• Carrefour d'étoiles 12

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    Françoise Bouchet, l’étoile du jour

    Professeur des écoles, je profite des vacances quand elles trainent en longueur (très rarement), que mes grands, grands enfants soient loin (toujours trop loin), pour écrire autre chose que des modèles d’écriture. J’écris essentiellement des nouvelles  depuis environ une dizaine d’années pour le plaisir des histoires. Je tente quelques concours, certains vainement, d’autres avec plus de bonheur, et glane parfois ces petites gloires éphémères qui donnent juste l’envie de continuer et provoquent de riches rencontres.

    Ma première passion reste d’apprendre à lire à mes élèves de CP. Je guette avec plaisir ce merveilleux moment où ils prennent conscience de leur capacité à déchiffrer et comprendre seul un titre ou une phrase. Savoir lire et écrire, c’est le début de la liberté.

    J’habite à la campagne, en Mayenne, département encore rural et qui j’espère le restera. La nature m’émerveille un peu plus chaque jour en ces lieux ancestraux où le temps prend parfois le temps de suspendre son vol.

     

     

    « Croix de bois, croix de fer »

     

     

    J’aime le lisse de ma joue droite. Le granuleux de ma gauche m’agace le bout des doigts, pourtant l’émotion déclenche immanquablement la démangeaison. Je ratisse avec frénésie les sillons biscornus et papuleux qui relient la base de mon nez à la jointure des mâchoires.

    Catherine rayonne, dans ses bras une immense boite au couvercle transparent. Quand elle incline le grand carton orné de mon prénom en lettres rose tendre, les yeux verts translucides se ferment mécaniquement. D’amples volants vichys bardés d’une ribambelle de rubans scintillants et rehaussés de dentelles assorties s’étalent en robe de star. Elle s’appelle Caroline, comme moi. J’enrage. Catherine, avec ses manières prétentieuses et ses habits ampoulés, vient de recevoir, grâce à un cahier de devoir de vacances, une sublime poupée. Pourtant, la meilleure élève, c’est moi ! Moi qui devrais en ce moment bercer le fabuleux jouet en narguant d’un rire idiot et triomphant toutes les autres filles de CE2. Je suis certaine que sa mère, la boulangère au tablier blanc gavé de fleurs brodées et au sourire toujours mièvre lui a soufflé toutes les bonnes réponses, peut-être même a rempli le livret à sa place! Oui, sûrement elle, la boulangère collet-monté, qui refuse d’une voix aigüe de nous donner le pain si  le carnet de dette dépasse les trois francs cinquante, et qui minaude niaisement, nous négligeant, chaque fois que la femme du notaire ou celle du docteur entrent acheter des gâteaux. La première de la classe, c’est « mézigue », comme dit Jean, pour preuve mon bulletin de notes qui affiche chaque fin de mois un opiniâtre  9,8/ 10. Les 0,2 manquant sont le fruit de mon côté souillon.

    Tout de suite après mon CP, j’avais intégré le groupe des élèves de deuxième année du cours élémentaire. J’étais la plus douée de la classe. En cet instant, la poupée aurait dû  se pâmer de bonheur dans mes bras. J’avais complété seule mon carnet de devoir de vacances, langue tirée pour mieux m’appliquer, provoquant une fois encore l’exaspération de  maman. Ebahie par les cadeaux féériques étalés sur la double page centrale, je l’avais méticuleusement revérifié pour ne laisser aucune faute fatale me trahir.

    Cette idiote ne comprend même pas comment fonctionne une addition avec retenue et cumule les mauvaises notes en orthographe. Madame Lechêne ne peut l’ignorer. Je bave d’envie en fixant les longs cheveux soyeux ondulés de Caroline maintenus par un bandeau rouge agrémenté d’un gros nœud en forme de cœur. D’accord,  mon travail de vacances n’a  pas dû être le plus propret. En bonne gauchère, j’ai encore un peu de mal à maitriser la hauteur de mes lettres. Malgré tous mes efforts pour en dompter la régularité, elles se tordent tels des asticots autour des lignes. Puis, même en nettoyant mon coin de table du mieux possible, des tâches de rillettes, des miettes de pain collantes ou des pattes de chat humides se sont souvent mêlées à l’encre bleue d’un bic rongé par mon intense réflexion. Mais l’essentiel reste la justesse de toutes mes réponses, non ? Tout bon ! J’en aurais mis ma main au feu. Enfin, c’est une expression, car lui je le crains un peu, mais j’aime bien jongler avec les expressions et laisser défiler les drôles d’images qu’elles créent dans ma tête.

    La maitresse arrêta la violence du geste  incontrôlé qui me labourait la joue. Elle m’ordonna de filer me laver les mains avec du savon. Je courus avec soulagement jusqu’au bac de fer blanc sous le fond du préau. Les larmes jusqu’alors retenues, s’échappèrent pour confluer en ruisselets autour des éclats noirs de l’émail abimé et se noyer dans les borborygmes de l’eau du robinet. Le sel de la jalousie me brûlait la pommette droite. Quand Jean  me cueillit ce soir-là sous le porche de l’école, les motifs de mon amertume jaillirent en hoquets désordonnés. Il caressa affectueusement ma joue droite et en gomma les perles de chagrin. Il est le seul à savoir le faire ainsi.

    Il nous fallait  remonter la ville à pied pour atteindre la fermette que nous habitions avec maman. Je n’ai jamais connu mon père. Il a été tué quelques mois avant ma naissance, juste au bout de notre chemin alors qu’il partait en mobylette chercher des médicaments pour maman, fauché  par un camion. C’est du moins ce que mon frère m’a raconté, car maman ne l’a  jamais dit. Elle parle peu, juste pour rouspéter. Sur la photo noir et blanc, plantée sur la cheminée dans un cadre doré, il semble captivé par le plafond. Impossible de croiser son regard. Je le trouve pas mal. Jean lui ressemble un peu, mais  en bien plus beau avec ses quinze ans. Ma main dans la sienne, les trois kilomètres à pied me paraissent toujours trop courts.

    Je sens au travers des moqueries de cour que je ne suis pas très jolie. Parfois, les autres me demandent en gloussant d’une façon empruntée pourquoi je suis comme ça ; alors glissée dans les plumes du  vilain petit canard d’Andersen, je m’éloigne. Je ne m’observe que rarement dans le miroir cassé en deux. Il faut que je me hisse sur un tabouret, puis que je plie un peu les genoux pour être sure d’ajuster la totalité de mon minois dans le rectangle de plastique jaune suspendu au-dessus de l’évier pour savoir. J’oublie vite mes bribes de reflet saisis par cette gymnastique, j’ai bien autre chose à penser. Je préfère lire et compter.  Le matin, quand Jean me coiffe, il m’assure que je suis belle. Jean dit toujours la vérité : « croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !», une main sur le cœur, l’autre loyalement tendue vers moi. Ca me suffit.

    Ce soir-là, en passant devant le champ du père Cornu où  la paille a été étalée pour les vaches, Jean sauta d’un bond par-dessus la barrière, puis il me hissa à bout de bras dans le pré, faut dire que je suis un poids plume. Ses mains adroites commencèrent à rassembler, plier, égaliser, couper, diviser, aplatir, tresser les brins de paille jaune or. Fascinée par l’effervescence de ses doigts, je voyais les épis se tordre, s’entrelacer, se nouer entre eux ou à l’aide de morceaux de ficelle de lieuse glanés le long de la haie.  Il naquit de son bricolage impromptu, face à mon émerveillement jubilatoire,  une poupée de paille haute d’une  quarantaine de centimètres. Puis, il en fit  une deuxième moitié plus petite pour que la première ne soit pas seule. Il me les tendit en jurant « croix de bois, croix de fer » que dès qu’il gagnerait de l’argent, il m’en achèterait une vraie, bien plus grande et plus belle que celle de Catherine. A cet instant, la poupée de Catherine ne m’importait plus, car je n’avais d’yeux que pour les deux figurines de paille. Je les coinçai entre ma blouse et mon manteau auquel manquaient bien à propos deux boutons. Maman  ne réparait jamais  mes affaires. Mémé  s’en occupait quand nous allions lui rendre visite, Jean et moi, en vélo le dimanche. Mais, il fallait pédaler une dizaine de kilomètres. J’enviais mes camarades dont les parents possédaient une voiture. Jean disait qu’il en conduirait une dès qu’il aurait l’âge. On pourrait alors aller voir mémé plus souvent, « croix de bois, croix de fer ».

    En arrivant à la maison, nous embrassions maman, souvent assise au bout de la table. Elle nous marmonnait quelques mots, se levait parfois pour tenter de ranger ce qui trainait encore de restes de repas sur la toile cirée.  Jean rallumait le feu de la cheminée par temps  froid, puis m’installait devant un en-cas de pain et de confiture, accompagné d’un grand verre de  lait. J’avais interdiction de m’approcher trop près des flammes et recommandation  superflue de bien faire mes leçons. Lui filait s’occuper des cinq vaches et nourrir les cochons et les volailles, négligeant ses devoirs de collège. Il n’avait pas de très bonnes notes et  disait que de toute façon, dans deux ans, il resterait à la ferme. Moi j’affectionnais l’école. J’avais la chance que la maitresse, madame Lechêne me prête plein de livres qui, même «  vieux comme Mathusalem », me transportaient loin de mon quotidien. Après le goûter, j’ouvrais mes livres  et mon cahier du soir entre le pot de confiture, la bouteille de vin ou de cidre de maman, le reste de pain, tout en chassant les mouches qui faisaient bombance des miettes. Consciencieuse, je rabâchais à voix haute ma lecture du jour, cherchant le ton juste. J’apprenais mon orthographe, et effectuais sans soucis les quelques opérations  rituelles. Parfois, je  tentais d’aider ma mère à ranger ou cuisiner. Elle pestait alors de me voir encore dans ses jambes. Je crois que j’avais un peu renoncé à une quelconque approbation de sa part. Je guettais par la fenêtre les allers et retours de Jean, répondant à toutes ses mimiques complices. Il passait régulièrement la tête par la porte pour surveiller si tout allait bien.  L’amour de ma mère m’était égal. Jean me couvait et ça me comblait.

    Ce soir-là,  la tartine goulument avalée, je m’empressai d’habiller les deux poupées, oubliant mes leçons. Avec des vieux boutons dépareillés et un reste de laine rouge, je  leur confectionnai  des yeux ainsi qu’une bouche tordue en sourire crispé. Je les trouvai très belles et achevai leur toilette de quelques gouttes d’eau de Cologne à la lavande de Jean. La grande se prénomma « Isabelle » comme une des ainées de CM qui drainait derrière elles une cour royale d’adoratrices. Sa prestance me fascinait. J’étais petite, maigrichonne et sûrement bien peu attrayante noyée dans des vêtements de récupération informes, des fripes dont les voisines se débarrassaient charitablement. Je baptisai l’autre Véronique, comme Véro, ma seule vraie amie de l’école. Certains chuchotaient qu’elle avait des poux. Moi, je n’ai jamais rien vu dans ses beaux cheveux frisés, les miens étaient désespérément raides et gras. Je ne savais même pas à quoi ressemblait un pou.

    Depuis, tous les soirs, mes devoirs terminés, je m’installais avec mes deux poupées de paille sur une  vieille couverture près du foyer de la cheminée où je jouais des heures entières.  Jean me rapportait régulièrement des nouveaux trésors: un bout de dentelle, un chapeau de jonc, des boutons trouvés sur la cour du collège, des élastiques à cheveux…Maman  pestait maintenant de me voir m’amuser au lieu de l’aider. Quoi que je fasse, elle maugréait tout le temps.

    Un soir de décembre, peu avant les vacances de Noël, une dispute éclata, ce n’était pas la première fois que Véronique et Isabelle se chamaillaient. Enfin, mes deux poupées, je veux dire, pas les vraies filles de l’école. J’alternais les voix. Celle aigüe de Véronique vitupérait, en réponse, la plus grave de la grande Isabelle grondait plus fort. Le motif devait être bien futile car même maintenant, avec un effort, je ne me souviens plus pourquoi. Maman me prévint que mon vacarme la fatiguait et lui donnait mal à la tête. Docile, Je m’empressai de faire  baisser le ton aux deux protagonistes. Mais la trêve fut de courte durée, elles ne purent se mettre d’accord que pour  échapper à mon autorité et se quereller de plus belle. Elles s’entrechoquaient, s’égosillant autant que deux poules pondeuses contrariées. Je ne vis pas s’amplifier l’impatience et la colère maternelle. A la minute où Jean rentrait, revenant de la traite, maman, très irritée,  m’arracha Véronique des mains. D’un geste brusque, elle la jeta dans l’âtre, vociférant contre « cette sale mioche désobéissante ». Désemparée,  le souffle suspendu, je ne pus que suivre des yeux la trajectoire de la poupée. Elle échoua sur les braises rouges. Jean se précipita, s’empara des pincettes de fer. Tandis qu’il allait saisir la figurine fumante pour l’arracher à une terrible destinée, elle s’embrasa d’un coup. La boule de feu crépita. Je me mis à hurler, terrorisée. Maman, hystérique, s’approcha de moi, main levée, je m’époumonai  plus encore,  Jean retourna l’objet de fer vers elle, et frappa.

    Je me souviens de la valise qu’il remplit hâtivement et ficela après y avoir glissé la photo de papa, cependant que je pleurais d’incompréhension. Hissée sur le porte-bagages de son vélo, la mallette sur les genoux, j’entendais le bruit sourd de mon cœur accompagnant la dynamo contre la roue. Coincée dans mon manteau, la survivante me piquait au travers du pull.  Je  me pliai le plus possible pour me protéger du froid et collai ma tête contre les reins de Jean. Je percevais son tracas et sa peine au travers des secousses. J’avais envie de lui crier que ce n’était pas si grave, que je préférais la poupée Isabelle. Je me tus, au diapason de son affliction. Il me déposa chez grand-mère, me fit promettre d’être très sage et de ne pas pleurer. Il m’embrassa très fort. Si je respectais ma parole, il reviendrait  même si c’était dans « un peu longtemps », « croix de bois, croix de fer !». Puis, il disparut dans la nuit glacée.

    J’ai vécu mes années d’adolescence avec mémé. Elle me raconta pourquoi la disgrâce avait envahi mon visage. Quand j’avais 18 mois, j’étais tombée de ma chaise de bébé, la joue gauche sur les braises brûlantes. Maman avait négligé de m’attacher. Le temps que Jean, alors âgé de huit ans, me relève, la peau avait fondu. J’allais à l’hôpital, mais il n’y avait pas de chirurgie réparatrice. La peau s’est refaite comme elle pouvait, me donnant à cet endroit, l’aspect d’une vieille pomme ridée.

    J’ai attendu Jean, sans verser de larmes malgré le poids de l’absence. J’ai lutté, même quand  j’avais le cœur gros, pleurant les mots dans un cahier d’école pour tenir ma promesse. Je suis devenue bibliothécaire, cantonnée aux archives, dans un sous-sol, loin du regard des autres. Le contact des livres m’apaise.

    Hier, Jean est revenu, « croix de bois, croix de fer ». Maintenant, il ressemble vraiment à la photo de papa que j’ai posée près de la poupée de paille sur le manteau de la cheminée. Nous nous sommes embrassés longuement, puis il m’a mis dans les bras une immense boite en carton, son premier achat d’homme libre, payé avec son pécule de prisonnier. Dedans, une immense poupée me sourit en fermant les yeux, une poupée vêtue d’une robe rose pleine de volants, de dentelles et de rubans irisés.

     


  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    touchante histoire d'une petite fille confrontée à l'injustice de la vie...

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    2
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    Quel magnifique hymne d'amour à l'école et aux enfants qui la fréquentent ! Avec les détails qui "font vrais", soigneusement observés par une enseignante visiblement passionnée.

    Très beau texte, Françoise !

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