• Babyclone (2)

    Journal imaginaire (2/3) par Patrick Essel

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    23 avril - Trois mois que je suis dans l'impasse. Tout s'effrite autour de moi et je reste assis à ne rien faire. Je vois passer des troupeaux d'êtres aux yeux cernés, tous identiques, blêmes et impassibles.

    28 avril - Il y a un vacarme épouvantable. J'ai appris, je ne sais comment, à identifier les bruits, à les classer en sonorités hostiles ou bienveillantes. Malgré tout, je ne comprends pas ce qu'il se passe. De curieuses pensées se pressent et se bousculent en moi. De surcroît, quelque chose semble à chaque instant deviner mes intentions ; quelque chose de grand, de fort, de poignant, d'incontrôlable qui me pousse à sortir du rang, à prendre le large. Je suis convaincu qu'il s'agit d'un esprit. Il emploie des mots que quelqu'un comme moi est incapable de concevoir. Des mots que je n'explique pas et qui pourtant s'imposent au plus profond de mon être avec une étrange intensité.

    3 mai - L'esprit va vite en besogne. Il m'a conduit au pied d'un mur tendre qui va bien au-delà de tout ce que connais. J'en suis les contours flous et mouvants sans aucune appréhension, en écoutant simplement sa petite voix. Je suis méconnaissable. A chaque instant, je me dis qu'il existe d'autres mondes et cela me ravit.

    7 juin - Il arrive que l'esprit se crispe et ne me dise plus rien. Dans ces moments-là, je l'entends souffler et grogner mais il me laisse dans l'ignorance de sa douleur. Parfois le bruit de ses pleurs est tellement déchirant que j'en ai mal pour lui. Alors, je me mets à trembler à tournicoter, à pousser, à secouer, je crie, je tape, je cogne, je fais ma tête de brute, il m'arrive même de vomir, je sens qu'il pince les lèvres et qu'il se contracte encore plus mais il ne me demande même pas d'arrêter.

    19 juin Je suis arrivé au bout, je crois. Depuis longtemps, je ne vois plus âme qui vive. J'ignore si cela a de l'importance. La terre et l'eau sont assemblés. Des nuages très noirs se forment devant moi, des nuages d'une espèce inconnue qui me font froid dans le dos.

    5 juillet - L'espace s'est brusquement étiré, libérant un étroit passage. Un vent violent s'est levé peu après et je me suis mis aussitôt à penser à cette gigantesque ligne qui sépare les mondes. Je me suis décidé sur un coup de tête, poussé par la seule idée d'aller de l'avant et de voir. Je me tiens maintenant en embuscade dans une trouée à proximité d'un amoncellement de broussailles. J'ai une partie de moi plongée dans l'épaisseur, là où il y a une petite lueur jaune, l'autre est en retrait, encore soudé à la pénombre.

    14 juillet - Je ne tiens plus en place. Je sens que je vais décrocher et me jeter tout entier dans la douve. Tant pis si je pars dans tous les sens. J'en ai assez de la nuit. Et l'idée d'enfoncer cet immense paquet de moelle me fait terriblement frémir. Ah, faire peau neuve ! Quelle chose séduisante ! Quelle idée admirable ! Quelle sensation unique !

    15 juillet - A vrai dire, cela ne m'empêche pas d'être inquiet : j'ai mal à la tête et au cœur jusqu'à en avoir envie de perdre connaissance. L'esprit me dit de faire attention et de ne pas me précipiter, se mettre en corps est une affaire complexe et demande une vigilance de tous les instants.

    6 septembre - J'ai réfléchi et il m'est venu une idée comme il en vient aux êtres démunis et qui certainement ne me mènera à rien, mais tant pis. Sachant que je ne possède aucun signe particulier, j'ai songé à donner une expression inédite à ma physionomie. Oh, c'est tout simple, je me suis imaginé en train de grandir, je veux dire véritablement grandir, jusqu'à devenir franchement très grand, avec de grands yeux, de grandes mains, de grandes dents. Si grand que même le lointain tomberait sous mon regard. C’est drôle cette idée de grandeur, non ? J’en ai le vertige. Je pourrais même en être tout retourné. Et pourquoi pas ? C’est fou ce que j’aime l’immensité. Mais non ! Mes ambitions ne ressemblent à rien. Personne ne peut être grand à ce point.

    à suivre…


  • Commentaires

    1
    Magali
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42
    Si mes calculs sont bons, on en a pour jusqu'au soleil d'Austerlitz de cette affaire-là...
    2
    Patrick
    Samedi 23 Août 2014 à 18:42
    Soleil trompeur ...
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