• Cadette d'eau douce

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    Confortés que nous sommes maintenant dans l’idée que "foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux", nous jetons l’ancre dans le fleuve tumultueux de la Seine, durant les beaux jours merveilleusement touristiques d’un mois de juillet 1998 ô combien glorieux pour notre doulce France.

     

    Comment bien foirer son permis de bateau

    par Ysiad 

     

    Dans un élan d’inconscience, vous avez décidé de passer votre permis de bateau. Pourquoi donc ? Parce que vous avez répondu à un défi, pardi. Des défis, on s’en lance tout le temps, tous les jours, maintenant, je gagne toutes mes parties de pendu durant les réunions de bureau, c’est un défi, je vais au supermarché malgré la pluie battante m’acheter des Chocoletti pour arrêter de fumer, c’est deux défis en un, je vais passer le chat à la broche s’il me réveille encore une fois à quatre heures douze, c’est un défi, mais non, vous ne pouvez pas faire une chose pareille, bref. Les défis sont innombrables, c’est ce qui tisse la trame de notre vie sur terre, et c’est ainsi qu’en ce vendredi 13 juillet 1998, vous vous retrouvez en train de remplir un questionnaire à choix multiples qui vous demande s’il faut virer à bâbord ou tribord d’une bouée jaune et noire ressemblant étrangement au corps d’une grosse guêpe plantée verticalement au milieu de la mer. Bâbord, tribord, am stram gram, bourre et bourre et ratatam, vous ne savez plus trop, la veille les Bleus ont remporté la coupe du monde de football et vous avez encore la vision de la tête de Zidane plantant le ballon dans la lucarne, et vous cochez, cochez, un peu au blair, en louvoyant entre les cases, c’est ric-rac mais ça va, on vous signe un bon pour passer à l’épreuve pratique, au suivant.

    Une petite pluie s’est mise à crachoter en ce matin de vendredi 13, le ciel est tout gris et menaçant et il y a même un léger vent de Nord/Nord-Est qui ébouriffe les plumes des mouettes. Bon, tout va bien, d’autres candidats attendent avec vous sur le quai, vous n’êtes pas toute seule, mais vous êtes la seule femme. Autour de vous, que des types, qui ont tous une tête à l’avoir, leur permis, c’est assez agaçant mais bon, il n’est pas dit que vous ne leur en bouchiez pas un coin, nom d’un p’tit bi moteur, y vont voir c’qui vont voir. Et voici l’examinateur, un rude gaillard qui vous mate, narquois derrière ses lunettes, que c’est énervant mon dieu, que c’est énervant, et puisque vous n’êtes pas à un défi près, lancez lui un regard sec, et si ça ne suffit pas, dites lui que vous descendez du capitaine Haddock par la branche cadette, carre-toi ça dans les dents, mon pépère. Voilà. Maintenant que vous vous êtes mis l’examinateur à dos, la foirade est fort bien partie, va falloir jouer super serré pour l’avoir, ce permis, allez les p’tits loups (de mer), on embarque à bord du Titanic.

    Une fois sur le pont, l’examinateur vous relègue dans un coin comme si vous étiez une anomalie de la nature, et se tourne vers les candidats pour décider de l’ordre de leur passage. Et comme c’est amusant ! Vous passerez la dernière. Pendant que ça défile tous les quarts d’heure à tour de rôle dans la cabine, les bateaux-mouches et les péniches sortent les uns après les autres avec leur chargement de touristes, la Seine ne tarde pas à se transformer en une autoroute fluviale bourrée de vagues et de bateaux de toutes tailles, les mouettes s’envolent en traçant des biais, les sillages creusent de gros remous qui se télescopent et vous flanquent un mal de mer mémorable. Aucune importance. Souriez, et allez rendre discrètement vos tripes au bout du pont pendant que l’examinateur est occupé à aider un postulant à manœuvrer entre une barge et un bateau de plaisance, fouchtra, ça remue sec, pour bien viser, faut s’accrocher au bastingage.

    Les candidats sont tous passés, la Seine n’est plus qu’un fleuve déchaîné sous un ciel noir d’encre, il pleut comme jamais, c’est à vous, entrez d’un pas gaillard dans la cabine de pilotage. Hardi, moussaillon, ouh le joli volant ! "Mettez le cap sur les tours de Notre-Dame !" vous lance l’examinateur dans un grand sourire vache. Que voilà un bien joli défi, pensez-vous, et en avant vers les tours dans une bonne accélération, on va pas y passer la nuit, on évite de justesse la péniche Les Flots Bleus par un habile petit coup de gouvernail à droite, paf, parfait, à gauche toute et on profite d’une trouée pour tracer plein gaz, ah comme c’est beau, la vitesse, sous les statues glorieuses du Pont des Invalides, filons à fond sur les flots de Paris ! Les quais défilent, la pluie déferle, pour un peu vous pourriez vous croire en train de passer la pointe du Raz, le vent dans le visage, des embruns plein les yeux, s’il n’y avait l’examinateur à côté de vous qui tapote d’un doigt nerveux sur le tableau de bord. "Arrêtez-vous", vous somme-t-il. "Tout de suite! "Bon, cool, ok, point mort. Gros silence. La pluie continue de tomber sur la bâche. L’examinateur vous regarde." Ça va pas. Ça va pas du tout. On fait du huit nœuds. Pas du vingt. Dix nœuds, grand maximum. Et seulement quand je vous le dirai. Pour l’instant c’est pas possible. Vous voyez bien. Y a du monde. Reprenez le cap vers les tours en regardant devant vous, et faites attention au trafic". De grâce, gardez votre calme en repartant. C’est très mal barré, certes, mais c’est pas encore tout à fait foiré, il reste encore un p’tit chouïa de chance, heureusement que les tours sont encore très loin et que vous n’y voyez rien sous la pluie battante. Plissez les yeux, mettez le cap au pif en évitant toutefois Le Nautilus qui arrive droit sur vous, saloperie de bateau-mouche, c’est pas passé loin, on a eu chaud ! L’examinateur aussi. Il tousse bruyamment dans son poing serré. "Vous avez failli refuser la priorité. Ça vous coûte vot’ permis, un truc comme ça. Faudra r’passer. Allez. On rentre."

    Bravo. But. C’est foiré.

    Mais si par miracle, au moment de vous aligner le long du quai, en reculant hardiment vous enfoncez le nez du bateau-flic amarré juste derrière, alors seulement, l’épreuve du petit permis de bateau aura été bien foirée.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 16 Décembre 2010 à 10:44

    Bravo, Ysiad, j'ai jamais tant ri. Ton texte plein de vie fourmille d'images en nous transportant à vingt noeuds entre l'île de la Cité et la pointe du Raz, avec au passage une allusion à la loi salique et des images pleines de poésie (avec un vent Nord/Nord-Est qui ébouriffe les plumes des mouettes)

    Vivement la prochaine foirade.

    2
    Jeudi 16 Décembre 2010 à 17:27

     C'est la partie motorisation qui te gêne, tu ne voudrais pas essayer la planche à voile ??  Juste pour avoir une nouvelle foirade à lire...

    3
    Vendredi 17 Décembre 2010 à 01:52

    Le texte d'Ysiad me fait penser à une chanson du grand Léo Ferré :

    L'île Saint Louis, en ayant marre

    D'être à côté de la Cité,

    Un jour a rompu ses amarres,

    Elle avait soif de liberté.

     

    Avec ses joies, avec ses peines,

    Qui s'en allaient au fil de l'eau,

    On la vit descendre la Seine,

    Elle se prenait pour un bateau.

    4
    Vendredi 17 Décembre 2010 à 12:11

    Bravo Ysiad , un de tes meilleurs textes de cette série !ça m'a rappelé des souvenirs, moi c'était sur l'Oise avec un charmant moniteur en costume 3 pièces et lunettes assorties et prévenant avec les dames, nous étions deux femmes. mais j'ai ensuite navigué sur la Seine et j'en ai gardé une sainte frayeur ! Merci de ce rappel ! et merci Jean pour ces vers de Ferré... il y aussi ceux des Frères Jacques sur la Marie-Josèphe qu'était un bon bateau !

     

    5
    Vendredi 17 Décembre 2010 à 12:41

    Léo Ferré a certainement été aussi inspiré par la belle photo du barman.(C'est beau le double sens de mots)

    6
    EMMA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:20

    D'où le fluctuat nec mergitur. On en apprend tous les jours sur notre Ysiad préférée. Un conseil de fille toutefois : continue de prendre le métro.

    Bises.

    7
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:20

    Merci beaucoup à tous pour vos commentaires, c'est sympa. Léo Ferré, merci Jean de le faire revenir. Vrai que c'est pas commode de conduire sur la Seine, c'est surtout les bateaux mouche au mois de juillet, c'est pas l'idéal. Bon. Peut-être qu'avec une planche à voile, au fond, j'y arriverai mieux. Ou en ski nautique comme dans le film de Léos Carax, c'est un truc qui me botterait bien, ça, mais là, c'est sûr, si j'essayais je me prendrais une pile de pont dans la poire.

    Merci, vous êtes des choux.

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