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    C’est pas l’pied !

    Danielle Akakpo

     

     

    – Dis Lolo, ça a l’air intéressant cette affaire !

    – Ben oui, ma Juju, j’ai lu ça moi aussi ce matin dans le journal. En plus c’est gratuit.

    —D’autant que ces soins-là, c’est pas remboursé du tout par la Sécu. Tu parles si je m’étais renseignée y a longtemps auprès de madame Michu. Mais elle, elle peut se les permettre, elle est pourrie de fric.

    — C’est vrai que je commence à en avoir marre. Ils sont tellement gonflés le soir que bientôt, il me faudra un pied de biche pour enlever mes bottes en rentrant du boulot !

    – Ha, ha, t’as le mot pour rire, Lolo ! Quoiqu’entre nous, une fois les godasses et les chaussettes enlevées, tes orteils tout recroquevillés vers l’arrière, comme si t’étais prêt à marcher à reculons, ça vaut le coup d’œil.

    – Me casse pas les pieds avec tes moqueries, Juju, parce que j’en ai autant à ton service : avec ta ribambelle de cors, tes nougats on dirait les paluches d’une star avec une bagouse sur chaque doigt, sauf que les bagues, chez toi, c’est de la camelote et pour la star, tu repasseras...

    – Je t’ai déjà expliqué que c’est génétique, ça me vient de ma grand-mère qu’on avait baptisée la mère aux oignons...

    – Je sais, je sais.  C’est pas grave, tu sors pas beaucoup, une paire de charentaises, ça te dépanne, t’es à l’aise. Moi c’est différent, je bosse. J’en suis déjà à me chausser deux pointures au-dessus de la mienne, ça commence à bien faire...

    – Surtout qu’avec ton mètre-cinquante et tes 46 fillette, t’as un sacré look, mon coco !

    – Sérieusement, Juju, puisqu’on sait plus sur quel pied danser, c’est le cas de le dire, qu’est-ce que ça coûte d’aller y faire un tour dans la matinée ?

    – Ben justement rien, puisque c’est gratuit. Mais...

    – Mais quoi ? T’as peur de faire la queue, qu’y ait trop de monde...

    – Non mais, on est jeudi

    – Et alors ?

    – On a pris le bain samedi, comme toutes les semaines, va falloir recommencer ? Bonjour la facture d’eau !

    – T’inquiète, un petit coup de sent-bon sur le plus amoché des deux, le gauche pour moi, le droit pour toi et ça ira...

    – Ben oui, mais si le spécialiste à la consultation, il demande à voir l’autre ?

    – Pas de danger, vu que tu paies pas, ça sera service minimum, conseils qu’y disent dans l’article mais les conseils ça peut toujours servir. Allez ma Juju, attrape la bouteille d’eau de Cologne qu’on se prépare.

    – OK mon Lolo. Comment je vais m’habiller  pour sortir en ville ?

    – Mets ta veste pied de poule...

     

    Brève, 22 mai 2014 

    Dans le cadre de la douzième journée nationale de prévention de la santé du pied conseils et diagnostics gratuits par des podologues au siège de la CPAM de la Loire...


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    Le crustacé masqué

     

    On avait beau lui dire que sa naissance était due à une série de contingences et de hasards plus ou moins heureux, rien n’y faisait. Il n’avait de cesse d’interroger le passé pour s’assurer qu’il n’était pas issu d’un banal chou aux origines indéterminées.

    Fort heureusement, il était blanc, certes un blanc un peu délavé par la traversée des siècles et des terroirs, mais il lui restait juste ce qu’il fallait pour être bien vu  dans le noir. Il feignait d’ignorer les signes particuliers qui l’auraient orienté sur une lignée clairement mondialiste. Sa mâchoire avait assurément subi l’influence des Vikings et ses yeux celle des Mongols, ses lèvres avaient l’épaisseur de la brousse et son nez la majesté d’une conque. Ses pieds palmés lui causaient bien quelques soucis, mais son médecin, un fidèle de la Francisque, lui avait assuré que la chose était courante chez les gens de son espèce et lui avait prescrit toute une batterie d’examens pour le prouver. Loin de l’aider dans sa quête, la science le mettait dans l’embarras. Le compte-rendu de son génome le situait à une place honorable dans la chaine de l’évolution, mais n’apportait pas d’éléments lui permettant de s’affirmer dans une filière d’excellence.

    La police s’était montrée bienveillante, mais peu encline à mobiliser ses forces spéciales pour traquer  l’inconnu. Elle avait confié l’affaire aux Renseignements Généraux, lesquels s’étaient contentés après examen du dossier de ses parents, grands-parents et tutti quanti de le déclarer conforme à la législation en vigueur et l’avait orienté sur des officines plus identitaires. Chez ces gens-là, on ne plaisantait pas avec les racines et on lui en avait fait voir de toutes les couleurs avant de l’envoyer faire ses preuves au front. En pure perte.

    Dépité, il s’en serait bien remis à Dieu, mais les créatures qu’il avait façonnées étaient si nombreuses et si disparates qu’il n’aurait pas été plus avancé et avec les sempiternelles querelles entre les serviteurs d’ici-bas et les envoyés du ciel, il aurait fini par ne plus savoir sur quel pied danser.  

    Finalement, il était allé s’enterrer aux Archives Nationales. Le poste de gratte-papier dans les sous-sols avait peu d’intérêt, mais il avait l’avantage de lui offrir assez de temps mort pour qu’il poursuive ses recherches sur les origines personnelles. Il avait ouvert un compte chez les mormons persuadé qu’il trouverait son chemin parmi des quatre-vingt milliards d’identités recensées.

    Et puis un jour de mai, il avait quitté précipitamment son poste. Sur son bureau un journal était ouvert, une dépêche cerclée de rouge…

     

    Brève 13 mai 2014

    Une équipe de chercheurs a découvert les plus vieux spermatozoïdes fossilisés, appartenant à des crustacés qui vivaient il y a quelque 17 millions d’années dans le nord de l’Australie.

    On se demande ce que l’on va pouvoir encore découvrir dans ces dépôts, concluait la dépêche…


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    Rabotage express

    Ysiad

     

    Sketch pour deux personnages.

     

    8 h 22. Janvier 2015. Ciel nuageux aux abords d’une gare en travaux où une armée de raboteurs s’affaire le long du quai.

    À l’intérieur du train, on entend une voix dans un haut-parleur :

    En raison de l’opération « Rabotage express »  des quais entamés le mois dernier, les voyageurs sont tenus de balancer leurs bagages par les fenêtres et d’emprunter les toboggans que la SNCF met gracieusement à leur disposition pour s’éjecter du train.

    La SNCF s’excuse pour la gêne occasionnée.

    Une foule s’est formée devant le toboggan installé à l’entrée du wagon 17. Les gens commencent à s’impatienter. Une dame corpulente est malencontreusement coincée sur le toboggan. 

    La voix s’élève dans le haut-parleur :            

    Les voyageurs du wagon 17 sont priés de patienter. Un passager est bloqué sur le toboggan. La SNCF met tous les moyens en œuvre pour résoudre le problème. Tout est possible à la SNCF.

     

    - Mauriiiiiice ! Mauriiiiiiice ! Au s’couuuuurs !

    - Quoi encore ?

    - Mais aide-moi ! Tu vois bien que ch’uis bloquée !

    - Peux pas. Je m’occupe des bagages et y a l’chat qui miaule. Pauv’ petit. L’a faim. C’est l’heure de ses croquettes. Débrouille-toi toute seule pour une fois.

    - Au s’couuuuurs !

    - Mais chut, enfin ! Remonte et prends ton élan. Allez. Un bon mouvement, d’un coup d’un seul.

    - Salopard ! Au s’couuuuuurs ! Quelqu’un peut m’aider ? Je peux plus bouger !

    - C’est bien fait pour toi. Regardez-moi ça ! Ça pèse son quintal et ça voudrait glisser sur un toboggan conçu par la SNCF… On rêve…  La prochaine fois, t’hésiteras un peu plus avant de te resservir en cannelloni.

    - Espèce de salaud ! Sors-moi d’là !

    - Faut attendre. Et puis poussez pas derrière, hein. Chacun son tour.

    Une dame très énervée s’avance :

    - Mais enfin Monsieur, faites quelque chose ! Cinquante personnes attendent ! Aidez-la !

    - Calmez-vous. À moins de raboter ma femme, je vois pas ce que je pourrais faire d’autre…

    On entend à nouveau la voix dans le haut-parleur :

    Les voyageurs sont priés de dégager l’accès au toboggan du wagon 17. Un treuil sera mis en place dans quelques instants… Tout est possible à la SNCF…

     

    Brève 22 mai 2014

    SNCF : Deux mille rames TER flambant neuves, plus larges que les précédentes, ne passent pas dans les gares les plus anciennes. Mille trois cents quais sont à raboter. Une erreur à 50 millions d'euros !


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    Le Vieil homme et la bière

    Nelly Bridenne

     

     

    André Chauvive se frotte les mains.

    Les chiffres du mois sont excellents, encore une fois. Les affaires marchent du feu de Dieu.

    Il étouffe un bâillement, en continuant de feuilleter la brochure de son voisin, le concessionnaire BMW.

    Puis, comme à son habitude, il inspecte, pour le plaisir, son entreprise lucrative : le showroom impeccable, les urnes rutilantes, attendant patiemment les futures cendres, les cercueils accueillants, invitant au dernier voyage : l’aller simple éternel.

    La salle d’habillage des défunts est pleine, l’équipe des thanatopracteurs présente (ils effectuent les 3x8)

    maquillant à la chaîne, fardant par paquet, camouflant le funeste.

    Le client est roi ! Et il doit partir pour l’au-delà dans les meilleures conditions, recevant les services

    appropriés, glissant dans les mains expertes de professionnels, qui lui permettront de devenir un cadavre en tout point exquis. Après tout, on meurt rarement deux fois !

    Son enseigne « L’autre rive » est rassurante. Mieux, elle vous convie à préparer cette ultime formalité, et à quitter ce monde, définitivement, l’esprit tranquille, l’âme déjà vagabonde…

    L’établissement de pompes funèbres s’occupe de tout, tel un cartel obséquieux : l’organisation de votre veillée funéraire, le décorum de votre mise en bière, l’originalité du cercueil, le granit de la pierre tombale, le motif de la stèle d’ornement, la réalisation du caveau, le ciselé de l’épitaphe, la composition

    florale, le transport jusqu’au lieu de culte, le rituel de la cérémonie religieuse, et enfin, le casting des croquemorts pour la grande scène finale : l’enterrement.

    Bref, tout l’attirail est déployé pour dire au revoir dignement.

    Mais André Chauvive se consacre à beaucoup plus encore… Comme tout bon entrepreneur, il connaît les ficelles pour attirer la clientèle, la fidéliser, la renouveler à l’infini. Un peu malgré elle, soit, mais

    il faut bien mourir un jour, c’est fatal. Il sait être reconnaissant et généreux auprès des multiples sous-traitants zélés et gourmands : les ambulanciers, brancardiers, pompiers, secouristes, urgentistes de tout poil, attentifs à lui livrer régulièrement des macchabées irréprochables, passés de vie à trépas entre leurs mains gantées et exercées.

    Une injection lapidaire et adieu Berthe ! Prochain arrêt la morgue, tout le monde descend !

    La morgue de «L’autre rive», évidemment, dans laquelle un médecin légiste dévoué à la cause de son patron, rédigera le permis d’inhumer. Dernière formalité.

    Et dès lors, heureux mortels, vous pénétrerez dans le Palais de la Sépulture, made in Chauvive !

    Accordez-lui votre confiance, il vous garde le meilleur pour la fin…

     

     

    Brève, mars 2014

    Les rois du « NecroBusiness » : Des personnes travaillant dans le domaine hospitalier sont accusées d’avoir empoisonné des patients en bonne santé. Ainsi, ils récupéraient une somme d’argent en échange de leur corps aux pompes funèbres de la ville.


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    Un jouet

    Dominique Chappey

     

     

    – Allo, Capitaine, tout va bien à la caserne ?

    On dit mon capitaine. Abruti !

    – On ne peut mieux, Monsieur le Comte, que me vaut le plaisir ?

    – Bientôt fin mars et je ne vous ai toujours pas remercié pour la Noël, je suis impardonnable.

    – Je vous en prie Monsieur le Comte, c’était un plaisir.

    – Enguerrand a adoré son camion de pompier, il en parle encore.

    – Vous savez que je ne peux rien vous refuser.

    – Oui, je sais, je sais. Il vous l’a rendu en bon état, j’espère ?

    – Pensez-vous ! Pas une égratignure.

    Le pare-brise, les vitres à changer, une peinture complète et deux ailes à redresser, il en a bien profité, le fils à papa.

    – Parfait, parfait ! Justement, samedi en huit, Enguerrand organise un petit raout avec ses amis du patronage ! Vous savez à quoi j’ai pensé ?

    Qu’est-ce qu’il a encore imaginé, l’idiot à particule ?

    – J’avoue mon ignorance, Monsieur le Comte.

    – En ce moment, Enguerrand est très petits soldats, gendarmes et voleurs. Qu’est-ce que vous voulez, il faut bien qu’adolescence se passe. Alors pour le changer un peu de ses écrans d’ordinateur, un fourgon de police serait parfait. Mais entendons-nous ! Seulement à titre provisoire, comme pour le camion de pompier.

    Ben voyons, juste le temps pour l’héritier du domaine de passer ses nerfs dessus, j’imagine déjà le résultat.

    – C’est que, voyez-vous, la police est un peu en dehors de ma juridiction. Caserne de pompiers, je peux jouer avec la ligne. Commissariat de police, c’est une autre affaire.

    – Allons ! Allons ! Fourgon rouge, fourgon blanc, c’est juste la couleur qui change. Vous savez ce que c’est, hein ? Blonde, brune. Blanche, noire. Majeure, pas majeure. Une question de point de vue en somme. Comme sur des photographies d’art où au beau milieu de la composition, on ne verrait que vous avec votre képi sur la tête… Tout dépend où se porte notre attention.

    Merde…

    – Oui, bien sûr. En y réfléchissant, il y aurait bien la Compagnie de CRS, à côté de la caserne.

    – Les CRS ! Ils ont des fourgons, eux aussi ?

    – Oui, Monsieur le Comte, qui ressemblent beaucoup à des fourgons de police.

    – Parfait, parfait ! De toute façon, Enguerrand n’y connaît rien. Et puis c’est juste pour s’amuser, il ne fera pas la différence. Alors, on dit samedi 16 h. Vous passez par les communs et vous le laissez dans la cour, comme d’habitude. Au plaisir, Capitaine, mes hommages à Madame !

    Mon capitaine, on dit mon capitaine. Dégénéré !

     

    Brève, 18 mai 2014

    Un fourgon d’une compagnie de CRS basée à Vaucresson (Hauts de Seine) s’est mystérieusement volatilisé alors qu’il était garé dans l’enceinte sécurisée de l’unité. Les policiers ont dû inscrire le fourgon au fichier national des véhicules volés, une enquête interne a été ouverte.


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    Une belle occasion manquée...

    Danielle Akakpo

     

    Il est mort, Zoran, dans la nuit de samedi à dimanche, carbonisé dans son cabanon rudimentaire. A-t-il souffert ? Bof, ça n’a pas vraiment d’importance ... Comment le feu a-t-il pris ? Le vieux s’est-il endormi la cigarette au bec ? Ou bien s’agirait-il d’un réchaud, d’une lampe à butagaz, à pétrole qu’il aurait oublié d’éteindre, qu’il ait renversé par inadvertance ? L’enquête le déterminera, si toutefois il y a enquête approfondie. Après tout, ce n’était qu’un Rom, un voleur de poules, de bicyclettes, un mendiant diront ces bien-pensants qui voudraient une France plus blanche que blanche et fermée comme une huître. En guise d’éloge funèbre, il aura droit à un : « Un de moins que l’on verra au coin des rues, sale et dépenaillé ! Un que l’on jettera à la fosse commune, il ne mérite pas plus ! »  

    Il n’ennuyait personne Zoran. Il avait un petit boulot, pas déclaré, ça va sans dire. Son maigre salaire, payé en liquide, suffisait à lui assurer une pitance tout aussi maigre et à acheter le paquet de brunes qu’il grillait le soir en écoutant la radio sur un récepteur vieux comme l’an quarante. Pas de femme, pas d’enfant, des années de galère derrière lui jusqu’à son installation sur ce terrain du Nord dans ce petit cabanon où il se sentait sinon heureux, apaisé, presque chez lui. Ne plus errer de coin de rue en squat, de campement en campement, finir ses jours ici, pas trop tôt, mais pas trop tard non plus, il n’en demandait pas plus.

    Eût-il survécu au sinistre qu’il eût été profondément meurtri de savoir que le feu s’était étendu à quatorze autres baraquements. Pas de blessés, mais tous ses voisins avaient dû quitter le camp en urgence. Quel dommage soupireront les bien-pensants qui voudraient une France plus blanche que blanche et fermée comme une huître ! Une belle occasion manquée de se débarrasser d’une flopée de bons à rien ! Parce qu’évidemment, ces  mauvais citoyens des associations humanitaires se seront précipités au secours des nouveaux sans -logis et auront remué ciel et terre pour leur obtenir un logement soit à l’hôtel, soit dans un gymnase, et toujours aux frais du contribuable. Qu’attend-on pour faire une loi interdisant ces associations ? Elles encouragent la délinquance et favorisent l’insécurité.

    Ce que j’en dis, moi, c’est que cette histoire est bien triste, d’autant qu’elle se renouvelle régulièrement, avec quelques variantes. Pour ces familles qui viennent de perdre le peu qu’elles avaient, c’est un cycle infernal qui va recommencer. Installées un temps ici, un temps ailleurs, toujours menacées d’expulsion, toujours cataloguées mendiants, voleurs, fauteurs de troubles, parce que pour ces bons citoyens qui réclament haut et fort une France plus blanche que blanche et fermée comme une huître, tous les chemins, ou presque, mènent aux Roms...

     

    Brève 29 mai 2014

    Incendie d’un camp de Rom à Villeneuve d’Ascq : un mort


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  • Momo3

     

    MOMO

    Claude Romashov

     

    Fichu ascenseur ! Encore en panne ! C’est la troisième fois en deux mois. Les habitants de l’immeuble en ont marre et moi aussi. J’ai 83 ans, bon pied bon œil, mais remonter mes courses au cinquième, là je ne peux pas. Heureusement il y a Momo. Un coup de fil et il est là, toujours disponible quand j’en ai besoin. Le gardien, un gros bonhomme paresseux et peu sympathique râle toujours quand il s’agit de dépanner une vieille locataire comme moi.

    Momo est le petit-fils dont j’ai toujours rêvé. Un beau gamin, poli, affectueux qui a toujours un mot pour rire. Je ne suis pas riche avec ma retraite aussi mince que du papier de soie. Seulement j’ai le cœur généreux. Les jeunes du quartier aiment venir discuter avec moi. Ils me racontent leur vie, leurs difficultés à trouver un emploi, les querelles familiales et j’en passe. Moi, je leur prépare des tartes qu’ils dévorent comme des louveteaux affamés, la reconnaissance au coin de l’œil. Sans mes gamins, je m’ennuie. Les voisines, de vieilles biques cancanières, je ne peux pas les supporter et c’est réciproque. Mes petits veillent et les rembarrent quand elles se font trop curieuses ou trop médisantes. Elles ont peur d’eux et je rigole sous cape quand j’entends les portes se refermer avec brusquerie et les clés tourner dans les serrures.

    De tous c’est Momo mon préféré. La vie ne l’a pas gâté. On se comprend tous les deux. Un espace de misère nous rapproche. Celle qui suinte noire, des murs graffités de l’immeuble, des halls envahis par une jeunesse désœuvrée, des pelouses râpées sous des arbres maigrichons, des aires de jeux abandonnées.

    Momo je le vois moins en ce moment. Il est trop occupé, mais il m’a promis qu’il reviendrait bientôt dormir chez moi. Il m’a laissé en gage ses deux gros sacs…

     

    Dans la cuisine éclairée d’un rayon de soleil, Robocop fixe la chaîne en or autour de mon cou. - Ce collier, vous l’avez acheté avec vos économies peut-être ?

    - Non c’est un cadeau.

    - Ah oui et de qui ?

    Il m’embête pour ne pas dire plus avec ses questions ce flic d’opérette. Ses collègues ont vidé le contenu des sacs avec des exclamations de triomphe. Des petits sachets se succèdent sur la balance de précision.

    - Et çà, mamie, c’est de l’herbe pour vos lapins ?

    Il me prend pour une abrutie. Je ne voulais pas savoir ce qu’il y avait dans ces sacs. Je ne suis pas une fouineuse et puis Momo ne m’avait rien dit et encore moins pour la liasse énorme de billets que compte et recompte un flic méticuleux.

    - À partir de maintenant vous êtes en garde à vue et ce minable petit dealer aussi.

    Momo ensommeillé est sorti de la chambre par deux policiers costauds. Je me laisse passer les menottes avec fatalisme. Dans cette galère, lui et moi, nous ne serons pas séparés. 

        

    Brève 7 mai 2014

    Une femme âgée de 83 ans a été interpellée pour avoir gardé dans son appartement le cannabis de la cité de la Capsulerie…


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    J’avais huit ans.

    Yvonne Oter

     

    C’était il y a bien longtemps, mais les images de la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, en Belgique, sont restées gravées dans un recoin noir de ma mémoire. Le 8 août 1956, 262 mineurs ne sont pas remontés vivants du puits où ils étaient descendus pour travailler à extraire le charbon. 

    Petite-fille de mineur, j’étais déjà bien avertie de ce travail lourd, pénible et dangereux où tellement d’ouvriers du bassin liégeois, comme du bassin borain, avaient laissé, si pas leur vie, du moins leur santé. Mon grand-père Louis souffrait de graves problèmes respiratoires qui l’obligeaient à s’arrêter souvent quand il se déplaçait, histoire de reprendre son souffle pour continuer sa route. Souvent, je restais près de lui qui me disait « I’ m’faut pîper », c'est-à-dire reprendre haleine.

    J’avais huit ans, et à l’époque, il n’y avait pas encore de télévision pour retransmettre les images de la catastrophe. Alors, nous écoutions les nouvelles à la radio, sur un vieux poste à lampes, où les infos passaient vaille que vaille au travers des grésillements de l’appareil.

    Le dimanche, nous allions au cinéma du quartier où nous pouvions voir les « Actualités », en noir et blanc, entre les deux films de la séance. Ce sont ces images-là qui sont remontées  de ma mémoire lorsque j’ai appris l’accident survenu en Turquie.

    Une grille. Celle par où les hommes entraient tous les matins effectuer de huit à dix heures de travail éprouvant, et ressortaient le soir sans avoir vu la lumière du jour. A cette grille, des femmes accrochées aux barreaux. Silencieuses. Des enfants pendus à leurs longues jupes ou à leurs tabliers. Sages, muets eux aussi, comme si la gravité de la situation les avait mûris d’un seul coup.

    Des regards, surtout. Des yeux fixes, braqués sur les services de secours qui s’activaient autour du puits. Des yeux qui ne semblaient reprendre vie que lorsque la cage remontait à la surface les sauveteurs avec l’un ou l’autre rare rescapé. Alors, les yeux se braquaient sur les visages noirs de houille pour tenter d’y retrouver des traits aimés. « Est-ce mon mari ? Mon fils ? Mon compagnon ? Mon voisin ? ». Puis l’agitation et l’espoir retombaient. Mais les femmes restaient là, accrochées à cette grille noire, comme elles s’accrochaient à leur espoir de revoir leurs hommes vivants. Belges et Italiennes d’origine soudées dans leur malheur partagé.

    Et au-dessus planait la silhouette de la Belle Fleur qui, malgré son nom poétique, me faisait penser à une sombre potence.

     

    Brève, 14 mai 2014

    Turquie : 274 personnes ont péri dans l'explosion d'une mine de charbon, et 120 mineurs sont toujours coincés sous terre.


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    Tout ce qui brille

    Benoit Camus

     

     

    Toujours ça, qu’elle emportera pas, songe le vieil homme en reposant le journal. Ce sera sans breloque, les risettes à Saint-Pierre ! Dépolie et mirettes au plancher. Sûr qu’elle fera moins sa mijaurée, la peau de vache ! Il s’écarte de la table, se lève avec difficulté. Jette un dernier œil sur le titre de l’article. Hoche la tête. Soupire.

    À pas comptés, il rejoint le buffet du salon. S’accroche au bois de merisier. Ouvre un tiroir. Il en sort une liasse d’enveloppes, qu’il feuillette, dont il extrait une lettre. Il la déplie, la parcourt des yeux, la remballe dans son écrin en papier froissé et bon marché. Et jauni… Quel idiot ! Que pouvait-il espérer ? Avec juste ces mots à offrir ! Des pages emperlées de pauvres petits mots de rien, gravés à l’encre bas de gamme et qui s’estompent ; des pages que, grand cœur, elle lui avait restituées.

    Rien que se le rappeler, il a l’échine ruisselante de honte. Cette façon dont elle le regardait ! Son sourire de pitié enchâssée dans les limites du dédain. Sa moue festonnée par l’ironie, qui le reléguait sur le banc des doublures. Pas sortable. Et la voilà sans parure ni défense, dépouillée de ses colifichets ! Il se souvient… Il fouille à tâtons le fond du tiroir, ramène un collier. Combien de fois l’avait-il vue, l’arborant. Qui le renvoyait invariablement à son infirmité économique. Jamais il n’aurait pu lui en offrir un pareil. Et elle le savait… Il récupère aussi les bagues, la broche, les bracelets. Les contemple. Incapable d’y renoncer, elle aura été jusqu’au bout et à son corps enguirlandé serti dans un cercueil, obsédée par le clinquant. Il tremble. Les bijoux glissent entre ses doigts. Maladroit, il les pétrit. Les malaxe. Tente en vain de les broyer. Poings serrés. À s’en entailler les paumes. Des larmes brillantent son visage filigrané. Il renifle.

    « Elle apprendra à s’en passer ! décrète-t-il tout haut. Oui… Faudra bien ! »

    Il les rassemble, s’en remplit les poches.

     

    Au bord de l’Isère, il prend son élan ; les lance dans les flots. Mon dieu, se dit-il alors qu’aux reflets cristallins de leur linceul s’entrelacent les miroitements dorés, comme je l’ai aimée !

     

    Brève, 11 mai 2014

    Des cambrioleurs se sont introduits par effraction dans un funérarium et y ont dérobé les bijoux que portait une défunte.


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    J’irai pleurer sur vos tombes

    Nelly Bridenne

     

     

    La plage est blonde, un parfum d’eucalyptus berce les pirogues, le sable crisse sous les pieds.

    Cette nuit encore, les pêcheurs s’affairent pour affronter la mer.

    Ladji est en partance. Il a réuni la somme nécessaire à la traversée, et pas en faux billets : cinq cent mille francs CFA, six mois de salaire. Enfin, quand on travaille.

    Abdoulaye, autoproclamé président, malgré quelques imperfections (trois fois rien, des urnes pleines, volées par des militaires à sa solde) avait promis des emplois pour les jeunes. Déjà quelques années de ça.

    Sur cette plage blonde, dans les faubourgs de la capitale, des centaines de candidats à l’exil se faufilent parmi les chaloupes. Aucune chance que les faux frères, les pêcheurs devenus passeurs, ne leur faussent compagnie. Cet aller simple les enrichira, et tant pis pour l’embarcation perdue et quelques vies aussi.

    Les migrants rêvent de l’Europe, cet Eldorado si proche, à quelques jours de bateau seulement, où ils accosteront en Italie ou en Espagne, et pourront envoyer de l’argent à leurs mères.

    Modestine, mère de Ladji, l’a supplié de renoncer, de ne pas courir ce danger. Elle en a vu partir des clandestins, rarement revenir. Ceux qui rentrent, les rapatriés, expulsés suite à leur tentative de vie meilleure, après quelques mois captifs dans un camp, sont bannis par leurs propres familles, qu’ils ont laissées sans ressources.

    Les plus chanceux, les rescapés de cette traversée, mentent à leurs proches : ils n’osent décrire les conditions de vie infligées par les « Toubab », les Blancs.

    Leurs ancêtres, esclaves, étaient déportés de force pour s’échiner dans des champs de coton. Eux, s’embarquent volontairement et sont exploités dans des plantations d’agrumes ou d’olives.

    Toutefois, la majorité n’atteint les côtes qu’en rêve. Trop souvent, ils périssent noyés, affamés, déshydratés, à bout de force, sans revoir la rive.

    Modestine comprend ses fils : pauvres, inactifs, sans avenir immédiat dans leur pays natal, ils revendiquent une vie digne, ici ou ailleurs. Nombreux, comme Ladji, risquent le démon maritime, encouragés par des marabouts tout puissants.

    Ils s’entassent par dizaines dans des canots bondés, précaires, guidés par un GPS aléatoire, mais une foi inébranlable, et prient pour échapper aux patrouilles.

    Les Canaries, trop bien gardées, ne sont plus sereines, ils ciblent l’archipel italien. Mais le vent des globes a tourné, et pas dans le bon sens. Ont-ils fait fausse route ? Y a-t-il eu un faux-bord, dû au surpoids ?

    La barque chavire, les passagers sombrent. La terre promise est encore loin…

    La pirogue abandonnée s’échouera doucement, sur le sable blond d’une crique, abritée du vent.

    Angelo, fossoyeur à Lampedusa, minuscule et lumineuse île italienne, si proche des rivages africains, creuse quelques tombes. La mer infanticide, a encore vomi son contingent de naufragés à peau sombre.

    Des étrangers, comme on les désigne ici, des boat people modernes. Ils voyagent sans papiers, de peur d’être renvoyés chez eux, s’ils sont identifiés.

    Certains sont recueillis dans les filets des pêcheurs, sirènes macabres.

    Angelo les enterrera anonymement, dans le carré du vieux cimetière, qui leur est réservé, dorénavant. Il aura une pensée pour leurs mères, sans nouvelles de leurs petits, engloutis, en leur confectionnant des croix, numérotées, même pour les non-catholiques. Il gravera sur leur pierre tombale la date de leur sépulture, pour se souvenir, pour les compter.

     

    À Lampedusa, la plage est blonde, nettoyée, un parfum d’agaves sèche les filets, le sable crisse sous

    les pieds. Ce matin encore, les pêcheurs s’affairent, pour affronter la mer…

     

    Brève, 03 octobre 2013

    Une embarcation transportant environ 500 migrants clandestins africains fait naufrage près de Lampedusa, île italienne proche de la Sicile. La catastrophe a fait trois cent soixante-six morts...

     

    Brève 12 mai 2014

    Près de sept mois après le naufrage qui avait fait plus de trois cent cinquante morts, un nouveau bateau transportant des immigrants clandestins a coulé, lundi 12 mai, au large de l'île italienne de Lampedusa.


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