• Camions


    Sur les quatre vingt trois nouvelles reçues au concours Calipso 2008 "Passages rebelles" vingt trois avaient été retenues par les jurés dans une première sélection. Vous connaissez les auteurs des dix nouvelles lauréates mais pas les treize autres qui les suivaient, certaines de très près. Comme ces dernières ne seront pas éditées dans le recueil 2008, nous avons proposé aux auteurs de les publier ici même. Nous commençons aujourd’hui la série avec Olivier Delau et sa nouvelle " Camions "

     

    Nous roulons vers Timimoun. Deux cents kilomètres nous en séparent. C'est un après-midi chaud, moite, tamisé.

    Nous avons à peine la force de parler. Tu parles de choses et d'autres. Je n'ai pas le courage de te répondre.

    Je n'ai que la force de lever les yeux au dessus du ruban gris de la route. La force de regarder un paysage, un ciel qui, par ailleurs, changent au fur et à mesure que nous avançons, prennent d'assez mauvaises couleurs.

    Quand ? où ? ai-je commencé de trouver cela inhabituel, inquiétant... "Tu as vu ?" ai-je demandé d'une voix un peu sourde.

    Tu t'es interrompu et tu as regardé. Devant, le ciel était de plomb. Une bande comme une lame de plomb. Un ciel d'avant l'orage dans un pays où il n'y a pas d'orages. Tu as regardé cela et tu t'es extasié. J'ai remarqué que ton visage était pâle. Comme le mien sans doute, il prenait la couleur du dehors. Couleur de verre teint ou de verre sali. Fatigue. Intérieure réverbération.

    Ce n'est qu'ensuite, dans la descente, que nous avons vu le rideau rouge, le rideau rouge mouvant. En peu de temps, il devint un mur. Ce mur sans failles, orangé, qui reliant la terre et le ciel avançait vers nous...

    - "Le vent de sable, probablement..."

    - "Non, ce n'est jamais si..."

    - "Quoi, alors ?"

    Tu secoues la tête : aucune idée.

    Nous essayons d'en plaisanter, de nous moquer de ce qui s'avance et vers quoi, plus lentement, nous roulons.

    Tu dis, en riant, que c'est l'enfer qui est là, le début de la fin du monde. Et c'est vrai que le paysage a quelque chose d'apocalyptique à cause de l'air de plus en plus soufré, du ciel de plus en plus noir. A cause des arbres dissous, des pierres qui semblent se tasser et frémir. A cause du mur avançant...

    Et tout d'un coup nous y entrons. Je te réentends parler de la trouée à gauche de la route, de la "porte". Il faut la prendre, cette porte, essayer par elle de "traverser".

    Mais déjà c'est impossible. Tout change. Nous savons à présent ce que c'est. J'ai passé la marche arrière. Ai-je voulu, en reculant, gagner de vitesse sur la tempête ? Tu as fermé nos deux vitres -et déjà nous étouffons !- mais c'est peine perdue que ces vitres fermées. Le sable qui dehors roule à la vitesse d'un train fou et qui réduit notre champ visuel à un capot, à un pare-brise, ce sable s'immisce partout, en poudre, à l'intérieur de l'auto. Il nappe le tableau de bord, nos visages suants… Et c'est peine perdue, aussi, que cette marche arrière dans laquelle je me suis lancé ! D'abord parce que n'y voyant pas un mètre en avant, je n'y vois pas non plus un mètre en arrière. Ensuite, parce que c'est dans cette position que la calandre, le moteur, sont le mieux exposés.

    Songeant à cela, je m'arrête. Et j'essaie de manœuvrer sur la route, de manière à repartir dans le sens du vent. Mais la force de celui-ci, précisément, m'en empêche. Et maintenant pourquoi le moteur se met-il à ronfler, à s'emballer ? Je ne suis plus maître de ma pédale de frein, encore moins de l'accélérateur. Je crains en outre dans cette tentative, qui nous retient dangereusement en travers de la route, je crains de sortir des limites du goudron -elles aussi effacées.

    Soudain, deux phares. Nous n'avons rien vu ni rien entendu. Qu'est-ce ? Un camion frôle de si près le côté gauche de la voiture que nous trouverons une baguette arrachée. Un camion ? Quelque chose de rouge, en tout cas. Deux phares…Le conducteur nous a-t-il seulement vus ?

    A cet instant, tu perds la tête, tu cries :

    - "Tu aurais dû le suivre. SUIS-LE !"

    - "Non... non."

    - "Pourquoi ? Il nous mène jusqu'au café."

    Finalement je parviens à m'extraire du milieu de la route. Nous soufflons... Du sable jusque sur la langue. Cheveux et visage recouverts de cette gaze que la sueur fixe à l'épiderme luisant.

    Et dehors c'est le grondement, le roulement rouge, le feu.

    - "Le café... Si encore on peut le retrouver !"

    - "Il faudra bien regarder. Il y aura certainement quelqu'un de garé. Le camion..."

    Le camion !

    - "Tu as eu peur quand il nous a touchés ?"

    Tu secoues la tête négativement. Moi non plus je n'ai pas eu peur. Pas le temps.

    Mais déjà, en face, en voici un autre, voici un autre poids lourd. "ATTENTION !"

    Ce n'était qu'une borne. Une de ces hautes bornes du Sahara que le mauvais temps déformait.

    Plus tard, bien plus tard, nous nous retrouvons au café. Sans paroles, vidés, au milieu de gens qui ne parlent pas plus que nous. De temps en temps quelqu'un se lève, va jusqu'à la porte, revient. Quelqu'un d'autre, au retour du premier, décroise les jambes, s'étire, change de position. Visages glissants, anxiété. "Mézel ?" - "Mézel !"*

    Je te regarde observer le fond de ton verre de thé. Je te vois mal dans l'ombre. Du sable jusque dans les yeux. Yeux éprouvés tout à l'heure et maintenant trop frottés. Je te regarde et je ne te vois pas. Tu étais mon ami, le seul vrai. "Mézel !"... Pourquoi ai-je eu ce serrement de cœur ?

    Ce n'est pas de cela que tu es mort, ce n'est pas ce jour-là. C'est le mois suivant, avec ton cousin. Un après-midi où il faisait très clair et très beau. Très chaud aussi. Un jour où ton cousin s'est endormi au volant.

    Un camion de plein fouet alors que l'air était d'une transparence inouïe et que l'horizon avait repris, depuis longtemps, son habituelle clarté.

    Mais de cela, bien sûr, je ne me souviens pas. Ce dont je me rappelle c'est cet après-midi de déluge, de tempête, de vent. Ce sable, cette baguette arrachée. De cela, oui, je me souviens.

    Je m'en souviens comme si c'était hier.

     

    *"Mézel" : en arabe dialectal, signifie "pas encore", "pas tout de suite".

     

    Olivier Delau

    Né à Capdenac (Lot) en 1950, j’ai publié 7 livres. La plupart sont des recueils de nouvelles. Il y a néanmoins un roman " adulte " : " Jacques et Jean " (épuisé) et, pour faire bon poids : un récit jeunesse, " Kévin le devin ", (épuisé, lui aussi)…Je fais des infidélités depuis quelques années à la nouvelle, qui a donc été ma maîtresse en titre(s) longtemps (" Clair comme la nuit " ; " Cet âge est sans pitié " plaquette ; " Partants et revenants " ; " Autres réalités ") pour me consacrer plus intensément au roman ou à l’écriture pour la scène. Je signe des critiques littéraires dans la revue " Brèves ". Enfin, touche à tout impénitent, je compose poèmes et textes de chansons.

    J’ai obtenu une bonne trentaine de prix littéraires depuis 20 ans que je joue de ma plume tous azimuts. Mes deux derniers ouvrages publiés (voir ci-dessous) le sont, du reste, à la suite d’obtention de tels prix. Il s’agit de :

    -" Diables d’homme " février 2003. Editions Editinter. Un ensemble de récits brefs sur l’amour entre hommes, le désir homosexuel. Difficultés et bonheurs… Prix de l’édition du Val de Seine 2002 et premier Prix du Salon du Livre Internet 2004

    -"  Lianes " novembre 2005. Editions Atelier du Gué. Recueil de nouvelles sur des situations " en dehors ", extra-ordinaires. Intrusion d’un fantastique de plus en plus accentué, mêlant Eros et Thanatos… Prix Missives 2005

     

    A propos de Lianes :

    Pierre rencontre par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale la fiancée qui lui convient, et tombe du même coup sur Liane, la tyrannique petite sœur, qui n’a de cesse de supplanter son aînée dans le cœur du jeune businessman ! Ailleurs, cette liane prend le visage d’une autre enjôleuse, la femme en noir, dont la présence répétée depuis cette estivale route des vacances qui ouvre le livre, effectue d’incessants retours, dispensatrice de volupté, bien souvent. Eros et Thanatos sont toujours très proches dans les histoires de l’auteur. " Les hommes, écrit-il, n’aiment pas uniquement le corps des femmes même si c’est à la folie. Les hommes aiment la folie. " Les histoires d’Olivier Delau disent la force du désir, la sensualité des corps, la passion.


  • Commentaires

    1
    Mardi 30 Septembre 2008 à 19:22
    C'est un bon vieux Man sur la photo ! Je suis passionnée de camion.
    Je vais lire tout l'article maintenant.
    Bonne soirée
    2
    Mardi 30 Septembre 2008 à 20:48
    Ravie de découvrir la prose d'Olivier Delau . Cette nouvelle tient vraiment bien la route ( oh! le piètre jeu de mots!) et donne envie d'en découvrir d'autres du même auteur.
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