• A la belle étoile (7)

    Fete-Berry.jpg

    Pierre Thomas, l'étoile du jour

    J'ai 72 ans. Je lutte contre l'inéluctable décrépitude en écrivant quelques nouvelles, destinées ou non à des concours, en faisant des dessins à la plume grand format qui peuvent donner lieu à des expos, en pratiquant marche, vélo et jardinage, en me livrant à des activités musicales, en suivant des cours sur des thèmes variés, en profitant de la saison théâtrale gapençaise... Et bien sûr de la lecture, du ciné et un peu de télé. Avec tout ça les journées sont bien remplies.

     

     

    Fête en Berry

     

     

    A l’heure de la sieste, sous un soleil à malices prêt à liquéfier la cervelle de quiconque oserait s’attarder, Jules, le gars à la Denise, traverse en claudiquant la place de Nohant, tout en prenant soin d’explorer d’un œil rapide l’ombre du porche de l’église qui pourrait bien cacher une vieille bigote toujours prête à caqueter. Il ne veut pas qu’on le voie se diriger vers le château, demeure d’Amandine Lucile Aurore Dupin, baronne Dudevant, plus connue sous le nom de George Sand. Au village, elle est la bonne dame de Nohant, ou madame la baronne. On a du respect pour le titre, mais surtout pour la personne qui, malgré une vie affichée bien éloignée des mœurs locales, a su gagner l’estime et la sympathie des paysans du cru.

    Le Jules est fort intimidé lorsqu’il se trouve sur le point de franchir le portail dont les battants sont ouverts sur la cour intérieure, avec, au fond, le haut mur de la bâtisse animé de nombreuses fenêtres. Comme la plupart des berrichons, le Jules vit dans une maison basse, tassée sous son toit de lourdes tuiles rouges. Tout bâtiment à étage, couvert d’ardoises, marque un territoire qui n’est pas le sien. Et c’est par le sésame d’un geste de déférence venu de loin qu’il se risque enfin à violer l’espace étranger : avant de pénétrer, maladroit, seul, fragile dans la cour inondée de lumière, il retire son béret, son vieux béret marqué par les sueurs recuites des travaux des champs, et le tient à deux mains sur son ventre. Par chance, Isidore, le palefrenier, le voit arriver et lui crie qu’est qu’tu vins fai’ ici au lieu d’te r’poser ? J’voudrais vouair madame la bâronne, répond Jules. Qui qu’tu veux y dire, à la bâronne ? insiste Isidore. A toué j’dirai rin pasque j’veux causer qu’à ta patronne, c’est tout. L’entêtement du Jules étant réputé inébranlable, Isidore n’insiste pas, se dirige vers la porte principale et confie le visiteur à une femme de chambre qui passait.

    Depuis longtemps, le Jules avait son idée. Ça lui était venu alors qu’il menait son char à bœufs tout près de la propriété de George Sand. Il faisait doux, le calme du soir laissait filtrer par les fenêtres ouvertes une musique cristalline, joyeuse, puissante qui provoqua un long frisson sur tout le corps du Jules au point de lui faire oublier son attelage. Il laissa choir : vingt guieux, c’est bieau ! Et se prit à désirer que ce moment sublime ne cessât jamais. Bien sûr, un jour ou l’autre, les villageois avaient entendu les accents délicats du piano du polonais, mazurkas, nocturnes, préludes… Il n’est pas certain qu’ils en aient tous goûté les subtilités, préférant peut-être les habituels miauleurs de vielle et racleurs de violon. Le Jules, lui, venait de ressentir l’émotion de sa vie, et c’est ce soir-là qu’il décida, après une longue réflexion, de demander une faveur à madame la baronne.

    Qu’est qu’t’as à rêver, espèce de feignant, faut fini’ d’faucher c’te parcelle si tu veux aller user tes sabiots à la fête c’tantôt, s’énerve soudain la Denise, parcheminée comme un diable. T’arrêtes pas d’y penser à c’te traînée de Juliette, qu’est qu’t’y trouves ? Bounne à rin, toujou’ à couri’ l’mâle par voies par chemins. Dès qu’a voué un gars, a’ s’met en posture ! A’ dit qu’ c’est l’vent qui r’lève ses affûtiaux ! Mon Dieu, faut-i’ en entende ! Et toué, tu môrds à l’hameçon ! Faut-i’ ête bête !

    Le Jules laisse passer l’orage, fait semblant de bousculer sa faux, mais ne peut s’empêcher de regarder la silhouette du château, au-delà des blés mûrs. Il a été envoûté par l’accueil simple et attentif de madame la baronne, par son regard rassurant… Et elle a promis d’en parler à son polonais. Il y aura le problème du piano, a-t-elle dit, mais on trouvera bien une solution. Depuis, le Jules n’a que ça en tête, jouissant à l’avance de son petit effet.

    Au droit de midi, la parcelle fauchée, le Jules et la Denise rentrent au bercail par le chemin creux ombragé. L’un fait courir son imagination, l’autre marmonne. La vieille n’ira pas à la fête des moissons, elle n’a rien à se mettre, elle est fatiguée et quand on est paysan on travaille, on ne s’amuse pas. Et on ne va pas se montrer. On a de la dignité, non mais ! Quant au Jules, il se repasse le film : Pour l’piano, j’pourrai p’t-ête l’emmener su’ mon châr à bœufs. Et la baronne qui répond avec un sourire Ne vous inquiétez pas, mon brave, Isidore s’en occupera. Isidore ? Pas confiance dans ce parvenu ! Il n’en fait qu’à sa tête. Madame est trop bonne.

    Le Jules a mis sa chemise de lin, son pantalon et sa veste de toile, ses sabots neufs, un chapeau de paille. Il s’est arrosé le visage d’eau de Cologne. Il a laissé sur la chaise sa ceinture de flanelle. Tu vas attraper fret au vent’e a dit la mère. Il a pris son bâton ouvragé pour s’aider à se tenir droit.

    Sur la place, devant l’église, à l’ombre des arbres, on a monté une estrade de bois rudimentaire, la même à chaque fête. Quatre piquets plantés dans les coins portent des épis de blé tressés. Quel gaspillage ! aurait dit la mère. Des stands de jeux découpent des espaces colorés où vont et viennent les premiers curieux. Et la buvette surtout, déjà bien fréquentée, trône en bonne place, tenue par deux gaillards forts en gueule abondamment moustachus, manches retroussées sur des bras de bête. C’est Athomas le forgeron et Marcel le charron. On ne peut pas trouver meilleurs vendeurs de piquette locale et de vin gris de Reuilly. Ah ces deux-là !... aurait dit la mère. Comme tenu par une laisse invisible, le marchand de cochons, dont la trogne a fini par ressembler, curieux mimétisme, à celles de sa marchandise, promène sa bourse et son ventre pleins à moins de deux mètres des tonnelets. Maître Benaise, le notaire, venu en tilbury de St Chartier, s’occupe à flairer les affaires juteuses qu’il pourrait négocier à son bénéfice. Le garde-champêtre, en tenue s’il vous plaît, surveille davantage les jolies filles que les garnements, et son képi est déjà de travers, mauvais signe. Ah celui-là ! aurait dit la mère. Monsieur le député, d’une élégance décalée, offre quelques tournées bien ciblées, histoire d’entretenir des liens électoraux toujours volatils. Quant au maire, il se fait attendre : sans doute rabâche-t-il son discours dans l’arrière-cuisine de son auberge, pendant que sa femme hoche du bonnet en mitonnant le poulet au sang, gloire gastronomique du pays. Et la foule des anonymes, des sans-grade, des culs-terreux, des sans-le-sou, des benêts, endimanchés à la va comme j’te pousse, s’insinue telle une houle dans les travées, en quête d’instants de bonheur chichement distribués. Ah ceux-là, i’ f’raient mieux de rester chez eux, aurait dit la mère.

    Ce folklore, chaque année recommencé, n’intéresse pas le Jules. Il cherche son piano. D’autant plus difficile à trouver qu’il n’en a jamais vu et ignore complètement à quoi ça peut ressembler. Il sait seulement que c’est lourd et encombrant. Il avait espéré le découvrir sur l’estrade, mais elle est vide pour le moment. Caché dans l’auberge ? Le maire s’esclaffe : Un piano ? Quel piano ? Sais-tu seulement ce que c’est, mon pauvre Jules ?  

    Le Jules décide de patienter. Après tout, les musiciens du coin ne sont pas encore là. Il va traîner ses sabots vers le jeu de quilles, vers le chamboule-tout, vers la pêche aux paquets-surprise où les nigauds sautent de joie en découvrant les babioles bonnes à jeter, vers la loterie où l’on peut gagner un énorme âne en peluche, un nid à poussière, aurait dit la mère. On a vite fait le tour. Un peu plus loin, un vannier de Montgivray vend des paniers, sa carriole en est pleine. Et un potier de Verneuil-sur-Igneraie propose des jarres et des pots de toutes dimensions. Le Jules n’a besoin de rien. Il pense à son piano, tout en observant discrètement le portail du château et finit par s’installer en bout de table à la buvette, devant un verre de rouge.

    Mêlée au flux des badauds, la Juliette affiche ses charmes en usant d’une innocence calculée, attentive au regard des hommes. Sa robe bleue rehaussée de blanc ne dissimule que l’interdit d’un corps somptueux. Le Jules la suit des yeux, subjugué, alors qu’elle déambule, seule, radieuse, fière. A’lle est en chasse, aurait dit la mère.

    Et voilà qu’arrivent le violoneux et le maître sonneur, en blouse grise. Ils grimpent sur l’estrade et entament une bourrée de Sarzay endiablée, battue par des coups de sabots enragés qui font branler les tréteaux à faire peur. Suivront, selon la tradition, polka piquée, chapelotte, montagnarde de Nohant-Vic, valse, quadrille… Et tournez jeunesse, tournez pendant qu’il est temps… On se bouscule à la buvette, déjà les premiers éméchés s’envoient des bordées qui font rigoler tout le monde. Ça chauffe sec sur la place de Nohant.

    Le Jules ne danse pas à cause de sa jambe. Et puis il n’aime pas trop. Cette promiscuité de bruit, de poussière et de sueur ne l’attire guère. Il a compris que le polonais et son piano ne viendront pas maintenant. Pourtant, la baronne avait promis. J’suis sûr qu’ c’est un méchant coup d’Isidore, pense-t-il. Et p’t-ête que c’est l’polonais qui voulait pas v’ni’ ! Je r’grette bin ! J’aurions eu bin du plaisir ! Il vide son verre, pose une pièce sur le bois de la table, se lève en s’essuyant la bouche du dos de la main, salut la compagnie, prend son bâton et quitte la fête et ses flonflons. Il n’attend pas le discours usé du maire.

    Avant de rentrer à la ferme, le Jules fait un crochet en direction du château. Il contemple la belle façade derrière laquelle se dissimulent tant de trésors. Il écoute. Croit entendre une mélodie, passe derrière le bâtiment. Une fenêtre est ouverte. Chopin travaille un prélude aux intensités dramatiques appuyées, qui accrochent l’attention de Jules. Ce dernier s’approche doucement de la clôture et surprend, cachée sous une feuillée, la Juliette en extase. Elle est assise sur une pierre, elle respire tant qu’elle peut la musique de Chopin, béate, gourmande, et sourit au Jules interloqué. Le voilà qui s’assoit lui aussi, pas très loin, sans un mot, traversé par le ruissellement des notes offertes aux arbres centenaires, aux herbes folles, aux fleurs des champs, aux locataires affairés des branchages... Le parfum de la Juliette se mêle à celui de la terre. Il fait doux. Le Jules, téméraire, se lève et s’approche. Elle lui sourit de nouveau. Il s’installe et décide de ne plus bouger. C’est alors que Chopin attaque une polonaise qu’il fait sonner avec une légèreté et une précision magiques. La Juliette retire ses bottines, se dirige vers le découvert du pré et engage une danse instinctive, déliée, lascive, inventive, sensuelle. Le Jules n’en revient pas de tant de beauté dont il est le seul témoin. Il est tout remué. Ses yeux et ses oreilles jouissent en accord. Tant de bonheur, ici, dans ce pays de misère, qui aurait pu imaginer ?

    Le seul témoin ? Pas exactement. Le Jules voit Isidore traverser le parc du château, ouvrir le portillon donnant sur le pré, s’avancer tranquillement vers la Juliette, éblouissante dans le soleil du soir. Lorsqu’il arrive au point de la toucher, elle se tourne vers lui, ils se regardent, souriants et magnifiques, et se tiennent prêts, soumis aux sortilèges de la musique.

    Jules reprend le chemin de la ferme, fatigué. Demain ne sera pas un autre jour. Il faudra bien moissonner l’autre parcelle.

     


  • Commentaires

    1
    Jérôme Gariel
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Superbe! Cela méritait une place sur le podium (je trouve...)

    2
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Vraiment très bien raconté. Le personnage est rustaud, naïf et attachant mais aussi décisionnel et romantique (musicien-poète) à sa façon. Il est digne des paysans de Sand qui jamais n'en faisait des portraits caricaturaux. Beau texte.

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :