• Banc d'essai

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    Comment bien foirer sa première journée dans une entreprise de consultants

    par Ysiad

     

    Tout en fredonnant le jingle selon lequel "foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux", nous nous acheminons aujourd’hui d’un pas guilleret vers le monde de l’entreprise, sans pour autant faire partie de ces stakhanovistes qui triment quinze heures d’affilée dans le but de battre leur record, ou de ces drogués du boulot que les rosbifs surnomment : workaholics, et qui ne prennent jamais de vacances de peur de se faire piquer leur poste, et dorment dans leur bureau pour être certains d’être à l’heure le lendemain. Nous sommes semblables à tous ces gens qui doivent gagner leur vie, et qui espèrent cocher un jour les bons numéros sur la grille, pour pouvoir se barrer sous des cieux plus cléments.

     

    Vous rêvez d’un job, un vrai, qui vous occuperait du lundi au vendredi. Vous en avez votre claque de jouer les bouche-trous pour Manpower qui vous file tout plein de missions rigolotes, comme de quoi vous éclater durant deux mois au service des factures d’un fabricant de chiottes, et voilà que de fil en aiguille et de missions d’intérim en dépannage express (au rayon des vis et des pinces au sous-sol d’un grand magasin), vous rencontrez un beau jour un chasseur de têtes, qui a forcément un job pour vous. Tous les chasseurs de têtes vous diront la même chose, c’est précisément leur boulot, ils arrivent au grand galop sur leur char avec un casque d’or sur la tête, vous ramassent au passage et vous disent : j’ai exactement ce qu’il vous faut, et vous voilà embarquée dans toute une batterie de tests linguistiques, d’analyses graphologiques, de problèmes de logique qui vont durer des semaines, pour finalement déboucher sur une proposition mirobolante consistant à rejoindre l’équipe des assistantes multilingues de Roger Dublé. Attention. Roger Dublé n’est rien moins que le Président d’une multinationale renommée de consultants, située au cœur d’un très beau quartier de Paris, à un jet de pierre des Champs-Elysées. Boum. Vlan. Crac. Le cadeau. Attendez, c’est pas fini. Y en a encore. Vous êtes cadre. Très bien rémunérée. Sujette aux primes de fin d’année. Il y a sept semaines de congés annuels. Et des avantages à la pelle. Et des réduc’ pour aller au cinoche. Qu’est ce qu’on dit au chasseur de têtes ?

    Le pied, pensez-vous en découvrant dans le livret d’accueil que l’on vous a envoyé par la poste avec votre contrat d’embauche les innombrables avantages que proposent les consultants à leurs salariés, ce qui explique l’enthousiasme fougueux avec lequel vous poussez la porte du bel immeuble 19ème entièrement rénové, pour vous engouffrer dans l’ascenseur, en même temps qu’une foule d’hommes et de femmes qui vous regardent de biais, car enfin, votre binette, personne ne la connaît, vous êtes nouvelle. Votre cœur bat très fort, si fort qu’il vous semble que l’on n’entend que lui lorsque l’ascenseur repart vers les étages supérieurs. Vous êtes impatiente, oui. Très. Vous avez les jetons, aussi. Il y a de quoi. Une longue période d’essai s’ouvre devant vous, trois mois durant lesquels vous devrez faire vos preuves, trois mois où il faudra sérieusement se bouger les miches et torcher de belles lettres dans un Engliche impeccable, au bas desquelles le Président apposera négligemment sa griffe avec son Mont-Blanc plaqué or. Qu’importe. Ces trois mois là vous paraissent autrement plus riants que toutes ces semaines durant lesquelles vous avez vendu des vis et facturé des balais chiottes et qui défilent en habits sombres dans votre souvenir, alors que l’ascenseur vous hisse sans un bruit au sommet de l’immeuble, là où crèchent les consultants senior, qui gravitent comme des phalènes autour du bureau de Roger Dublé.

    Une jeune femme vient vous chercher à l’accueil. Elle est intérimaire, vous dit-elle. Elle vous dit aussi que le Président va vous recevoir ce matin. Très bien, répondez-vous, grisée à l’idée d’endosser un nouveau rôle.

    Et la première heure s’écoule. Lente, monotone, dans un petit bureau aux murs blancs au fond du couloir, en face de l’intérimaire dissimulée derrière son écran. Vous entendez des gens qui parlent, des portes qui s’ouvrent, qui claquent, des cavalcades. L’intérimaire tape sur son clavier sans plus vous parler, notant parfois quelque chose sur un bloc à mesure que les messages tombent dans la messagerie du téléphone, qu’elle consulte tous les quarts d’heure en coupant le haut-parleur. Une deuxième heure s’écoule en compagnie du martèlement des touches. Toujours rien. A midi, la fille lève les yeux comme si elle se réveillait d’un long sommeil. Le Président va vous recevoir cet après-midi, vous dit-elle. Bon. Autant aller s’attabler quelque part, pour tuer le temps.

    Et l’après-midi s’écoule de la même façon, sans que l’intérimaire vous accorde plus d’attention. Les aiguilles tournent au cadran de votre montre. A dix-huit heures, la fille se lève enfin. Le Président a demandé à Monsieur Turbin, le directeur du personnel, de vous recevoir. Les questions dansent mais vous la suivez, avec la nette impression d’avoir atterri dans une boîte de frappadingues. Ce qui vous sera confirmé par la suite, un peu de patience. Les foirades, ça arrive toujours assez vite.

    Monsieur Turbin est un long type maigre et nerveux dont le visage est le siège de toute une gamme de tics étonnants, alors qu’il range divers papiers et dossiers qui traînent sur sa table, " pour faire place nette ", vous dit-il en se grattant furieusement le nez, en guise d’entrée en matière. Vous souriez, pour masquer la gêne qui vous envahit. Vous avez attendu toute la journée, sur une mauvaise chaise, que Roger Dublé consente à vous recevoir, vous aimeriez bien qu’on vous explique pourquoi diable vous vous retrouvez à six heures du soir dans le bureau d’un type qui aurait besoin de quinze ans de vacances pour chasser le stress qui se manifeste maintenant par des clignements de paupière intempestifs et des claquements de dents tout aussi intempestifs. Votre contrat, on vous l’a envoyé par la poste, vous l’avez signé et renvoyé avec la mention " lu et approuvé ", tout est en règle, vous n’avez plus qu’à prendre le poste… Que signifie cette mascarade ? Et comme si Turbin lisait dans votre tête les questions qui affluent, le voici qui se penche vers vous d’un air sinistre, et vous dit sur un ton d’outre-tombe, en bavant un peu : Nous vous devons des explications.

    A ce stade, vous ne savez pas trop ce qu’il convient de faire. Vous gardez un sourire de circonstance mais franchement, vous aimeriez que le grand nerveux accouche au lieu de se perdre dans des circonlocutions inutiles, où il croit encore utile de faire l’éloge des résultats que vous avez obtenus aux tests. Au fait, mon vieux. Au fait ! Je ne comprends rien, dites-vous, pour le pousser dans ses retranchements. – Il y a eu une erreur d’aiguillage dans le recrutement, vous apprend-il. Nous sommes désolés, croyez-le, mais voilà, nous sommes obligés de mettre fin à votre mission ce soir, et sans plus d’explications, il pousse devant vous d’une main tremblante, comme s’il s’agissait d’un papier poisseux, une feuille A4, sur laquelle il est écrit noir sur blanc que votre période d’essai prend fin ce jour. Là. Tout de suite. Tout en la lisant, vous constatez qu’on vous dédommage pour ce que Turbin a appelé : une erreur d’aiguillage, et que vous venez de gagner sans rien foutre un mois de salaire, en un jour, rien qu’en restant assise sur votre chaise à compter les mouches.

    Bravo. Pan dans le logo. C’est foiré.

    Mais si par miracle, tout en vous raccompagnant jusqu’à l’ascenseur, Turbin crache le morceau et vous souffle que Miss Smith, la fille que vous étiez supposée remplacer auprès du Président, a finalement décidé de conserver son poste, votre petite excursion chez les consultants aura été… bien foirée.

     


  • Commentaires

    1
    Mercredi 13 Avril 2011 à 12:51

    Si ça sent le vécu, et çe ne m'étonnerait pas, je donnerais cher pour que les Dublé,  Turbin et autres enf..... lisent cette chronique!

    2
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:18

    Oui Danielle, tu as vu juste, c'est du vécu. Merci pour ton commentaire. Tout cela est bien loin maintenant. Je lis de temps en temps dans les journaux des nouvelles de la boîte en question, il semblerait qu'elle ait eu des démêlés avec la justice, à propos d'une affaire de délit d'initié impliquant quelques huiles. Pour une boîte de consultants censée donner des conseils aux grosses entreprises, ça fait un peu désordre...

    3
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:18

    " Pour les prochains, afin qu'ils ne deviennent pas les suivants". Dédicace de L'enquête", de Philippe Claudel.

    4
    Joël H
    Samedi 23 Août 2014 à 18:18

    Du vécu, oui, mais rendu drôle. Ce qui fait supporter le vécu....et donne envie de distribuer des baffes à tous ces sa.....ards  dont la prière commence par (dixit Julos Beaucarne):

    "Au nom du pèse, du fisc et du Sacro Saint Bénéfice"

    5
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:18

    Ah c'est pas mal, ça. Un slogan que je ne connaissais pas et qui reflète bien les ambitions de la boîte dont il est question dans cette histoire. Ils m'avaient fait poireauter trois jours en fait. Et durant trois jours je me suis demandé ce que je foutais là. C'est mon pire souvenir de recherche d'emploi.

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