• Bonnes étoiles (11)

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    Marie-Christine Quentin, l'étoile du jour

    Écrire a toujours été pour moi une passion, mais me donner à lire... ça c'était tout autre chose ! Ce n'est qu' en 2008 que j'ai franchi le pas en participant pour la première fois à un concours de nouvelles. Je voulais "mesurer" mon écriture. Le résultat a dépassé mes espérances. Depuis, mes nouvelles ont été distinguées à plusieurs reprises (salon du livre du Mans, Dol de Bretagne, Ancinnes...) et certaines publiées au sein de recueils collectifs (Plumes d'azur, Éditions Grimal, La lampe de chevet, Tu connais la nouvelle, Concours de nouvelles George Sand)

    Au plaisir d'écrire, s'est ajouté celui de partager avec le lecteur les émotions qui traversent mes textes, avec l'espoir d'apporter à chacun de courts moments d'évasion.

     

     

    Le roux noyer

     

     

     

    Elle ne sut jamais comment il était arrivé. Ni d’où. Elle l’avait aperçu la première fois en tout début d’après-midi, seul au milieu du champ. Il était forcément passé devant sa fenêtre. Forcément. Pourtant personne n’avait marché sur le chemin. Le chien n’avait pas aboyé. Plus tard, bien plus tard, elle se dirait que comme tous les loups solitaires, il avait dû venir de la forêt. Forcément.

    Intriguée, elle était restée longtemps à épier la silhouette qui se dressait exactement à l’emplacement du vieux noyer. Elle l’avait d’abord observé tourner en rond, tête baissée, les épaules enfoncées comme s’il avait perdu quelque chose au milieu des hautes herbes mouillées. Puis il s’était figé. Sans se soucier de l’orage qui redoublait d’intensité, il était resté immobile pendant plus d’un quart d’heure avant de brusquement tourner la tête vers la maison. Instinctivement, elle s’était reculée dans l’ombre des rideaux.

    Le chien se redressa d’un bond, les oreilles soudain en alerte.

    - Couché Dourak !

    L’animal vint lécher sa main puis, rassuré, il s’étira longuement  avant de regagner sa couverture devant la cheminée.

    Elle n’avait pas bougé. Tapie contre le mur elle avait retenu son souffle. Elle avait cru entendre quelque chose. Elle n’en était pas sure. Elle avait bien tendu l’oreille, mais peine perdue, à lui seul le gargouillis de la gouttière noyait tout espoir de distinguer le moindre pas sur le gravier. Elle avait fini par risquer un coup d’œil par la fenêtre : la silhouette avait disparu. À gauche, la petite route qui serpente le long du Vidourle était déserte. Sans doute avait-il dû poursuivre son chemin à travers la prairie. Si tel était bien le cas, elle le verrait bientôt réapparaître aux abords de l’étang, à l’autre bout du champ. À moins qu’il n’ait choisi de s’enfoncer directement sous l’épaisse frondaison de la forêt pour se mettre à couvert. Quoi qu’il en soit, il s’était éloigné. Tranquillisée, Agnès allait reprendre sa lecture quand des coups secs furent frappés à la porte.

    - Je peux entrer ?

    Avant même qu’elle n’ait eu le temps de lui répondre, l’homme se dressa devant elle, dégoulinant de pluie. Il était vêtu d’un épais manteau de laine et d’un curieux chapeau en feutre rond à large bord comme ceux que portent les bergers. Ses manches étaient trempées, maculées de boue jusqu’aux coudes comme s’il avait fouillé dans l’herbe. Sans hésiter, il se dirigea droit vers la cheminée, le corps secoué par une forte quinte de toux.

    - On peut encore manger ?

    La saison était terminée et rares étaient les touristes qui s’aventuraient encore jusqu’à l’auberge. Elle n’avait pas grand-chose à lui proposer, mais elle acquiesça :

    - Si vous n’êtes ni trop difficile… ni trop pressé, ajouta-t-elle sur un ton interrogatif. Ce n’est vraiment pas le temps idéal pour se promener !

    Pour toute réponse, l’homme ôta son chapeau découvrant une étonnante masse de cheveux roux retenus en catogan par un large ruban de velours vert tout élimé. La coiffure la surprit, mais plus encore l’aisance avec laquelle il lança son chapeau sur la patère située derrière la porte. Habituellement, les clients ne la remarquaient même pas. Troublée, elle détourna la tête :

    - Asseyez-vous, je vais vous préparer quelque chose de chaud.

    L’homme retira son manteau qu’il installa sur le dossier d’une chaise, et regarda autour de lui. Le blanc des murs avait un peu fané, la peinture des portes et des fenêtres craquelait et s’écaillait, mais pour le reste, rien ne semblait avoir changé. Seule l’immense table cirée en merisier avait disparu, cédant la place à quatre plus petites recouvertes de nappes à carreaux rouges et blancs qui donnaient à l’ensemble un charme un peu désuet. Les mains croisées derrière le dos, il parcourut minutieusement la pièce s’arrêtant devant chaque objet qui la décorait. Ils évoquaient tant de souvenirs, faisaient surgir tant d’images oubliées. Ici, la balance et ses poids en laiton avec lesquels il avait joué au marchand pendant des heures. Là, la soupière ébréchée. Ici encore, le moulin à café « Peugeot » et son couvercle bleu tout cabossé d’être trop souvent tombé sur le pavé, le fer à repasser en fonte marqué des initiales DV, le taille craies, l’œuf de forçat que son arrière-grand-père avait rapporté de Cayenne. Il ne put s’empêcher de sourire : même le vieux pot de chambre en émail avait trouvé une nouvelle fonction, trônant au milieu de la maie, garni de fleurs séchées. Les photos étaient là aussi, soigneusement punaisées sur le mur. Il n’en manquait pas une. Des scènes champêtres d’une époque révolue. Il s’arrêta sur la plus grande fixée au centre de la cheminée. Contrairement aux autres, elle avait été placée sous verre et ses couleurs étaient à peine passées. Dans le coin inférieur droit, on pouvait encore déchiffrer une inscription portée à l’encre rouge : « Le roux noyer, octobre 1956 ».

    Agnès posa un pichet sur la table. Debout face à la cheminée l’homme lui tournait le dos. Débarrassé de son manteau il lui apparut plus chétif qu’elle ne l’avait d’abord imaginé. Timidement, elle s’avança à ses côtés. Il dégageait un curieux mélange d’odeur de tabac froid et de lainage mouillé. Ses yeux fiévreux étaient rivés sur la photo.

    - C’était un arbre magnifique, n’est-ce pas ?

    Elle avait presque murmuré ces mots, comme une confidence. L’homme n’avait pas cillé. Un long moment ils restèrent muets, les yeux perdus ensemble dans la contemplation de l’imposant feuillage aux reflets roux. C’est à peine s’ils osaient respirer et seul le ronflement du chien endormi à leurs pieds animait le silence.

    - Pourquoi l’ont-ils abattu ?

    Au son de la voix rauque et caverneuse, Agnès frémit : ainsi elle ne s’était pas trompée. Elle se pencha pour attiser les braises. Ses mains tremblaient. Lorsqu’elle se redressa les joues en feu, elle le fixa droit dans les yeux :

    - C’est elle qui l’a voulu…

     

     

    Visiblement surpris par sa réponse, l’homme haussa un sourcil en accent circonflexe. Un seul. La même expression que sa mère, songea Agnès.

    - Tu sais donc qui je suis ?

    Dans son sommeil, le chien émit un long grognement plaintif. Sans doute devait-il rêver. Elle s’accroupit et doucement lui ébouriffa les poils afin de le rassurer. 

    - Oui. Tu es Matthias.

    L’homme réagit à peine. Il continua de regarder le chien qui s’ébrouait, avec au coin des lèvres un sourire vague et mou.

    - Et toi, qui es-tu ?

    Lorsqu’elle leva vers lui ses grands yeux gris où perçait une pointe de défi, il crut qu’il allait défaillir. Ce long visage osseux, ces cheveux ambrés, et ces yeux. Ah ! Ces yeux ! La ressemblance lui apparut d’un coup si évidente qu’il se demanda comment il avait pu ne pas la remarquer plus tôt.

    - Je suis ta sœur.

    Un instant Agnès crut deviner une lueur farouche dans son regard. Mais peut-être était-ce seulement son imagination ? Ou le reflet de la lumière du feu ? Quoi qu’il en soit, une seconde après la lueur avait disparu.

    - Ma sœur…

    Il avait murmuré ces mots comme pour lui seul. Un simple chuchotis qui se perdit au milieu des crépitements du feu. Il la dévisagea longuement essayant de lui donner un âge.

    - Je suis née l’année qui a suivi ton… départ.

     

     

    Elle avait prononcé sa phrase tranquillement, sans manifester le moindre trouble, comme si elle s’était depuis toujours préparée à devoir la formuler un jour. Elle avait juste marqué une légère hésitation avant le dernier terme.

    Abasourdi, Matthias s’était laissé tomber dans un des vieux fauteuils en cuir et se tenait la tête entre les mains. En venant ici, il s’attendait à tout. À tout, oui. Mais certainement pas à ça. Une nouvelle quinte de toux vint le secouer, plus violente que la précédente.

    - Viens, tu es trempé. Je vais te donner des vêtements secs, et puis tu vas manger. Ensuite seulement nous parlerons.

     

     

    Matthias s’était levé. Il se tenait maintenant face à la fenêtre, une tasse de café fumant entre les mains. C’est à peine s’il avait touché à son assiette. Dehors, la pluie avait cessé et la lumière du jour commençait à faiblir. Voilà plus d’une heure qu’elle parlait et qu’il l’écoutait. Il n’en pouvait plus. En avait assez entendu. Ne voulait pas en savoir davantage. Fourbu, le chien s’était redressé lui aussi et il s’était traîné jusqu’à ses pieds. Il renifla le bas de son pantalon et se mit à grogner. Matthias ouvrit la porte pour le laisser sortir. Une odeur de terreau mouillé l’assaillit le ramenant des années en arrière.

    Ce jour-là aussi il avait plu. Mais une pluie d’été. Il revit son père avachi sous le grand noyer, cuvant son vin comme à son habitude, la braguette ouverte et la casquette enfoncée en arrière. Il entendit la voix du vieux gronder quand il l’avait traité de tous les noms avant de le maudire à tout jamais. Puis il la revit elle, en larmes, tentant de lui dissimuler la trace des coups sur son visage. Cette fois son père était allé trop loin. Fou de rage, il avait couru s’emparer de la carabine cachée sous la commode et il avait tiré à bout portant. Il venait juste d’avoir dix-huit ans. Quand les gendarmes l’avaient emmené, il s’était tourné vers sa mère :

    - C’est fini maintenant. Il ne nous embêtera plus.

    Elle avait simplement baissé la tête.

    Pourquoi ne m’a-t-elle jamais écrit quand j’étais en prison ? Pourquoi n’est-elle jamais venue me voir ?

     

     

    Agnès sursaute. Il n’a pas prononcé un mot depuis des heures et la violence de sa voix tout à coup la surprend.

    Peut-être à cause de moi. Elle n’a jamais voulu que je sache. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai appris le drame du roux noyer. Avant, j’ignorais même jusqu’à ton existence. Elle avait tout gommé de toi, tout effacé, jusqu’au noyer qu’elle avait fait abattre. Elle n’avait conservé que cette photo. Souvent, je me suis demandée ce qui la rendait si triste quand elle la regardait. À la fin, elle venait s’asseoir ici tous les jours, sur ce banc où tu es assis aujourd’hui. Elle restait là des heures à lisser entre ses doigts son vieux morceau de velours vert qui ne la quittait jamais. Chaque fois que le chien aboyait, elle se levait d’un bond pour scruter le chemin. Les gens ici ont dit qu’elle était morte de chagrin. À cause de toi. Je crois que jusqu’au bout elle t’aura attendu.

    Elle s’est assise près de son frère et a posé la main contre la sienne. Il est brûlant.

    - Tu pourrais faire un effort pour me dire quelque chose, murmure-t-elle sans détacher ses yeux du ruban vert qui retient ses cheveux. Jusqu’ici tu n’as fait que te contenter de m’écouter…

     

     

    Matthias relève la tête. Elle croit qu’il va enfin parler. Mais rien. À nouveau, il se referme sur son silence. Au loin, un trait de lumière blanche force le crépuscule comme un dernier rempart contre l’obscurité.

    - Pourquoi tu n’es pas revenu quand ils t’ont libéré ?

    Une lueur troublante traverse ses prunelles. Cette question, il l’attendait. Il est même étonné qu’elle ne l’ait pas posée plus tôt.

    - Je ne sais pas…

    Sa voix n’est qu’un léger bruissement perdu au fond d’un labyrinthe. Comment lui dire ? Comment lui expliquer ce qu’il a vécu durant toutes ces années ? De toute façon, que pourrait-elle comprendre ? Le regard s’enfuyant bien au-delà de la ligne d’horizon il ajoute en hochant la tête :

    - Le champ me semble tellement vide…

    Dans la pénombre, elle a glissé sa main au creux de la sienne :

    - Viens maintenant ! Tout ça est loin, il faut rentrer. Il va bientôt faire nuit.

    Il a mis plus de temps qu’il n’aurait dû pour retirer sa main. Sa paume était si fraîche, si douce. Il s’en veut. Il en veut à cette heure incertaine où tout devient possible, où les âmes les plus sombres peuvent se confondre parmi les autres sans risquer de se voir démasquer. Alors brusquement, il se lève. Sans un mot. Il pénètre dans la maison, prend son manteau, son chapeau, arrache la photo de son cadre et la jette dans la cheminée.

    Agnès est restée immobile.

    Sur le palier, il marque un temps d’hésitation : jamais les arbres ne lui ont paru aussi noirs qu’à cette heure où le monde bascule entre jour et ténèbres. Il frissonne. Au-dessus du champ, il croit un instant distinguer une masse plus opaque que l’obscurité. Mais l’arbre n’est plus là depuis longtemps.

    Quand il atteint la lisière sombre de la forêt, il se retourne. Agnès est toujours là, frêle silhouette dans la clarté de la porte grande ouverte. Immobile, elle regarde son frère s’enfoncer peu à peu dans l’ombre avec cette étrange sensation qu’il disparaît happé dans la fumée d’un feu de cheminée. Elle s’interroge. Son frère, ou bien son père ? Elle ne saura jamais. Déjà l’obscurité se referme sur la forêt, et bientôt la nuit noire aura tout avalé.


  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Il me revient une vieille superstition selon laquelle celui qui plante un noyer mourrait le jour où le diamètre du tronc de l'arbre atteindrait celui de la tête de la personne  qui l'a planté.

    2
    marie-christine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Merci à calipso pour cette belle illustration ... Un pointillisme qui s'accorde à merveille avec l'esprit du texte

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