• A la belle étoile (1)

    TEMPETE-nappe-rouge.JPG Tempête sous un crâne de Maryse Legrand

     

     

    En attendant "Nouvelles en fête" du 15 octobre prochain, nous publions les nouvelles de quelques concouristes "étoilés" à l'occasion de "Fêtes et défaites". Sur les vingt auteurs contactés, six d'entre eux ont répondu "Oui, volontiers" trois "Non, merci" et onze ont ignoré l'invitation. Il ya des jours comme ça...

     

    Jacqueline Dewerdt-Ogil, l'étoile du jour

    « Faute d’inspiration, je m’apprêtais à écrire d’après la photographie d’un paysage urbain. Mon cerveau rechignait. Il m’imposait l’image d’un tableau peint récemment par une amie. Habilement, il me suggéra  une phrase. Je tentais de résister. Peine perdue, la phrase était dans la place et ne cédait pas d’un pouce. Elle avait choisi  une place de choix : elle voulait être  la chute de ma nouvelle. Restait à créer des personnages, inventer une histoire. Le texte mûrit, s’écrit. Un jury le lit, lui confie une étoile et je suis au septième ciel, même si  je n’ai pas gagné. Merci. »

     

     

    La nappe rouge

     

    Simone hésite sur le seuil. La lumière dorée sur les façades l’invite à flâner un peu. Depuis ce matin, elle se sent oppressée. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne rentrera pas directement à la maison en sortant du bureau.

    Elle descend vers le canal, débouche sur le chemin de halage au moment où passe un convoi de péniches. Elle le suit, court, ralentit le pas jusqu’à presque s’arrêter, accélère de nouveau. Comme quand elle était enfant.  La vie des mariniers la fait rêver. Tous les ailleurs l’attirent, depuis toujours. Elle salue de la main la femme qui décroche du linge derrière la cabine de pilotage. La femme hausse les épaules, dit quelques mots qui se perdent dans les pétarades du pousseur. Simone laisse filer le convoi, se détourne, lève encore la main en signe d’au-revoir. A peine. Elle croise, bien serrés contre elle, les pans de sa veste et s’en retourne à pas lents.

    Dans la rue de la Fonderie, des enfants se poursuivent  à cloche-pied, d’autres jouent aux billes dans la poussière. Simone a envie de s’attarder. Leurs jeux lui font du bien. En arrivant au passage à niveau, elle s’arrête brusquement. N’a-t-elle pas rêvé d’un train la nuit dernière ? C’est le rêve et les informations entendues à la radio ce matin qui lui ont planté un poids dans la poitrine. Elle comprend mieux l’envie de ne pas rentrer, le besoin de se glisser dans la  vie du quartier. Depuis quand s’en est-elle éloignée ? Depuis qu’elle vit avec Manouche?

     

    Pas vraiment. Ils sortaient beaucoup les premiers mois. On les voyait tous les jours se promenant bras dessus, bras dessous. Dans les soirées, tous s’arrêtaient de danser pour les regarder. De temps en temps, Manouche l’emmenait chez des amis à lui. Jamais Simone n’avait reçu un accueil aussi chaleureux. Elle ne comprenait rien aux discours enfiévrés de son homme et d’ailleurs ne cherchait pas à comprendre. Elle ne se sentait pas concernée. Manouche brillait ; les autres, le visage et tout le corps tendu vers lui, l’écoutaient. Elle le regardait, fière d’être sa compagne. Parfois, il lui tournait soudain ostensiblement le dos et baissait la voix. Elle s’éloignait sans qu’il ait à le lui demander. Leurs airs de conspirateurs l’amusaient. Les hommes ont besoin de se donner de l’importance, se disait-elle. De loin, elle se régalait du spectacle des bras, des cheveux, de la voix de son homme. Elle revoyait leur premier soir.

    Un vrai coup de foudre leur premier soir, comme dans les romans. Elle avait été invitée chez des collègues. Cela  lui arrivait rarement. Elle avait remonté ses cheveux, y avait piqué une fleur rouge. La soie fluide de sa longue jupe lui caressait doucement les mollets. Elle se sentait l’âme espagnole. Mais la soirée s’annonça d’abord ennuyeuse. Elle se résigna à danser plusieurs fois  avec un inconnu fade et moite.

    Soudain, une vibration épicée la traversa. Venant du balcon, la cascade furieuse d’un rire gigantesque l’avait atteinte. Elle a oublié les mains humides et les pieds agressifs de son cavalier silencieux, s’est délectée de cette pensée qu’il existait quelque part un homme capable de rire ainsi. Elle s’est détendue. Son cavalier a cru que la partie était gagnée. Il a resserré son étreinte. Simone, ramenée à la réalité s’est raidie, a reculé d’un pas. Elle a tenu un instant le danseur maladroit  face à elle, une main sur chaque épaule, l’a dévisagé, lui a décoché un sourire qui tenait de la grimace, et l’a planté là. Surpris, celui-ci, les bras à demi levés, a continué sans broncher à se dandiner à contretemps.

    Le rire, une seconde fois. Simone a quitté lentement le cercle des danseurs. Rien ne la pressait, elle savait que quelque chose était arrivé. Elle s’est appuyée à la cheminée, à distance de la porte donnant sur le balcon.  Tourné dans sa direction, un groupe d’hommes au visage réjoui, attentif. De leur interlocuteur, Simone n’apercevait que des longues boucles brunes luisantes, des bras musclés, dorés, qui soulignaient par de larges arabesques un récit dont elle ne comprenait pas les mots. Mais quelle voix ! Le rire à nouveau l’a frappée en plein ventre.  Elle s’est approchée, est passée de l’autre côté de la pièce. De là, elle a aperçu le visage de l’inconnu. Un visage émacié, un œil sombre, immense, l’autre à demi fermé par une paupière tombante. Il l’a vue, lui aussi. Ils ont dansé. Ils sont rentrés ensemble. Ne se sont plus quittés.

    Il se faisait appeler Manouche. « Mon Manouche à moi » disait Simone. Il jouait de la clarinette et de son corps à elle, il sut faire vibrer toutes les cordes. De loin en loin, au détour d’une nuit agitée, il lui racontait le temps où il s’appelait Jules. L’enfance trop brève dans un village du côté de Bourg-en-Bresse. Dernier de la famille, dernier à l’école, premier au championnat des coups de pied au cul. Au lever du jour, il redevenait Manouche.

    Manouche l’homme libre. La séduction et le culot suffisaient à sauter d’un travail à l’autre, d’une petite combine à une grosse affaire. Simone, son travail de bureau l’ennuyait bien un peu, mais elle s’en contentait. Les vexations, elle les subissait sans réagir. Elle admirait son homme, si prompt à dire sa façon de penser aux  patrons, aux associés, aux policiers de temps à autre. Simone tremblait, mais elle riait. Elle lui donnait raison.

     

    Il faut rentrer maintenant. Retrouver Manouche, lui parler. Elle demandera pardon pour hier soir. Elle  racontera le rêve. Manouche comprendra. Sur la place, une petite fille fait tournoyer sa jupe. Une jupe à volants, rouge. L’image de la nappe s’impose à Simone. Elle ne  la sortira pas aujourd’hui.

     

    Une nuit, Simone a taillé une nappe dans la jupe de soie rouge qu’elle portait le jour de leur rencontre. Pour la première fois, la police était venue chercher Manouche. En l’attendant, pour ne pas s’endormir, Simone avait coupé la nappe et la nuit avait juste suffi pour coudre l’ourlet à petits points. Elle en avait habillé la table pour fêter le retour de son homme. Il est rentré le lendemain soir les yeux brillants, l’air victorieux. Il n’a rien expliqué. Elle n’a rien demandé.  Ils ont bu du bon vin dans des verres de cristal taillé. Ils ont ri. Il a sorti sa clarinette, a joué du jazz.

    Un rituel s’est instauré. Chaque fois qu’ils avaient quelque chose à fêter, Simone sortait la nappe et les verres de cristal. C’était elle qui décidait et qui officiait. Elle lui apportait sa clarinette. Il jouait. Elle l’aguichait en dégustant son vin à toutes petites gorgées, jusqu’à ce qu’il joue « Petite Fleur ». Elle rangeait la clarinette. Manouche se laissait faire. Quand aucune occasion ne se présentait, elle inventait un prétexte.

    Vint un soir où elle ne chercha pas de prétexte. Elle  sortit la nappe sans cérémonie, posa dessus les verres de tous les jours, but son vin d’un trait, debout. Le souvenir du rire de Manouche s’estompait. Depuis quelques semaines, il ne travaillait  plus jamais, ne sortait plus guère. Simone le savait. Elle faisait semblant de croire les récits qu’il brodait vaguement pour faire illusion. Plus d’amis, plus d’emportements, plus de mystérieuses discussions. 

    Quand Simone le regarda avaler son verre de vin ce soir-là, elle vit Jules, le dernier de la famille. Elle ne voulut pas s’avouer vaincue, évoqua les bons souvenirs, ébaucha des projets. Manouche ne répondait pas. Elle insista. Il se redressa : « Demain. Demain, tu verras. » Ils continuèrent à boire, ensemble. Elle sortit la nappe de plus en plus souvent. Elle la sortit tous les soirs. La clarinette restait dans son étui. Ils buvaient pour se donner le courage de s’aimer encore, pour s’endormir, pour vivre. Simone restait la prêtresse du rituel.

    Hier soir, comme tous les soirs, Simone a lavé les verres et, en repliant la nappe, elle a regardé Manouche affalé sur la table, les épaules basses, le dos rond, de travers sur sa chaise. Elle a pensé, (ou l’a-t-elle murmuré ?) : « Jules. Un bon à rien. »  

     

    Simone rentre oppressée de sa promenade. Son rêve l’obsède. Au milieu de l’escalier, elle s’arrête, le souffle coupé. Tout lui revient. Quel cauchemar !  Manouche somnole à côté d’elle dans un train qui serpente  sans bruit à travers un paysage inconnu.  Ils sont seuls. Le silence ne l’étonne pas. Elle regarde, indifférente, la terre qui se fissure, les arbres qui  noircissent à leur passage. Une boue visqueuse et bleuâtre bouillonne dans les crevasses. Les ruines fumantes d’une ferme isolée ne l’inquiètent pas davantage. Une secousse. Le train accélère. Elle veut questionner Manouche. Personne. Le train se précipite à toute allure vers une grande muraille noire. Un éclair. Elle est éjectée, tombe dans une crevasse, tourbillonne, se cogne aux parois. Aucun détail ne lui échappe. Elle distingue nettement chaque aspérité de la roche, ressent tous les chocs.  Elle veut crier. De longs serpents noirs jaillissent de sa bouche.

    Un vertige nauséeux  l’a réveillée. Il faisait nuit.

    - Manouche !

    Manouche dormait la bouche ouverte, les bras en croix, ses longs cheveux bouclés étalés sur l’oreiller. Simone renonça à le réveiller. Elle se leva, regarda par la fenêtre la ville endormie, songea à tous les rêves dans tous les sommeils. Elle se recoucha et finit par se rendormir. Au petit matin, elle y pensa l’espace d’un instant en voyant Manouche qui dormait encore à poings fermés. Elle a allumé la radio. Un tremblement de terre s’était produit au Maroc. Agadir, c’était loin, mais beaucoup de Marocains travaillaient à l’usine. Elle écouta les commentaires, les témoignages, les appels à l’aide. Son cauchemar fut balayé par la réalité. Elle est partie travailler.  

     

    Quelle journée ! Il faut qu’elle parle à Manouche. Ce soir. A chaque marche, Simone prend appui sur la rampe. Elle ouvre la porte de l’appartement, reste pétrifiée, la main figée sur la poignée. Le petit sac de cuir noir vernis accroché au creux de son coude frémit au bout de sa chaîne dorée. Il a osé !

    Il a osé sortir la nappe rouge ! Le regard de Simone est happé par la tache de couleur sur la table. Et puis elle voit, sur la nappe, le verre, le litre presque vide. Elle voit les coudes plantés, les bras comme des troncs, les mains, les belles mains dorées de Manouche, crispées sur son front et, montant en spirale d’entre ses doigts, le filet de fumée de cigarette qui s’attarde un instant, comme hésitant, sur le sommet du crâne rasé, avant de monter tout droit vers le plafond. Le crâne rasé ! Simone frissonne au souvenir du jeu de ses doigts dans les boucles, les nœuds faits et défaits. Adieu Manouche ! Elle laisse gonfler en elle la colère, et :

    - Pas demain, Jules, plus jamais demain. 

    Simone claque la porte derrière elle si violemment que le cadre dans lequel on pouvait les voir enlacés devant une voiture de sport se fracasse  sur le sol.

     


  • Commentaires

    1
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Je découvre...  Beau portrait de femme et subtile puis superbe histoire d'amour sur fond de nappe, rouge bien sûr ! La fin allait de soi mais je n'ai pas vu survenir ces deux ultimes lignes. J'aime que ça ne se termine pas sur une note sanglante. J'aime que la vie reprenne ses droits même si le prix à payer est douloureux. Une page se tourne, tout peut recommencer, au moins pour l'héroïne...

    2
    danielle Akakpo
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Amour, désillusion, et pourtant pas de désamour. Une belle histoire.Et cette nappe rougen quel symbole!

    3
    jacqueline
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Dominique, merci pour ce regard sur ma nouvelle et surtout sur Simone, que j'aime beaucoup. Etes-vous bien le gagnant ou la gagnante du concours de nouvelles de Saint-Pol-sur-Ternoise en 2000 avec "Semblant d'arbre"?

    4
    jacqueline
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    En effet, Daniele, pas de désamour, juste l'envie de vivre qui prend le dessus.

    5
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Splendeur et misère de l'amour... J'aime beaucoup l'idée de la nappe taillée dans la jupe. C'est très almodovarien. D'ailleurs ton récit me fait penser à un tango, une lutte entre un homme et une femme. Durant toute la lecture j'ai vu deux danseurs qui se retrouvaient pour mieux se séparer, sans doute parce qu'il y a un rythme dans tes phrases qui évoque la danse. Bravo en tout cas!

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    6
    jacqueline
    Samedi 23 Août 2014 à 18:15

    Merci Ysiad. J'avais en effet ces images et ce rythme dans la tête en écrivant!

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