• Bière de novembre

    " La caisse de bière ", c’est l'un des titres signé par Marie Ragot pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

    œ

    Blonde, brune, rousse, au malt ou au houblon, brassée à l’eau de source…

    Rien que d’y penser, à cette caisse aux bouteilles " vert bouteille " ou pain brûlé, à simple goulot ou à capuchon de papier doré, ou encore, comme leur ancêtre, au bouchon de porcelaine blanche et fermeture métallique avec la bague de caoutchouc, rien que d’y penser, Gustin souriait : cette fraîcheur qui perle sur le verre, qui mousse, toute renflée, qui vacille, prête à déborder ; qui revigore comme l’eau de la fontaine après la route des Crêts ou la montée du Pavé.

    Depuis le temps qu’il aidait au café, Gustin n’en était pas à sa première caisse de bière. Toujours la même, la caisse de bois solidement clouée, à douze casiers.

    Mais le plaisir de la première goulée, par contre, malgré son grand âge et ses bras de plus en plus gourds, que ce soit au frais sous les platanes ou l’hiver devant le poêle qu’on bourre jusqu’à la gueule avant la sortie de la messe du dimanche ou les jours où l’on accompagnait à la dernière demeure un vieux compagnon (de ces jours où il gelait parfois si fort que le pic à vigne avait du mal à entamer la terre), ce plaisir là : le tintement de la canette, le bruit sec de la capsule qui libère son collier de mousse, et la bière qui coule en ondulant, fraîche, blonde, ronde, juste amère, ce plaisir, Gustin le savourait avec la même jouissance.

    Las, parfois, Gustin restait pensif et prostré sur sa chaise paillée, " la sienne propre " comme on aimait à ironiser, tournant le dos à toutes les modernités, tels le plastique et le formica, qui forçaient les portes de nos campagnes. Le vieux Gustin était de ces hommes taillés tout d’un bloc dans le chêne. Depuis tout " mâtru ", il avait connu la garde des troupeaux, puis les travaux des champs et la fonderie, enfin, avec ses cadences infernales, les trajets à vélo par tous les temps, et même à pieds l’hiver, quand les congères barraient le chemin ou qu’à la première relève du poste le chasse-neige n’était pas encore passé. Il savait aussi goûter aux joies simples d’une partie de " lyonnaise " ou de " coinche ", avec la bière du dimanche qui danse dans le verre.

    Bien que sobre, Gustin était un fidèle du café. Il avait toujours " prêté la main ", disait-il avec une humilité mêlée de fierté, pour décharger les caisses du limonadier qui cornait tous les troisièmes samedis " tantôt ", pour descendre les caisses à la cave par la trappe de sapin et les remonter " à cha-peu " derrière le comptoir le dimanche matin.

    Discret, Gustin se rappelait que seul le temps de la guerre l’avait éloigné du village et du café. Il s’y revoyait encore comme s’il y était : la mitraille, les canons qui pleuvaient leurs obus, l’odeur âcre de poudre, de l’herbe roussie et des ruines fumantes, la trouille ou la chaleur sans eau qui trempait le treillis et les molletières ou les pieds gelés qui éclataient dans les brodequins, tel ou tel fauché plus vite qu’un jeune foin, qui criait " maman ", tel ou tel qui lui enfonçait ses ongles dans le bras comme pour retenir la vie, les sirènes, les hurlements, les gémissements, les derniers mots étouffés, les yeux révulsés et la grimace du dernier sourire, et puis la corne de brume au fond d’un fjord de Norvège, le goût amer de sa bière frustre, presque noire, dans les relents de la morue partout, mêlés aux larmes et aux " hourras " de la victoire...

    Aujourd’hui, avant de passer le costume de drap noir, de mettre le harnais de cuir pour porter le drapeau à la cérémonie du souvenir, avec son rituel immuable : la gerbe bleu blanc rouge couchée au pied du monument comme un épagneul docile...

    "  Ouvrez le ban ! " - la sonnerie aux morts, le drapeau qui s’incline en génuflexion, et seul, le cliquètement de sa pointe de laiton au vent du Nord qui trouble la minute de silence, comme à chaque fois... " Fermez le ban ! "

    Aujourd’hui, disais-je, Gustin montait la caisse de bière pour le repas des anciens combattants.

     

     

    Mâtru : jeune enfant qui a encore besoin de sa mère (Mater). Coinche  : jeu de belote à la mode bas Dauphiné. Lyonnaise : jeu de boules qui se pratique dans la région lyonnaise sur un grand terrain délimité (par opposition à la pétanque). Cha-peu : petit à petit. Tantôt : l’après-midi

    Marie Ragot


  • Commentaires

    1
    augusta
    Samedi 23 Août 2014 à 18:43
    Beau, gouleyant, émouvant et de saison.
    Merci Marie l'auteur.
    Et Patrick le passeur.
    2
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:43
    Les souvenirs anciens se trouvent dans la bière,
    Dans le bon vin aussi.  Sous le regard des vieux
    Se puise la mort lente et ne fait nul envieux...
    Les gestes de la main évoquent mise en bière
    D'un trop jeune conscrit qui fut tué sur le front ;
    Et la voix éraillée image quelques scènes
    De tuerie inutile par des ordres obsènes :
    Ces souvenirs anciens sont un nouvel affront...
    .
    .
    JL
    3
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:43
    Très beau texte Marie Ragot !  BRAVO !
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