• Carrefour d'étoiles 01

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    En attendant la publication du recueil 2013 et Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des "nouvelles étoilées" par le jury de la douzième édition du concours.

     

     

    Odile Avril, l’étoile du jour

    Née le 8 mars 1971, cadre informatique, habite à l’est, là où les lérots vont boire.

    Administratrice et correctrice du forum de bêta-lecture ImperialDreamer / Idey.

    Membre des jurys des Appels à Textes 2011 et 2012 de l’association ImperialDream.

    Depuis 2011, elle a vu plusieurs de ses nouvelles distinguées (deux prix notamment).

    Son objectif est de composer un recueil de textes tout public entre contes et fables. Un lien devrait unir certaines d’entre elles, notamment via son héroïne Rainette, le texte envoyé à Calipso clôturerait le recueil. Elle cherche un illustrateur et en attendant continue son écriture au gré de ses inspirations.

     

     

    L’ombre noire

     

     

    Naître corbeau, sur un arbre perché de surcroît, ne prédispose guère à la modestie de mauvais aloi. Dame Rainette batifolait par petits sauts au pied du saule où se trouvait le corvidé.

    Elle se souvenait de la gageure avec ses amies : « Tu n’oseras jamais… »

    Il s’agaçait de ce manège typique cadencé par le « on me voit, on ne me voit plus, on me voit, on ne me voit plus… » conséquent de l’herbe haute. Incessant, le mouvement prit fin lorsque le batracien remarqua l’oiseau sur la branche et s’approcha de sa chaire.

    — Coucou Maître Corbeau, coassa la grenouille, vous guettez ?

    — Non, Dame Rainette, croassa le freux, j’attends ma fiancée.

    — En retard je suppose ?

    — Comme souvent, hélas.

    — Est-ce un cadeau ce petit paquet posé, précaire, à votre droite ?

    — Oui, pour elle.

    — Laissez-moi deviner… à l’effluve… un fromage !

    — C’est si bon !

    — Camembert pasteurisé : quelle faute de goût !

    — Elle adore.

    — Ça schlingue et pas qu’un peu. Vous, à l’élégance rare, si distingué et doté d’une intelligence supérieure !

    À ces mots, le corbeau ne se sentit pas de joie : son plumage en frétilla ; il se redressa afin d’accentuer son avantage. De sa position privilégiée, il adressa un regard amène au sourire de sa minuscule laudatrice. Soudain, il se remémora l’ancienne embrouille avec le renard près de la fontaine : « Elle veut chouraver mon fromage ! » Un coassement le tira de sa rancœur.

    — Admirez ces fleurs au parfum suave ; lorsque vous lui conterez fleurette, elles suggéreront votre dessein… Abandonnez donc ce juchoir et suivez-moi !

    — Et si elle arrive ici avant nous ?

    — Nous n’allons pas nous éloigner, ça ne nous prendra qu’un instant !

    — Et si elle nous surprend ensemble ?

    — Ne craignez point le ramage… oups ! Du ravage de la jalouse renaît la flamme de la douce.

    Notre curieux couple sautillant partit en vadrouille. La petite lui montra la sauge, il en cueillit quelques, la rose avec laquelle elle lui enleva le relent du cadeau maintenant oublié, et d’autres. Lié avec un brin de paille, le bouquet final s’enrichit de variété, chatoya de couleurs, combina les senteurs. Au retour de la balade, le camembert avait disparu, remplacé par une charmante oiselle toute de noir vêtue, l’air un brin énervée sur son perchoir. Le duo éphémère se sépara. Tandis que la rainette rejoignait ses copines, un vif échange opposa les deux amoureux.

    — C’est à cette heure-là que tu te pointes ? croassa, stridente, la freux.

    — Mais c’est toi qui…

    — Et qui est cette grenouille ?

    — Rien qu’une amie.

    — Et ce cadeau, tu l’as mis où ?

    — Je l’avais déposé là, il a dû choir.

    — Elle te l’aura chapardé, grand nigaud !

    — Mais non, on ne s’est pas quittés.

    — Ben voyons !

    — Regarde le bouquet…

    — Pff ! des fleurs. Et tu cocotes en plus. La prochaine fois, je me la croque ta groupie !

    Au bord de la mare, entouré de plusieurs batraciens, reposait le fromage ravi.

    — Et tu crois vraiment qu’il va éclore quoi ? coassa l’un. Je ne vois que des vers.

    — On parie ? défia Dame Rainette. Avisez donc ces asticots ; vous pourrez dans peu de temps savourer une myriade de mouches, les fameuses piophilæ casei !

     

    Quelques jours passèrent… Maître Corbeau sous un arbre déchu tenait en sa tête ce langage : « Être ou ne pas être freux ? Ou alors se dénicher un trou, s'y coucher, se couvrir de terre ou d’immondices et se dissimuler au monde ? » Au lieu d’une sérieuse introspection, il se résolut à changer de perchoir ; un noisetier cette fois. Deux petits animaux, un lérot et un écureuil, s'amusaient, se chamaillant au-dessus de lui, à savoir qui irait au bout d’une branche effilée cueillir une ultime noisette. Ils cessèrent quand ils aperçurent l'oiseau noir.

    — Tu te souviens de l'arnaque du renard ? moqua le rat-bayard.

    — Bien sûr ! s’esclaffa le mignon rouquin, et j'ai assisté à la rapine des batraciens la semaine dernière. Tu as suivi l'affaire ?

    — De loin. Rien n'a éclos au final. Et Dame Rainette jura qu'on ne l’y prendrait plus.

    — Il a encore amené un fromage. Qui donc va le lui chiper ?

    Ils pouffèrent de rires à l’unisson. Oui, il en avait apporté un autre et avait choisi un camembert au lait cru grâce aux conseils de la grenouille.

    La dulcinée se posa à l'heure, enfin. Son arrivée inattendue calma les railleurs.

    — Oh ! Mon chéri, tu as pensé à moi, sourit-elle d'un tendre bisou.

    — Et, cette fois, personne ne me l'a dérobé, répondit-il tout fier d'avoir anticipé les astuces des voleurs : il avait coincé le cadeau entre de solides branches.

    — Laisse-moi à l’instant m'enivrer de son fumet. Mais il n’est...

    — Le fromager l'a sélectionné pour moi...

    — … pas pasteurisé ? Pouah ! Tu connais mes goûts pourtant.

    — On m'a affirmé qu'il serait bien plus savoureux.

    — J'en veux pas de ton affiné.

    Elle saisit l'objet avec le bec, le jeta au loin et partit sans même dire adieu. Maître Renard qui passait juste sous l'arbre profita de l'aubaine et déguerpit avec son larcin inespéré.

    Pauvre corvidé plaqué, humilié, incompris, risée du bocage à la prairie, des eaux aux cieux... De son perchoir, il chut au sol, terrassé par le chagrin, et se tordit la patte. Il claudiqua vers une haie de roseaux pour se cacher de la cruauté générale.

    Dans cet abri, Dame Rainette affûtait une libellule et aiguisait sa langue en vue de son gobage. L'irruption du désespéré la troubla et elle rata sa cible.

    — Encore vous ! protesta-t-elle.

     Devant l'air étiolé du volatile, elle refoula sa rancune. Elle aussi avait été grugée... son précédent fromage avait été ravagé par le dernier raz de mare et les asticots noyés.

    Il gémit, elle soigna.

    Il raconta, elle écouta.

    Il s’épancha, elle absorba.

    Il pleura, elle étancha.

    Il chouina, elle le moucha.

    — Je vais vous le chercher, ce camembert. C’est bien Maître Renard qui vous l’a barboté ?

    — Oui ! Vous êtes sûre de…

    — … Et certaine, par la ruse !

    Elle s’éloigna, laissant son compagnon à sa mélancolie. Durant sa courte quête, elle se tracassait surtout du portage de l’objet au retour. Elle avait espéré en vain l’aide de quelques grenouilles. Certaines tentèrent de la dissuader, d’autres la traitèrent de folle, aucune ne la suivit. Déçue, elle continua sa mission, ébranlée toutefois par les incitations à la prudence de ses copines, inquiète au cas où elle devrait affronter seule ce terrifiant adversaire : elle n’aurait que sa malice et son agilité à lui opposer... Vint l’instant du doute. Regrettait-elle déjà la déraison de cette promesse irréfléchie ? Elle fut tentée de rebrousser chemin et de s’excuser auprès de son nouvel ami : la tâche s’avérait au-dessus de ses petites forces, elle s’était montrée trop présomptueuse. Bien sûr, dès demain matin, il irait à la police et elle courrait lui en procurer un autre. Elle imagina la déception : « Si vous aussi, vous m'abandonnez… » Irait-il lui-même se faire justice ? Elle ou lui, le combat serait perdu d’avance. Et elle se sentait si coupable !

    Elle décida de continuer et débusqua son Graal dans un sous-bois. Le coquin avait entamé son butin. Elle envoya d’abord des pierres espérant ainsi le distraire de son festin ; puis tâtonna le cri canin, jappa vaguement, glapit à grand peine, entonna un confus « Waaaaah » ; elle bredouilla même un dernier « Haro ! » ouï de la bouche d’un pêcheur. Aucun effet sur le canidé ; alors elle sautilla tout autour de lui afin de détourner son attention. Ce manège effronté fonctionna mieux que prévu, le renard la poursuivit… Par deux fois elle échappa à sa morsure ; hélas elle se fatiguait et paniquait. Le prédateur réussit à la coincer ; pour éviter le troisième coup de crocs, elle effectua un saut de côté et retomba sur une pierre saillante. Elle ne se releva pas, étourdie par le choc ; le goupil s’apprêtait à la dévorer lorsque soudain une ombre noire plongea sur lui. Le corvidé volait à son secours ; son attaque en piqué causa des dégâts près des yeux du carnassier qui abandonna sa proie. Les coups de bec dissuadèrent le chapardeur de retourner à son repas et il s’enfuit pantois.

    Le corbeau posa sur son dos l’aventurière, un peu sonnée par l’agression, saisit en son bec le fromage et s’envola. L’oiseau atterrit près des roseaux et constata alors que Dame Rainette s’était assoupie. Il la déposa avec précaution sur un nénuphar tout juste échoué. Il s’aperçut que son plumage dorsal était taché de sang. Inquiet, il examina la grenouille et trouva une minuscule plaie au ventre qui saignait beaucoup. Elle se réveilla.

    — Alors, vous l’avez mangé ?

    — Non, pas encore. Mais vous êtes blessée.

    — Une égratignure, ce n’est rien, ça ne saigne déjà plus, vous voyez.

    Ces derniers mots furent prononcés dans un souffle. Elle toussa puis se reprit.

    — Dégustez-le donc, ce mets.

    — Oui… il est exquis… Vous voulez goûter ?

    — Non, merci, je ne mange pas de laitages… et je n’ai pas très faim. Régalez-vous !

    Il picora sans enthousiasme, davantage pour faire plaisir à son héroïne. Elle somnolait en le regardant puis s’endormit et se mit à trembler. Le freux se coucha sur le dos, installa la petite bête sur son poitrail et rabattit son aile sur elle. Ses frissons cessèrent, elle semblait heureuse de cette douce chaleur et souriait.

    Dans la nuit, il sommeillait à demi lorsqu’il crut entendre crier son amie : « Non, pas les vers… Grâce ! » Il ouvrit les yeux ; elle affichait toujours son sourire et dormait ou… Elle avait seulement cessé de respirer. Un croassement pathétique déchira l’obscurité.

    Au matin, les riverains de la mare découvrirent le corps sans vie de la rainette déposé sur un nid de brindilles et de paille mêlées, et une épaisse couche de plumes noires. Ses pattes avant ramenées sur sa poitrine tenaient une rose rouge. Deux silex étaient appuyés au pied de ce monticule. Personne ne revit jamais le freux, mais dans les temps qui suivirent, nombre de renards devinrent borgnes ou aveugles, et l’ombre noire hanta longtemps les alentours.

     

    * * *

    Histoire de la fable étoilée à Calipso 2013 :

    "L’ombre noire", alias aussi "Le corbeau et la grenouille".

     

    Ben oui, elle a une histoire !

    En 2011, j’avais écrit un texte humoristique pour me moquer gentiment de quelques principes d’internautes (je ne dis pas qui ni où), mélangeant deux fables de La Fontaine.

    En 2012, lisant la présentation de quelqu’un, cela m’a inspiré le détournement d’une fable traditionnelle avec mon héroïne, Rainette. Et très peu de temps après, une seconde fable a germé en moi : détourner le texte le plus célèbre de La Fontaine "Le corbeau et le renard" en remplaçant ce dernier par d’espiègles grenouilles. Mais voilà, si le début ressemblait bien à une fable, la suite était incomplète, il manquait quelque chose puisque finalement aucune morale n’émergeait.

    Plusieurs mois plus tard, l’inspiration m’est venue pour adjoindre une seconde partie. Je voulais la terminer sur la tendresse et puis le matin où j’écrivais la toute fin, une "tuile" m’est tombée dessus… Je me suis mise à mon clavier, espérant sécher mes larmes, et… c’est tout autre chose qui est sorti, un souvenir douloureux de jeunesse, la mort d’une chatonne de quelques jours que j’avais posée sur ma poitrine et recouverte d’une couette pour qu’elle arrête de trembler. J’ai donc terminé ce texte en pleurant…

     

    Voilà, cette "fable" un peu atypique, commençant dans l’humour un peu sardonique pour se terminer sur le pathétique, n’a pas encore été éditée… mais elle a déjà terminé dixième à Syllabaire 2012 (8 éditées) et seconde aux 48 heures du polar 2013. Le bûcher de la fin existait dès la première version. J’ai uniquement rajouté un peu de paille pour Calipso (et avant un peu de police pour les 48 heures du polar).

    Oui, aussi une particularité qui peut rebuter certains, cette fable porte mon style : oser, jouer avec les limites, et donc parfois ne pas respecter les constructions standards et normalisées du français, aimer beaucoup mélanger pluriel et singulier, mettre des mots là où ils ne devraient pas être. Sans pour autant que ce soit prohibé, bien entendu.

     


  • Commentaires

    1
    Vendredi 4 Octobre 2013 à 13:03

    Tiens ! Ce texte me dit quelque chose ! 
    Bravo Odile !

    2
    Lundi 7 Octobre 2013 à 12:01

    Merci, merci . Odile Avril

    3
    chantal blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    Savoureuse écriture! émotions plurielles. Merci à l'auteur.

    Ceci pour le patron: A propos des textes étoilés, je suis bien sûr d'accord. Je viens à peine de lire votre mail car je suis en panne d'internet. Je vous enverrai le tout de chez un ami d'ici 2 ou 3 jours. 

    >Merci très cordial.

    Ch. Blanc

    4
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    Jubilatoire !

    5
    danielle
    Samedi 23 Août 2014 à 17:59

    La Fontaine revisited, c'est pétillant d'humour !

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    6
    Mercredi 2 Septembre 2015 à 20:42

    Très beau texte original que j'avais déjà lu, je ne sais plus où mais c'est un régal à chaque fois yes

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