• A la belle étoile (5)

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    Martine Férachou, l'étoile du jour

    Je suis professeure des écoles. J'écris des nouvelles depuis quatre ans (j'ai 54 ans) et je participe régulièrement à des concours d'écriture. J'ai eu la chance de voir quelques-uns de mes textes primés, remarqués ou publiés dans des collectifs. C'est, à chaque fois, un grand bonheur pour l'écrivore que je suis devenue ! Je remercie donc vivement les associations qui organisent des concours "déclencheurs d'imagination" !

     

     

    Quand la coupe est pleine…

     

    Vraiment mémorable, cet anniversaire…

    Ils ont mis le paquet ! La salle est magnifique : nappes blanches en coton,  surnappes colorées, chaises habillées, centres de table fleuris… Ne manquent que les ballons de baudruche marqués « bon anniversaire ». Cette idée la fait sourire. Elle imagine, sans peine, sa cul pincée de fille aînée s’exclamer : « des ballons ! Vous n’y pensez pas, elle n’a pas dix ans, tout de même ! » Pauvre Agnès ! En voilà une à qui elle n’a légué, ni sa joie de vivre, ni son sens  de l’humour. 

     

    Thomas, son arrière petit-fils, l’a extraite délicatement de son fauteuil roulant. Il l’a prise dans ses bras, forçant sur sa musculature pour épater les filles, mais avouant : «ma petite Mamilie, tu ne pèses rien, c’est quoi ce travail, il faudrait te remplumer un peu… » Puis il l’a posée sur la chaise la plus confortable, à la place d’honneur. Mamilie ! Le surnom, contraction de mamie et d’Emilie, a ricoché avec joie dans le cœur de la vieille dame. Il y avait si longtemps qu’on ne l’avait nommée ainsi ! C’est simple, Mamilie n’existait plus… Ne subsistait  que Madame Martin… Ou… pire… la « 305 » (numéro de sa chambre, bien évidemment).

     

    Mais Madame Martin est l’héroïne du jour ! Pas moins de trois discours la mettent à l’honneur : celui du directeur de la maison de retraite, puis celui du maire de la commune, et enfin, le plus long, celui de Michel. Lui, en fait, il remercie surtout  les deux orateurs précédents, et les journalistes, aussi, qui se sont si gentiment déplacés. Il remercie au nom de toute la famille ! Il a un air contrit que sa mère ne peut que remarquer et déplorer. Il se demande ce qu’il fait là, lui, le rêveur, qui déteste se montrer, se mettre en avant ! Mais il n’a pas eu le choix, pense la vieille femme. Agnès ne lui a pas laissé le choix : « je te rappelle que tu es mon cadet, certes, mais aussi l’aîné des garçons ! Tu es donc l’homme de la famille, c’est à toi de t’y coller ! » Il n’aura pas eu le courage requis pour une éventuelle rébellion ! Enfin, c’est fait ! Il peut sortir son mouchoir à carreaux de sa poche, Michel, et s’essuyer le front. Il a accompli sa mission sans panache mais avec quelques trémolos dans la voix. Il a réussi à émouvoir l’assistance. On l’applaudit.

     

    L’assemblée est enfin autorisée à prendre l’apéritif (Agnès dit : le «cockkkk-tttailll»). « A la santé de Mme Martin ! », proclame le directeur. « A la santé de notre centenaire », enchaîne le maire. « A ta santé, maman », bafouille Michel. « A la tienne, Mamilie », susurre Thomas. Tout le monde lève son verre, boit… L’ambiance, l’alcool aidant, devient chaleureuse. Des groupes se forment, les conversations vont bon train. Mamilie, surveillée du coin de l’œil par Agnès, n’a bu qu’une demie coupe de champagne (« pense à ton cœur, maman, tout de même ! ») et se retrouve un peu seule, un peu oubliée… Mais elle ne s’ennuie pas. Elle les observe. Cinq générations sont rassemblées là pour son anniversaire ! Elle ne connaît, de la plupart d’entre eux, que les visages, dans des cadres bon marché, sur sa commode de chambre. Ils n’ont pas de temps pour venir la visiter. Son regard pétille. Elle se régale à les passer en revue, un à un. « Tiens, Adeline, ma préférée, celle qui me ressemble le plus.  Comme elle est émouvante avec son ventre rond ! Et Gérard, toujours aussi mal fagoté, celui-là ! Et Philippe, gros cigare, gros portefeuille, mais petit cerveau et je devine ce qu’il a dans le slip !!!». Elle rit toute seule d’avoir des pensées si osées. A son âge, tout de même ! Elle s’oblige à redevenir sage et porte son attention sur les enfants les plus jeunes. Le petit Jules, vingt mois, court maladroitement derrière un ballon de baudruche rouge. Il rit aux éclats, joues écarlates, menottes en l’air. Tout le portrait de son arrière grand-père, Jean ! Le visage de l’aïeule se rembrunit. Ce fils qu’elle chérissait, pourquoi était-il parti si tôt ? Il aurait eu tant d’amour à donner au bambin ! Et puis, il se serait bien occupé d’elle, lui, au moins. La vie est décidément bien cruelle !

     

    Perdue dans ses pensées, elle n’a pas vu le garçon s’approcher. Elle sursaute quand elle sent, sur son visage, son haleine fétide. Il s’est accroupi pour être à sa hauteur. Elle l’observe. Un gars avec une tête qui lui dit quelque chose. Elle fouille sa mémoire à la recherche d’un prénom, essaie de situer le personnage dans le contexte familial,  reste bredouille. Mais une chose est sûre : elle ne l’aime pas celui-là. Mauvais genre ! Doit être issu d’une branche pourrie de l’arbre généalogique ! Il lui décoche un sourire mauvais et ironise :

    - Alors, mémé, on fait de la résistance ? Cent ans !!! C’est gonflé tout de même !

     

    Le petit morveux ! Il n’est pas gonflé, lui, de parler ainsi à une si vieille personne. Quelle impolitesse ! Mamilie cherche une réplique cinglante, puis se ravise. Elle est trop âgée, maintenant, pour les conflits. Et puis, le docteur lui a répété bien souvent : « les contrariétés, c’est pas bon pour le cœur ! ». Alors, comme à chaque fois que cela l’arrange, elle feint la surdité. Elle tend le cou vers l’adolescent indélicat, appose sa main droite ridée et tremblante derrière le lobe de l’oreille et mugit :

    - hein ?

     

    L’autre ricane, comprend que son  audace restera impunie puisque la vieille dame n’entend pas plus qu’un pot de chambre et en rajoute :

    - Ben c’est vrai, non ? Vos héritiers, ils en ont peut-être marre d’attendre ? Faut pas être égoïste comme ça, faut penser à eux…

     

    C’en est trop ! La colère gronde dans le cœur de Mamilie qui, lui, s’emballe dangereusement ! Bien sûr qu’elle s’en serait bien passée d’être là, à souffler trois chiffres sur un gâteau ! Etait-ce sa faute, à elle, si la grande faucheuse avait préféré prendre son mari et son fils, trente ans plus tôt, dans le même accident de voiture, et la laisser brisée, à tout jamais, sur cette terre ! Quel imbécile, ce gamin ! Mais quel imbécile ! Elle inspire un bon coup mais l’air passe mal. Elle doit se forcer pour lui répondre le plus naturellement possible.

     

    - Et si on trinquait, jeune homme ? Ma fille Agnès a confisqué ma bouteille de champagne. Peut-être pourriez-vous nous en trouver une ?

    Il  se redresse prestement en riant.

    - Eh bien dis donc, t’es un phénomène, toi ! Mais t’as raison, mémé, faut pas se laisser abattre !

     

    Il file prestement vers la cuisine à la recherche du précieux breuvage. Elle pense en souriant : « Il me tutoie, maintenant ! De mieux en mieux ! De toute façon, il se croit tout permis. Il mériterait bien une petite leçon. Il est en train de gâcher ma soirée ! » Elle attrape rapidement, sur la table, sa boîte journalière de médicaments, celle avec les petites cases qui correspondent aux heures de prises. La gélule de vingt-deux heures est là qui attend. La vieille dame se remémore, lointaines, les recommandations du docteur Weiss : « attention, Mme Martin, ce comprimé ralentit le cœur, vous ne devez le prendre qu’en cas de grosse crise de tachycardie ! Et surtout, pas d’alcool avec ça ! » Promis, promis, docteur, elle ne fera pas d’imprudence ! Elle va juste s’occuper de ce garnement, lui faire une grosse frayeur qui le rendra, peut-être, plus mesuré dans ses propos, plus délicat. C’est son anniversaire, après tout, elle a bien le droit de s’amuser un peu. Et puis, la bêtise, elle aurait pu pardonner, mais la méchanceté, non.  Le médicament ne devrait pas avoir trop d’effet sur un homme jeune et en pleine santé. Seulement, un petit malaise, histoire d’apprendre l’humilité !

     

     Le fanfaron a préparé deux coupes de champagne. Il interpelle la bande de jeunes qui dansent sur la piste.

    - Et, venez, venez trinquer avec mémé !

     

    Elle profite de son inattention pour verser dans un des verres le contenu de la gélule qu’elle a éventrée. Mais voilà qu’elle tremble soudain… Il est plus à plaindre qu’à blâmer, après tout, ce nigaud ! Mérite-t-il une telle leçon ? Puis elle pense à son homme, à Pierre, qui l’attendent sûrement là-haut… Elle pense au numéro 305 qu’elle redeviendra dès le lendemain… Alors, frénétiquement, elle change plusieurs fois les deux coupes de place sur la belle nappe blanche… Hop… Hop… Hop…. A gauche, à droite… Devant, derrière… Elle embrouille sa mémoire… Le garçon s’étonne :

    - Alors, mémé, on joue ou on boit ?

    - Vous avez raison, jeune homme, quand la coupe est pleine… On boit !

     


  • Commentaires

    1
    Mardi 25 Octobre 2011 à 08:11

    Elle est bien sympa cette Mamilie! J'aime bien la chute ouverte qui permet au lecteur de faire son propre choix.

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    2
    Jeudi 10 Novembre 2011 à 00:25

    Délicieux, bien enlevé et pour une fois que l'aïeule ne se fait pas piquer sa carte bleue.

    Merci, Martine pour cette tranche d'humour... qui se termine par une roulette russe.

    3
    danielle Akakpo
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Une adorable vieille dame et une histoire douce amère,si vraie que l'on pourrait y croire! La tendresse en face du cynisme, bravo!

    4
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Adorable vieille dame sans doute... mais on n'a que son point de vue

    Alors, peut-être aussi vieille dame indigne. Peu importe car ce fut un plaisir de lecture d'entrer dans son jeu.

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