras à moi,

    je le sais.

    Lune, demi-lune...

     

    à suivre…


  • Commentaires

    1
    Dimanche 10 Juin 2007 à 19:17
    Tout cela s'accorde bien avec la température qui monte en ce mois de juin..Et le suspens du " à suivre", en plus!

    F6J...ci-gît la Femme?
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