• Carrefour d'étoiles 04

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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Eric Gohierl'étoile du jour

    Natif de Bourgogne mais vivant avec mon épouse à Frontignan dans l'Hérault depuis près de trente ans, j'ai franchi dernièrement le cap de la cinquantaine. Après une incursion de deux ans dans l'univers étudiant (pharmacie) je me suis embarqué pour vingt ans de "marinade" sur un bateau de pêche. Il y a une dizaine d'années de cela, je me suis mis au vert en me recyclant dans les espaces du même nom. L'écriture occupe une large part de mes loisirs depuis toujours. Mes activités actuelles me permettent d'y consacrer plus de temps. Auteur à ce jour de deux recueils de poésie, cinq romans et près de deux cents nouvelles, je me suis risqué à présenter certains de mes textes dans des concours littéraires.

    Bien m'en a pris puisqu'ils ont eu l'heur de plaire et moi l'honneur d'en gagner près d'une trentaine. Sans compter divers accessits et les éditions en recueil collectif, une trentaine également… à ce jour.

         

     

    Margot  

     

    Réfléchir en soi-même, sentir ce qu'on a en soi, c'est ça la vraie façon de vivre.

    La vie, c'est ce qu'on sent.

    Erskine Caldwell (Le petit arpent du bon Dieu)  

     

     

    «  Flic ! Floc ! » sanglotait la cafetière. Tandis qu'au passage chaque larme versée maraudait au marc son goût amer et sa ténébreuse couleur de deuil.

    Noble attitude.

     

    «  Floc ! Flic ! » rétorquait à cadence imitée le sang qui s'échappait à larmes chagrines de la gorge tranchée.

     

    Anselme aurait souhaité que se joignent au concerto funeste les larmes à ses yeux arrachées. Mais va t'en foutre ! Elles lui coulaient tout au long du râpeux de ses joues puis, d'un bond maladroit, s'en venaient mollement frapper sa chemise toute maculée de sang.

    Sa belle chemise du dimanche. La blanche, avec un crocodile dessus.

    Un des derniers cadeaux de son petiot.

     

    Drôle d'idée ! Pourquoi il l'avait enfilée avant de commettre son crime ? Avant de tirer d'un coup d'un seul un large trait au couteau dans la gorge sans défense ?

    Il aurait pas su dire ! Ça lui était venu comme ça. Sans réfléchir. Sur un coup de tête. Pire qu'une envie de pisser après la bière de trop.

    De l'hommage ? Du respect ? Peut-être que oui… Mais pas sûr ! On ne tue pas tous les jours par amour ! Ça se saurait.

    Une chance encore !

     

    La cafetière s'était mouchée bruyamment. Elle avait pleuré tout son soûl, tari tout son chagrin. Mais pas lui. Ni elle. Qui pleurnichait encore quelques larmes de sang sur la tomette incertaine de la cuisine. Presque en silence maintenant. Pour ne plus déranger. Le mal était fait. Du vilain. De l'irrémédiable. Du qu'on ne peut que constater.

    Assis sur sa chaise, Anselme ne bougeait pas. Il lampait son calice jusqu'à la lie. Attendait que la toute… toute… dernière larme de vie se soit enfuie. Ne pas faire le deuil jusqu'au bout, ç'aurait été sacrilège. Un crachat à la gueule noire de la mort.

    Du pas respect pour les vingt ans qu'ils avaient partagés.

     

    Lorsque enfin il fut bien certain que la dernière goutte avait flique floqué la fin du gros chagrin de sang, Anselme se leva.

    Brusque le mouvement, fuite éperdue des mouches accourues au festin.

     

    Des petites, des grosses. Des toutes fines, des grasses à lard. Des bleues, des noires, des vertes, des mordorées. Des qu'il n'avait jamais vues. Des qui bourdonnaient. Des qui zonzonnaient. D'autres immobiles qui taisaient leur faim… mais par leur appétit.

    Trois, quatre moulinets des bras pour forcer à la retraite celles qui ne voulaient pas comprendre.

    Pas admettre que l'aubaine ce serait pour une autre fois.

     

    Anselme ferma la porte. Pas sûr que ça suffise pour les empêcher de revenir. Ces bêtes-là c'était comme les autres, là, ceux qui l'avaient poussé au crime. L'odeur de la charogne, du cadavre à sucer, de la chair à corrompre, ça les attirait pire que l'aimant les épingles.

    Il pesa son pas jusqu'au buffet. Sortit un verre, y jeta deux pierres de sucre et versa lentement le café. A tout prendre, il aurait préféré du vin… mais le rouge ça n'était pas assez couleur de la peine.

    Il remua. Lentement. En silence. Et le blanc de la douceur disparut, dévoré par la noire amertume…

     

    Un résumé de sa vie.

     

    Il téta à petites gorgées. Sans hâte. Presque à regret. Comme pour contraindre le temps à la fuite. Le corps pendait face à lui. A l'envers. La tête, désarticulée par le couteau assassin, pendouillait triste. Mais le regardait par en dessous.

    Il y avait du doute dans les yeux grands ouverts. De la peine à comprendre aussi. Mais pas de la colère, pas du reproche.

     

    Dame ! C'est qu'il avait pris tout son temps pour bien lui expliquer. Lui faire admettre que ce n'était pas sa faute à lui mais celle des autres, là, les charognards, les sans-cœur. Les hommes de paille de cette vermine innommable. Ceux capables de priver un homme de son bien, de lui arracher l'âme sans un pleur, sans même le début de l'idée d'une seule petite larme.

     

    Pas avares en sourires pourtant. Ça, fallait concéder. Des sourires, ils en traînaient des pleines valises. Par boisseaux d'un demi-quintal. Du en coin. Du compatissant. Du qui fait passer la pilule.

    Du triste aussi… mais qui ne faisait pas vrai.

    Comment voler un homme avec le sourire ? Voilà ce qu'on leur apprenait pendant des années dans leurs écoles de grands saigneurs. En insistant bien que l'âge on s'en foutait. Jeune, vieux ou dans la force de l'âge ? Tout pareil ! Y'avait que les sous d'important. Le reste ça n'était pas considérable.

    Et ça, ils le lui avaient bien fait comprendre. Dans tous les sens.

    Le large, le travers… et tout du long.

     

    Qu'il puisse plus payer, ça n'était pas grave ! Il ne serait pas le premier à finir sur la paille. On mettait le tout en vente et comme ça, c'était arrangé. Et puis, il n'avait pas trop à se plaindre, il n'était pas perdu, il avait un fils… et même deux filles. Pas comme d'autres. Qui n'avaient pas cette chance !

    « Y'en a qu'on même pas un enfant vers qui se retourner !» qu'ils lui avaient dit avant de repartir, en soldant le tout avec un de leurs foutus sourires en guise de ruban juste histoire de faire moins moche.

     

    Comment ils auraient pu comprendre que sa vie à lui elle s'arrêtait là ? À ses quelques murs posés un peu à la va-comme-j'te-pousse sur cinq tout petits hectares d'une terre où rien ne venait vraiment sans peine. Au point qu'il fallait toujours la surveiller du coin de l'œil sinon elle n'en aurait fait qu'à sa guise.

    Cinquante-sept ans qu'il promenait sa carcasse d'un bord à l'autre de ce petit coin de rien du tout. Que même les roues de son tracteur, si vieux qu'un musée n'en aurait pas voulu, connaissaient par cœur.

    Du grand roncier qui servait de nid d'amour aux lapins jusqu'au plus petit caillou susceptible de gripper la machine.

     

    Mais c'était son territoire, son terroir. Et celui de la Margot. Qu'est-ce qu'ils connaissaient en dehors de ça ? Pas grand-chose.

    Si peu qu'avec rien ça ne faisait pas la différence bien grande !

     

    C'est tout ça qu'il lui avait expliqué à Margot. Pour qu'elle comprenne sa colère, sa révolte, sa chouannerie solitaire sans aucun soutien à attendre. Le feu qui brûlait en lui, il n'y avait pas cinquante manières de l'éteindre !

    Pour aujourd'hui encore, ils étaient chez eux, maîtres absolus sur ce domaine pauvre à rendre la misère malheureuse. Demain, les autres feraient ce qu'ils voudraient, vautours empressés d'une bien triste charogne. Margot n'y serait plus.

    Et lui non plus !

     

    Hors de question qu'ils soient les témoins impuissants de leur vampirisation. Les autres se rembourseraient sur le bien mais pas sur la bête. Et ça, elle l'avait compris Margot. Sûr !

    Et rassurée qu'il parte juste derrière. Comme il l'avait promis !

     

    Anselme ouvrit le tiroir qui se planquait sous la table comme un qui refuserait d'être complice du meurtre. Il sortit les deux couteaux, les ausculta un moment. Parfaits pour son travail. Il les affûta longtemps sur la pierre. Comme pour mettre le temps au recul.

    Un tout petit à la lame bien fine et bien coupante qui zipperait les nerfs et les tendons aussi sûrement qu'une lame de faux bien aiguisée mord en souriant dans l'herbe toute verte du printemps.

    Et l'autre, le grand, qui avait des dents comme une scie, prêtes à mordre dans le gras de la chair, dans les os un peu gros, à faire de ce corps pendu tête en bas un amas de petits morceaux.

     

    Le trou était déjà fait, tout en haut du potager, là où chaque année il mettait ses salades dès que l'hiver arrêtait le froid de ses colères. Une belle fosse. Deux mètres du long et trois empans de profond. Sans compter un bon sac de chaux vive. Comme ça, zou ! Emballez c'est pesé !

    Et sitôt qu'il aurait fini de l'enterrer. Qu'il la saurait à l'abri des autres. Il irait au salon décrocher son fusil.

    Pas besoin que quelqu'un lui explique, il saurait bien comment faire.

     

    Demain, quand les autres viendraient, ils prendraient tout ce qui leur plairait, ils feraient ce qu'ils voudraient de lui. De ça, il s'en foutait pas mal. La seule chose qui soit restée importante ces dernières semaines, c'est qu'elle soit bien à l'abri, que personne ne puisse en profiter.

    La plus brave qu'il ait connue. Sa Margot. La toute dernière de ses truies.


  • Commentaires

    1
    Lundi 14 Octobre 2013 à 11:42

    Quelle force incroyable dans ce texte, je suis restée scotchée puis abasourdie par cette fin inattendue… J’ai déjà entendu le son d’une telle mort… heureusement que tu n’as pas ajouté une piste sonore ☺. Bravo ! Odile Avril

    2
    Samedi 19 Octobre 2013 à 16:08

    Une chute à faire pâlir tous les nouvellistes !

    Un bémol, j'ai une petite fille qui s'appelle Margot. La prochaine fois, la truie, il faut l'appeler Carlita, même si ça en rembrunit quelques uns !

     

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    Oh la chute !

    Tu crois lire un fait divers comme on en trouve tous les jours dans le journal, puis tu tombes sur la dernière phrase ! Le choc !

    Ce qui ne rend pas la situation du pauvre gars moins épouvantable, évidemment...

    4
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    C'est peut-être ainsi qu'aurait fini le fermier de Danielle Agakpo, s'il n'avait pas rencontré la sœur de sa précédente victime...

    5
    le Belge
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    C'est pas nouveau la personnification, cent fois fait, avant la chute finale et le poteau rose, comme dit Béru. Et pourtant, j'ai été pris comme un bleu, une nouvelle fois, pas la dernière, sans doute. Bref, quand c'est bien ficelé, le cadeau semble toujours différent!

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