• Carrefour d'étoiles 11

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    Lauréat du concours Calipso 2010 pour sa nouvelle « Théa des Coulmes », notre ami belge revient cette année au café auréolé d’une belle étoile…

    Jean Gualbert, l’étoile du jour

     

     

    Rouge safran

     

     

    Aujourd’hui, il y a dans l’air comme une attente, un frémissement mêlé d’inquiétude. C’est la première fois que j’éprouve une telle sensation, depuis mon arrivée au monastère, il y a cinq ans. Oh, ce n’est rien de bien concret : les corvées, les enseignements, les exercices de méditation restent pareils à eux-mêmes. Mais dans les regards, dans les gestes, jusque dans les silences, on perçoit que quelque chose va changer, que quelque chose doit changer !

    Dehors, c’est plus net encore. On voit bien, quand on part collecter la nourriture, que les gens s’agitent, se parlent en cachette. Ils ont faim, ils n’aiment pas cela. Ils ont peur aussi, plus que de coutume. Les soldats sont nombreux dans les rues, et leur nervosité ne fait que croître.

    Hier, ils ont battu une femme qui se plaignait du prix du riz, puis ils l’ont emmenée. On ne risque pas de la revoir de sitôt…

     

    Toi, petit moine tendre, au flot de tes semblables,

    Fleuve de robes d’or, tu t’es joint sans trembler

    Insensible à ceux qui, par leur haine troublés,

    De trop d’humanité vous ont jugés coupables.

     

    Quelle différence entre la sérénité du monastère et la fébrilité qui s’empare des rues !

    Certains, parmi les plus âgés d’entre nous, ne semblent pas prêter attention aux rumeurs qui montent de la ville. Rien ne pourrait les distraire de leurs prières, et certainement pas l’agitation du petit peuple, provoquée par les restrictions de ces dernières semaines.

    — Restez détachés de tout cela, nous répètent-ils à longueur de temps.

    Mais comment se détacher, quand nos frères et nos sœurs souffrent un peu plus chaque jour ? Pouvons-nous refuser de voir les violences, les injustices, fermer les oreilles aux pleurs, aux gémissements, aux cris parfois ? Que faire devant le regard d’un enfant dont les parents ont été arrêtés, battus sous ses yeux ? Détourner la tête ? Ou affirmer, clamer, nous aussi, que nous avons besoin de liberté et de respect, autant que de riz ?

    Hier, je m’en suis ouvert à mon maître spirituel, en qui je place une confiance infinie. Il m’a regardé, tristement, et puis, curieusement, il a souri.

    — Les réponses à tes questions sont en toi, m’a-t-il dit. Mais pour les entendre, il faut que tu ouvres ton esprit, que tu oublies les mots que je t’ai enseignés, pour n’en retenir que le sens. J’ai confiance en toi : tu trouveras la voie de la paix, de l’amour, de la justice. N’oublie pas qu’une des grandes vertus d’un moine, c’est aussi d’être brave.

    Quand je l’ai salué, un bonheur indéfinissable, avait remplacé la lassitude de son visage. J’ai compris que je ne pouvais plus me contenter de la quiétude, de la sécurité du monastère.

    Aussi, me voilà, avec les plus courageux de mes compagnons, au sein de cette foule qui ose montrer son impatience et sa colère. C’est parti de quelques-uns, des jeunes gens, des étudiants peut-être, ou simplement des laissés pour compte qui n’ont plus rien à perdre. Ils ont interpellé les passants, les ont exhortés à ne plus accepter l’inacceptable, à ne plus courber l’échine, à répondre à la haine et aux coups par la détermination, par le courage. Et, chose inouïe, les passants les ont écoutés, avant de les acclamer et de les suivre.

    Nous voyant dans la foule, une femme nous a suppliés de nous joindre à eux :

    — Les soldats vous respectent, ils n’oseront pas s’en prendre à vous, à votre robe sacrée ; venez à notre secours.

    J’ai revu le sourire de mon maître, j’ai entendu à nouveau ses paroles, et je suis entré dans le cortège des protestataires. Il y a eu comme un flottement parmi mes camarades. Quelques-uns m’ont enjoint de m’en aller, de ne pas me mêler de cela, et, comme je n’obtempérais pas, ils se sont enfuis. La plupart, toutefois, après un moment d’hésitation, m’ont emboîté le pas.

    Maintenant, le flot qui se dirige vers le centre de la cité ne fait qu’enfler, grossi par les hommes, les femmes, les enfants qui n’ont que la misère comme avenir, et par des dizaines, bientôt des centaines, de robes d’or qui se mêlent à ce tourbillon humain, comme fétus de paille dans un fleuve de feu.

     

    Face à tant d’arrogance et de servile rage,

    Méprisant de tes jours le compte circonspect

    Tu réponds à l’appel de la Dame de Paix

    Dont le calme sourire affermit ton courage.

     

    Dans cette marée humaine, les rumeurs les plus folles vont bon train. Certains auraient aperçu des camions militaires bourrés de soldats, d’autres des colonnes de chars. Pour le moment, seuls quelques policiers nous observent, prennent des notes. Le régime prépare sa riposte, cela ne fait aucun doute. À en juger par les événements du passé, elle ne sera pas clémente !

    Déjà, les plus indécis, les plus craintifs, quittent le cortège. Ceux qui restent resserrent les rangs. Des photos, sorties de nulle part, passent de main en main. Elles montrent la Dame de Paix, celle en qui nous croyons, Aung San Suu Kyi. Son visage est d’une incroyable douceur, alors qu’elle est emprisonnée dans sa propre maison depuis si longtemps. Mais son message est ferme : pas de violence, pas de faiblesse non plus. Nous sommes humains, nous avons le droit - et le devoir - de nous exprimer. C’est à nous d’ouvrir un avenir meilleur à nos proches, à nos enfants. Nous ne pouvons pas compter sur les autres, sur cet Occident, si prompt à donner des leçons, à déterminer le bien et le mal… à empocher les revenus de nos richesses aussi. Non, notre liberté, si nous l’obtenons, nous ne la devrons qu’à nous-mêmes.

     

    Las ! Au Total mépris de tes saints attributs,

    Assurés du pardon de notre indifférence,

    Les cyniques vautours à l’abjecte inconscience

    Réclament de tes chairs les funestes tributs.

     

    Ils avaient donc raison, ceux qui s’inquiétaient ! Les militaires sont là, qui nous attendent. Une barrière verte, infranchissable, immobile et menaçante à la fois. Un bloc de haine, de mépris, d’inhumanité. Leurs armes brillent au soleil, comme autant de rayons de mort prêts à nous pulvériser. Pourquoi y a-t-il toujours de l’argent pour les fusils, jamais pour les médicaments ? Une fois de plus, ils auront convaincu les entrepreneurs étrangers de les financer ! Le pouvoir, en échange du pétrole… Ne se rendent-ils pas compte, en Europe, qu’avec l’essence, c’est le sang de nos enfants qu’ils mettent dans leurs moteurs ? Combien de vies pour un peu plus de confort ?

    À la tête des soldats, il y a un officier, au regard glacial, aux gestes déterminés. C’est de lui que tout dépendra. Derrière, les miliciens suivront, comme d’habitude. Parmi eux, je reconnais un cousin, Ghi. Il n’a pas changé depuis notre enfance, toujours cet air bravache, ce sourire plein d’assurance. Il regarde vers moi, il m’a reconnu. Bien sûr, il ne me fera aucun signe, mais quelque chose, dans son attitude, s’est modifié. Ses yeux se sont baissés ; aurait-il honte, soudain ?

    Le silence s’est fait pesant. Le même silence que celui qui entoure la disparition prochaine d’un être cher. Nul doute n’est permis : la mort attend sa proie qui ne peut plus lui échapper.

    Que les paroles de mes vénérés maîtres me semblent lointaines. Comment me dire que la vie n’est que passagère, qu’une autre existence, plus douce, plus radieuse m’attend ? Je revois Père, son visage bienveillant, je sens sur ma peau les caresses apaisantes de Mère. J’ai envie de pleurer.

    L’officier s’approche, il me fixe, de sa prunelle où se mêlent l’arrogance et la cruauté. Il a retiré son revolver de son étui. D’un geste brusque, d’un ordre aboyé, il me fait m’agenouiller. Je n’ose plus regarder. Je sens un objet froid se poser sur ma nuque. Je…

     

    Sang pur et drap sacré sur le sol épandus,

    Linceul rouge safran d’ultime délivrance…

    Te voilà maintenant, icône d’espérance,

    Chantant en mon esprit tes paradis perdus.

     

    Au milieu de la route désertée, une mare de sang pourpre s’est répandue, que boit avidement la terre assoiffée. La vie a fui ce corps à présent immobile, enveloppé dans l’or safran de la robe dont les plis sont bercés par une brise légère. Le petit moine est mort, le petit prince d’espoir s’est envolé… Un pâle soleil couchant illumine de ses derniers reflets l’absurde spectacle de cette existence sacrifiée.

    Tout à côté de cette tache orangée, gît une autre tache, verte, sombre réplique au cri de liberté lancé par le jeune bonze.

    « Comment ? » semble hurler le cadavre de l’officier, dont les traits déformés expriment encore la surprise et la colère, « vous refusez l’obéissance ! Votre châtiment sera terrible, je vous ferai moi-même regretter le jour de votre naissance. »

    Mais ce discours ne s’adresse plus qu’aux mouches qui s’acharnent sur sa dépouille. Surmontant sa peur, Ghi a refusé de tirer dans la foule, puis, devançant le geste de son chef, l’a abattu, avant que celui-ci ne revienne de sa stupeur. Poussé par une force irrésistible, le jeune homme s’est emparé du flambeau abandonné par son cousin.

    Et maintenant, au loin, parmi les fleurs dorées des moines qui ont entamé un chant d’allégresse et celles, plus bariolées, des étudiants et des simples badauds criant leur lassitude, mais aussi leur volonté retrouvée, le cortège s’est garni d’une multitude de bouquets verts, ceux des soldats qui suivent leur camarade. Brandissant leur fusil, ils encadrent les civils, pour les protéger cette fois, et non plus pour les réduire au silence. Leur pas cadencé rythme à présent l’allure des protestataires que rien, ni personne, ne pourra plus arrêter.

    Au centre de la cité, dans les bâtiments officiels dont les murs se sont mis à trembler, les hauts dignitaires du régime, ces généraux inflexibles et cruels, et leurs cupides conseillers, la mine défaite, savent à présent qu’une révolution s’est mise en marche, et que, bientôt, il leur faudra en payer le prix.


  • Commentaires

    1
    SophiE
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    Superbe, Jean, la cruauté et le désespoir balayés par un rêve d'avenir coloré.

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    2
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    Pour une fois la raison et la justice ont gagné. Pourvu que la cupidité et la sottise ne prennent pas trop tôt leur revanche! C'est encore un très beau texte.

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    La vie d'un seul contre la vie d'un peuple : superbe !

    Je ne sais pas pourquoi, mais ce matin, je me sens encore plus fière d'être belge...

    4
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    Un grand texte contre la folie du totalitarisme. Bravo, Jean, pour ce bonheur de lecture.

    5
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 17:58

    Jamais deux Belges sans trois... Bravo, cher compatriote!

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