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    Même si Nouvelles en fête 2013 est maintenant derrière nous, les nouvelles étoilées par le jury vont, elles, encore agrémenter le café durant quelques jours... 
     
    Laura Kuster, l’étoile du jour
    Mon avenir littéraire s'est joué fort tôt, lorsque ma mère a décidé de m'ouvrir les portes du savoir et de la vie palpitante de Poucet et son ami l'écureuil, méthode de lecture mixte et anthropozoologique qui n'a pas été sans influence sur mes choix professionnels.
    Je n'ai cessé depuis de coucher mes états d'âme noir sur blanc, puis à faire disparaître ces journaux lors d'autodafés cathartiques, devenus hors de mes moyens depuis que j'écris avec un ordinateur. Aussi me
    suis-je essayée à la fiction, dans un format suffisamment court pour me permettre d'y apposer des points finaux.
    Convaincue que la vie est faite pour s'amuser quand on en a le temps, je consacre mes loisirs à l'écriture de 22h30 à 23h15 les samedis soirs et les jours fériés, avec le fol espoir de parvenir à rester éveillée jusqu'à minuit, ce que les progrès de la pharmacologie devraient un jour rendre possible sans ordonnance.
    Le héros de ma nouvelle est un acteur et metteur en scène américain très connu, pour qui une chaise vide semble être un interlocuteur valable, ce qui ne laisse pas de me consterner malgré l'admiration que je lui porte.
    Mon respect pour son œuvre n'est pas allé jusqu'à m'empêcher de lui inventer de toute pièce une biographie approximative, dont est tiré ce charmant épisode de son enfance, Billie Holiday en assurant le chœur antique.



     
    D'étranges fruits
     
     
    Alors qu'il passait devant la propriété, son regard a été attiré par un mouvement incongru dans l'ombre d'un arbre. Il a continué sa route pendant quelques secondes, puis a fait demi-tour.
    Accrochée à une basse branche du chêne qui ombrageait la terre sèche et une partie de la varangue, une chaise paillée se balançait doucement. Il a serré les dents, puis il est sorti en pestant de sa Chevrolet de location et s'est déplié tant bien que mal. Il s'est approché de la maison, a monté les marches menant à l'entrée. Son reflet voussé lui est apparu, morcelé par les vitres à petits carreaux de la porte. Courbé, comme un chien battu sur le point de s'enfuir. Il a grimacé. À son âge, on ne s'enfuyait plus. Il n'a pas sonné.
    Au bout de la varangue, le tronc du chêne lui masquait la chaise. Il est retourné à sa voiture, a sorti son couteau de la boîte à gants, puis, revenu au pied de l'arbre, a entrepris de tailler les cordes qui maintenaient la chaise.
     
    « Les arbres du Sud portent un étrange fruit... »
    « Tu viens avec moi, ce soir, fils, j'ai un truc à te montrer. »
    Il acquiesce. À son père, on dit toujours oui.
    Le soir venu, sa main dans celle du géant hirsute qui l'a extirpé de la camionnette après un court trajet jusqu'à la sortie du bourg, il se laisse tracter dans la pénombre, accélérant à l'occasion d'une bourrade ou d'un coup de pied aux fesses. « T'arrêtes de traîner, oui ? ». Les enjambées de son père sont immenses, dignes de celles de l'ogre des contes, celui avec les bottes ; son pas, sur le sol irrégulier, est sûr et ravageur.
    La nuit vient, dans un grondement assourdi par le vent. Au loin, des voix s'élèvent, des lumières vacillent ; tant bien que mal, en s'efforçant de ne pas trébucher, il court pour suivre la cadence de son père, qui l'emmène droit vers le bosquet de peupliers qui apparaît dans l'orbe des lampes à pétrole.
     
    « Du sang sur les feuilles et du sang sur les racines...»
    Ils sont cinquante environ, encapuchonnés de blanc, à parler d'une voix encore contenue, dans un brouhaha perlé d'éclats de rire subits. Les torches vrombissent, attisées par le vent tournoyant. C'est une nuit texane, empuantie par l'odeur de l'essence et celle des hommes, une nuit d'été torride et poussiéreuse, balayée par la brise des plaines.
    Il inspecte ses genoux. Tout à l'heure, il a buté sur une branche morte et est tombé sur une pierre. Il n'a pas bronché : avec son père il ne vaut mieux pas, mais tout de même, ça le pince drôlement. Dans la clarté dansante des flammes, son genou lui apparaît couronné de sang et de terre. Son regard s'attarde sur ses chaussures claires, y découvre des taches sombres qui l'intriguent. Il les tâte de l'index. C'est épais, rouge, poisseux ; l'herbe, encore fraîche en bordure du bosquet, en est maculée.
    Il lève les yeux vers son père, ne croise que son regard enfoncé dans des orbites de coton blanc, n'entend que l'ombre de sa voix.
    « Y'a un salopard qu'a violé la fille à Matthew. L'a déjà morflé, mais maintenant, ça va être sa fête, fais-moi confiance. »
     
    « Un corps noir se balance dans la brise du sud,
    Etrange fruit pendant aux peupliers »
    La fille à Matthew, c'est Jenny. Elle est blonde et rose, elle natte encore ses cheveux, elle porte la même robe toute la semaine, mais avec tant de bonne grâce que c'est comme si elle en changeait chaque matin. La fille à Matthew est douce, jolie, aimable, elle sourit à tout le monde, mais surtout à John, son voisin qui a le même âge qu'elle et qui est son amoureux depuis toujours, depuis les bains communs dans le baquet à linge, du temps où ça arrangeait bien Matthew que sa voisine s'occupe de sa fille quand sa femme à lui avait préféré s'en aller vivre à San Francisco, peut-être bien parce que plus loin de Matthew que la Californie, c'était difficile, et après tout, on ne lui avait pas jeté la pierre tant que ça, à elle, de s'être évaporée un matin en laissant son mari et sa gosse en plan.
    John est noir.
    C'est son nom que hurle la voix suraiguë, chargée de larmes et de poussière, de Jenny, qui se tord à quelques mètres de là, retenue à grand peine par trois solides gaillardes.
    « T'y entends la pauvre gamine, comme elle est secouée ? C'est pas la justice qui va réparer ça comme il faut. Garde bien, fils, comment que ça se traite, un négro ».
     
    « Scène pastorale du valeureux Sud,
    Les yeux exorbités et la bouche tordue »
     
    John, hissé au bout d'une corde sous la ramure d'un peuplier, est apparu brutalement au-dessus de la marée de capuchons.
    Il a arraché sa main de la poigne de son père et a couru dans le bosquet se mettre à l'abri du regard terrorisé de John, de la vision de sa bouche ouverte sur un cri immensément muet, de ses épaules tressautant à la lueur des torches, de la croix qui lui fait face, émergeant d'une meule de paille et de branches sèches. Il s'est roulé en boule contre une souche, a fermé ses yeux, bouché ses oreilles, obturé tout ce qui pouvait s'ouvrir sur le monde réduit ce soir à quelques arpents de terre surpeuplés ondulant au pied d'un peuplier, à la plainte infinie de Jenny, à la voix de son père étouffée par le coton blanc.
    Il a senti qu'on lui touchait l'épaule.
     
    «Un parfum de magnolia, doux et frais
    Puis l'odeur soudaine de la chair brûlée »
    L'obscurité du petit bois est pailletée par l'éclat des torches trouant le feuillage. Dans la lumière approximative, il distingue deux yeux noirs apeurés, et les reflets d'un petit crucifix de métal.
    « C'est toi, Thomas ? »
    Le frère de John est recroquevillé de l'autre côté de la souche. Thomas, il faisait le guet pour son frère et Jenny, qui s'aimaient depuis si longtemps. Un mauvais guetteur, faut croire. Il a suivi les hommes qui emportaient son frère. Il aurait bien voulu les empêcher, mais il a eu peur. On n'est pas très courageux, à douze ans. Toute sa vie, il se dira qu'il aurait dû au moins essayer : quelques coups de pied et de poing, et puis des cris, ça fait parfois son effet, mais pour le moment, il se tait. Il essaie de respirer, entre deux spasmes de sanglots, secs et douloureux comme des coups de bâtons.
    Et soudain, les ténèbres mouchetées du bosquet se mettent à flamboyer.
     
    « Voici un fruit que cueilleront les corbeaux
    Que la pluie ramassera, que le vent assèchera,
    Que le soleil fera pourrir, que l'arbre laissera tomber... »
     
    Ils sont restés serrés l'un contre l'autre, le temps que cesse la danse des flammes, que s'éteignent les voix fièrement avinées, que s'atténue un peu l'odeur de viande carbonisée, plus étouffante encore que la fumée rabattue sur eux par la brise qui s'attarde.
    Et puis, il a entendu beugler son père qui l'appelait avec dans la voix des accents de sommation avinée et de promesse de coups de ceinture. Peut-être le cherchait-il depuis un bout de temps, peut-être aurait-il dû retourner là-bas bien avant, il ne savait plus, il n'avait rien entendu d'autre que, résonnant dans sa tête, les pleurs de Jenny et les mots de son père qui parlait de justice.
    Il se lève et dit à Thomas d'en faire autant, de se dépêcher de traverser le bosquet et de rentrer chez lui par le lit de la rivière, le plus vite possible et sans se faire voir.
    Et puis il rajoute : « tu diras rien, hein ? »
     
    « Voici une étrange et amère récolte »
    Thomas n'a rien dit.
    Personne n'a rien dit. Ou si peu.
     
    Il a posé la chaise sur la terre fendillée et s'est assis dessus. Il a pris son front dans ses mains, s'est frotté l'arrière de la nuque, a relevé la tête au bout d'un moment et a inspecté les alentours. Personne n'était sorti de la maison, personne ne s'était arrêté : une maison vide, un après-midi de semaine, au bord d'une route déserte, à la sortie d'une bourgade à demi-morte, une cité dortoir de plus où les gens semblaient faire des rêves paisibles, sans se préoccuper de leurs voisins exécuteurs des hautes œuvres et tortionnaires de chaises paillées.
    Et après les chaises, quoi d'autre ?
    Il n'avait pas voulu ça. De toute manière, il avait fait un bide, avec sa chaise vide. Il aurait dû s'abstenir... N'est pas tribun qui veut.
    Il est remonté dans la Chevrolet, a démarré et repris sa route. Les repérages promettaient d'être pénibles, aujourd'hui : les souvenirs lui martelaient la tête. Il faudrait un jour que ça sorte. Et à bien réfléchir, pour ce film-là, ce coin-ci conviendrait parfaitement.
     
    Strange Fruit de Billie Holliday
     
     

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    Quelle nouvelle ? Mais celle d'Elisabeth Le Tutour, pardi ! Vous savez bien, celle d'une lauréate du concours  Calipso 2013 qui n'a pu faire le déplacement au Fontanil et qui a envoyé un enregistrement pour la représenter. Oui, bien sûr, vous n'étiez pas là ; drôle d'idée quand même de s'absenter quand tous les auteurs qui comptent se retrouvent pour faire la fête à la littérature... Bon, on ne vous en veut pas et nous allons même vous proposer de l'écouter cette nouvelle, ici même au café... 

     

     

    Elisabeth Le Tutour en bref :

    Franchement, je n'en reviens pas. Avoir été sélectionnée, me trouver en compagnie d'auteurs que j'ai souvent appréciés, je ne l'espérais pas. D'ordinaire, mes textes ne sont pas publiés, mais joués sur scène par des "têtes de l'Art". Je fais partie d'une troupe, presque d'une bande qui aime le théâtre, mais passablement hétéroclite, ce qui nécessite parfois des textes "sur mesure." Voilà comment une respectable instit en retraite s'est mise à l'écriture. A part ça, nous vivons en Bretagne, dans une maison isolée, en pleine campagne.

     

    Un Juste en enfer

     

     

     


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    Pour accompagner Nouvelles en fête qui se tiendra samedi 26 octobre au Fontanil de 17h à 23h30 à la salle de la médiathèque, voici en avant-première le recueil des nouvelles primées au concours Calipso 2013. Les lauréats participant à la fête le recevront en main propre, pour les autres auteurs primés, le facteur est déjà à l’œuvre. Il est bien sûr possible de commander le dit recueil auprès de l’association ; comme chaque année, il est proposé à prix coûtant soit 7,50 euros port compris. assocalipso@free.fr  

        

     Les auteurs ayant participé au concours sont naturellement invités à cette soirée.


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Pascale Pujol, l’étoile du jour

    Parisienne, et même banlieusarde depuis quelques années, mais nourrie de Catalogne. J'écris, donc. Pas depuis très longtemps en fait, j'ai attendu d'avoir (bien) dépassé la quarantaine... mais maintenant plus question d'arrêter ! Deux de mes nouvelles ont été distinguées en 2012 chez Short-édition… Mon premier recueil de nouvelles sortira en avril prochain chez Quadrature, et Chambre noire en fait partie. À la ville, après plus de dix ans de journalisme, je suis consultante en analyse financière.

     

     

    Chambre noire

     

     

    J'ignore ce que l’on est censé ressentir en apprenant la mort de celui que l’on aime. Je peux uniquement vous dire ce qui se passe quand on l’apprend lors d’un flash infos à la radio, en voiture, un soir de décembre. D’un seul coup, tous les bruits de la ville autour se taisent, les klaxons, les pots d’échappement, les freins, les sirènes, la musique, les rires et les cris à quelques jours de Noël alors qu’une simple phrase gonfle et remplit tout l’espace : Nous apprenons le décès ce matin de notre confrère Guillaume Balland. D’abord elle tourne en boucle sur plusieurs tons comme une ritournelle macabre nousapprenonsledécèscematindenotreconfrèreguillaumeballand, oui Laurence, effectivement nousapprenonsledécèscematindenotreconfrèreguillaumeballand puis les syllabes se séparent et viennent percuter l’habitacle comme des projectiles nous-za-ppre-nons-le-dé-cès-ce-ma-tin-de-no-tre-con-frè-re-gui-llau-me-bal-land, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Les mains toujours crispées sur le volant, je tombe en catalepsie, je ploie sous les projectiles qui rebondissent nous-za-ppre-nons-le-dé-cès-ce-ma-tin-de-no-tre-con-frè-re-gui-llau-me-bal-land, je ne respire plus et mon champ visuel se réduit peu à peu à une ligne en pointillés, un encéphalogramme plat, en noir et blanc.

    Heureusement j’étais arrêtée à un feu derrière plusieurs véhicules. Je n’ai entendu ni les coups de klaxon ni les insultes des automobilistes pressés quand je n’ai pas redémarré, aucun des coups frappés sur les ailes ou le pare-brise arrière, ni même les injonctions du motard de la police qui s’est approché au bout de quelques minutes. Je n’ai perçu sa présence que quand il a ouvert la portière et m’a demandé si j’allais bien, et à ce moment-là seulement je me suis remise à respirer. Je crois que vous avez un malaise, insistait doucement l’homme dont la voix me parvenait à travers un brouillard épais, je vais garer votre voiture et appeler les pompiers. Un instant l’espoir renaît, les pompiers, oui, ils sauront quoi faire, je me tourne vers lui en tentant de sourire, cet homme a trouvé une solution, tout va aller bien maintenant puisque les pompiers arrivent, et puis à nouveau nous-za-ppre-nons-le-dé-dès-ce-ma-tin-de-no-tre-con-frè-re-gui-llau-me-bal-land qui explose dans ma tête comme une balle dum-dum.

    Comment en arrive-t-on là, vous demandez-vous. C’est pourtant simple : nous n’étions ni mariés ni pacsés, nous n’habitions pas ensemble, n’avions pas les mêmes cercles d’amis, ne travaillions pas dans le même univers. Je n’ai jamais souscrit d’assurance vie à son nom et je suis prête à parier que lui non plus – je saurai ça bientôt. Son assistante ne me connait pas, ses proches collaborateurs non plus, et si mon numéro est bien enregistré dans son smartphone, c’est un prénom parmi tant d’autres, rien de plus. Seul mon fils de vingt-trois ans connait vaguement son existence, mais pas son nom. À l’approche de la cinquantaine, j’ai appris à faire de ma vie amoureuse une chasse gardée, un terrain privé ; Guillaume pratiquait cela depuis toujours. Alors, quand il a eu un malaise au bureau vers onze heures du matin, personne n’a su qui appeler. Pas d’enfants, pas d’ex-femme, des parents décédés ; juste un oncle âgé et surtout un meilleur ami, le compagnon de route de toujours. Patrick Ferrière. C’est lui que je vais entendre sans fin dans les jours qui suivent, à la radio, à la télé, sur internet. La rencontre à l’école de journalisme, puis leur premier grand reportage en Afghanistan au moment du retrait des troupes soviétiques. L'émission en prime time qu'ils produisent à la télé dès le milieu des années 90. L’immersion de plusieurs mois chez les Tigres tamouls quelques années plus tard. Les prises de position aux côtés de Reporters sans frontières. Trente-trois ans de carrière de Guillaume Balland, les anecdotes, les temps forts – et je ne suis nulle part.

    Pourtant nous avions un point commun : l’image. Je suis photographe, quelque part entre l’art et les commandes. Entre la précarité et l’aisance, la liberté et la complaisance. Guillaume était entré un dimanche par hasard dans la petite galerie du Marais où j’expose, je crois qu’il voulait surtout s’abriter de la pluie. Il était accompagné d’une femme blonde beaucoup plus jeune que lui perchée sur des talons ridicules qui glissaient sur les pavés mouillés de la cour classée. Elle s’est ébrouée comme un jeune chien avant de s'extasier devant la série de mode en couleurs, un peu spectaculaire, que j'avais réalisée quelques semaines auparavant à New York. Visiblement, elle s’y sentait à l’aise, avec sa robe de créateur anversois et son vieux trench chiné à Londres. Il a souri avec une légère ironie, restant à distance des photos de défilés, puis s'est approché malgré lui du fond de la galerie. J’y avais accroché une douzaine de portraits en noir et blanc faits à la chambre, saturés d’ombres et très denses, un thème sur la corrida et le flamenco : passion, douleur, fatigue et amertume. Je l’ai vu happé par les photos, l’une après l’autre. Et dans son regard j'ai lu un désir avide de possession impossible, comme on ne peut posséder rien ni personne – mais comme on rêve tous, un jour, de le faire. À la fin seulement il s’est tourné vers moi, pour me jauger plutôt que me regarder ; il a pris ma carte avec un léger sourire en coin avant de repartir. Suspendue à son bras, la blonde babillait en trébuchant joliment sur les pavés mouillés.

    Quand il a appelé une semaine après j’ai reconnu sa voix avant même qu’il ne se présente. Il n’a pas cherché le moindre prétexte pour venir, juste J’ai envie de vous voir, et quand il est entré dans le petit loft qui me sert à la fois d’atelier et d’appartement, il a simplement souri et glissé lentement sa main sur ma nuque, puis m’a embrassée. Nous avons fait l’amour tout de suite, à moitié déshabillés sur les kilims du salon, presque sans un mot, et à sa manière de me clouer au sol presque rageusement, sans me quitter des yeux, j’ai compris qu’il était tombé amoureux de mes images bien avant de tomber amoureux de moi et que d’une certaine manière, il ne me le pardonnerait jamais. Ou, tout au moins, me le ferait toujours payer cher. J’ai voulu résister, refuser le plaisir qui montait en moi, mais je n’ai jamais su tricher, ni avec le plaisir ni avec la douleur, alors j’ai joui et éclaté en sanglots en même temps, et pleuré encore ensuite, lovée dans ses bras, pendant près d’un quart d’heure.

    C'est drôle que je pense à ces larmes, juste maintenant, car depuis sa mort je n'en ai pas versé une seule. Comme si je m'étais flétrie, séchée, d'un coup. Je crois que mes règles aussi se sont arrêtées, c'est vrai qu'à mon âge la pré-ménopause me guette, j'avais eu tendance à oublier cette perspective mais la réalité se rappelle à mon bon souvenir. Mes yeux sont secs, mon ventre aussi désormais, je n’ai personne à qui parler non plus, comment alors dire ma douleur d'avoir perdu cet homme ? Je n'avais pas la clé de son appartement et, heureusement, aucun objet personnel chez lui à part une brosse à dents et deux ou trois produits de toilette basiques et anonymes. Pas de vêtement, pas de livre, de CD ou de DVD, nous avions choisis d'être un éternel invité chez l'autre et même au bout de dix-huit mois le charme de cette organisation n'était pas émoussé – une fois surmonté le léger désagrément de devoir parfois repartir le matin avec les mêmes vêtements que la veille au soir. Lui non plus n'a rien laissé ici, et j'en arrive à le regretter bien sûr, j'aurais aimé pouvoir conserver quelque chose qui lui ait appartenu, un objet banal et intime comme un livre peut-être, chercher son odeur entre les pages, ou un rasoir, un objet viril qui témoigne du fait que oui, depuis le premier instant, cet homme me possédait entièrement. Sa mort m’a rendue à moi-même mais il me manque terriblement, comme les membres fantômes manquent aux mutilés qui ressentent toujours des douleurs dans le bras ou la jambe après une amputation. Chaque nuit depuis son décès je rêve de lui et surtout, j'ai des orgasmes en dormant, une jouissance brutale qui me stupéfie et me ravage de douleur et de culpabilité – mais à laquelle je ne veux pas renoncer, pas encore.

    Guillaume avait choisi d’être incinéré, cela je le savais déjà, une cérémonie avec juste quelques intimes, et c’est exactement ce qui est prévu – sauf que je n’y serai pas invitée. Au moment où j’en prends conscience, quand je réalise que je ne reverrai plus jamais son corps et n’accompagnerai pas non plus sa poussière vers son lieu de repos, je me rappelle la série de photos que j’ai faite de lui. Si je les ai oubliées, c’est probablement parce que je ne les ai jamais tirées. Les rouleaux ont été développés puis rangés, quelque part dans mon petit labo où je mets rarement les pieds depuis que je travaille essentiellement en numérique. Tout me revient peu à peu, l’une de nos premières nuits ensemble, un matin de printemps particulièrement lumineux, et surtout son sommeil qui dure alors que je suis déjà réveillée depuis l’aube. J’étais sortie du lit très doucement pour mieux regarder dormir cet homme qui m’avait volée à moi-même, me prenant sans ménagement mon cœur, mon corps, mon âme.

    Je ne sais pas pourquoi j’ai utilisé le moyen format, sûrement pour conférer une magie particulière à cet instant. J’ai tourné lentement autour de lui, toujours nue, et j’ai photographié chaque partie de son corps, sa peau tannée, ses grandes mains dont l’une pend légèrement dans le vide, ses poignets et ses chevilles étonnamment fins et racés qu’il tient de sa mère, son cou massif hérité de son père. Il est allongé sur le dos, découvert, son ventre plat avec ses poils bouclés qui remontent vers le nombril, son sexe repose doucement contre sa cuisse, alangui dans un début d’érection, et je dois résister à l’envie d’y porter mes lèvres. Il ne se réveille qu’à la dernière photo ou presque, sa main happe l’appareil qu’il pose d’autorité de l’autre côté du lit pendant qu’il m’attire à lui. Je ne réalise à quel point je le désire que quand je sens son poids sur moi ; il me pénètre d’un seul coup de reins, sans autre préliminaire que sa main qui écarte une mèche de cheveux de mon visage pour mieux harponner mon regard.

    À l’aube ce matin j’ai tiré les photos, trois fois seize poses en noir et blanc, puis j’en ai tapissé les murs blancs de ma chambre. À l’heure de la cérémonie, alors qu’il se transforme en cendres, son corps se recompose sous mes yeux comme une mosaïque de désir et d’amour et je pense à la douleur de ces femmes qui accouchent en sachant que leur enfant est mort-né. Cet homme aimé endormi multiplié à l’infini, le grain de sa peau si réel dans le grain du papier, je hurle enfin ma souffrance et pleure pour la première fois depuis des jours. Et maintenant en choisir douze, pas une de plus, les accrocher dans la galerie, pour conjurer le sort et tenter de croire que moi aussi, je l’ai possédé un instant, son cœur, son corps et son âme.

     


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

    Laurence Marconi, l’étoile du jour

     

    La valse des étiquettes

     

     

    Porte de la Volga. En partie cachée derrière l’un des poteaux rouges et gris qui délimitent le parking souterrain, Isabelle observe le chassé-croisé des badauds qui s’engouffrent dans le sas vitré pour accéder au centre commercial ou le quitter. Elle patiente. La jeune femme se débrouille toujours pour être seule au moment de franchir les portes automatiques qui mènent à la galerie. Les panneaux de verre coulissent dans un glissement furtif, s’écartent à son passage et elle a un peu l’impression d’être attendue. Depuis le parking, elle pourrait choisir de franchir la Porte du Danube, elle aurait moins de chemin à parcourir pour rejoindre l’entrée de l’hypermarché, mais elle aime flâner dans les allées du centre en poussant son caddy vide, ralentir devant la vitrine du parfumeur ou devant celle du bijoutier : un monde raffiné y scintille, fait de diamants, de flacons et de strass qui miroitent et se reflètent en un écho sans fin. Lorsqu’elle arrive à la hauteur de la boutique de décoration, elle s’arrête toujours pour admirer les vases, les bougies, les lampes, les bibelots disposés sur des tables ou sur des consoles, habilement mis en valeur dans le fouillis chatoyant des nappes et des jetés de lit ou de canapé, négligemment déployés. La jeune femme ne fait jamais ses courses deux fois de suite dans le même hypermarché. Elle change de lieu et d’enseigne, mais elle revient régulièrement au centre commercial de l’Europe, car les portes d’accès à la galerie, baptisées de noms de fleuves, lui offrent un agréable moyen d’évasion. La Porte de la Volga, surtout, l’entraîne au  loin : elle aimerait tant visiter Saint Petersbourg. Même si la Volga n’arrose pas cette ville, la simple évocation de ce nom la propulse à quelques encablures de son rêve, et cela n’a pas de prix. Lorsque l’allée centrale est presque vide, elle ferme les yeux et s’imagine à bord de l’une des embarcations pour touristes aperçues à la télévision, qui dérivent sur les eaux calmes du fleuve russe. Elle se laisse alors bercer par la musique qui inonde la coursive en un flot continu de notes aigües, tangue au rythme des pulsations, glisse doucement sur le sol lisse et luisant. Elle s’échappe ainsi un court instant, loin de la vie grise de sa banlieue.

     

    Mais aujourd’hui, il est inutile de patienter plus longtemps derrière le poteau. Elle ne pourra pas franchir seule la Porte de la Volga, il y a trop de monde sur le pont. Isabelle soupire, renonce à attendre et pénètre, en même temps que d’autres clients, dans le large couloir vitré qui permet de rejoindre la galerie. Elle ne peut pas non plus, comme elle en a l’habitude, fermer les yeux pour se retrancher dans ses rêves. L’hypermarché fête son dixième anniversaire et la foule est dense, oppressante. C’est un peu comme si toute la région s’était donné rendez-vous là. Pourtant, la déception cède vite la place à l’excitation palpable et contagieuse qui parcourt le centre et qui la gagne peu à peu. Elle ne savait rien de cette journée exceptionnelle, mais elle compte bien profiter de l’ambiance festive et des bonnes affaires. La galerie tout entière est pavoisée aux couleurs de l’hypermarché : au-dessus des visiteurs, d’immenses affiches frappées d’un « 10 » en chiffres d’or se déploient en enfilade depuis le plafond. On dirait un alignement de dominos suspendus. Tout le centre bat pavillon de l’enseigne. Elle regarde de tous côtés, elle ne veut rater aucune des informations imprimées sur les panneaux publicitaires aux couleurs criardes, placardés sur les portes et les cloisons, à l’approche du magasin. Elle essaie de se concentrer pour se frayer un passage, joue des coudes et se sert de son chariot comme d’un bouclier pour avancer et se diriger vers l’entrée de la grande surface. S’il lui arrive de heurter quelqu’un d’un coup de caddy maladroit, elle essaime alors des «  attention ! », « pardon », « excusez-moi », « oups ! », « désolée… » que la musique endiablée engloutit aussitôt. Elle se réjouit, elle va pouvoir faire le plein de produits coûteux à prix cassés, observer, prendre tout son temps pour choisir.

     

    À l’intérieur du magasin, il devient plus facile de circuler. Les visiteurs se dispersent et se répartissent entre les différents rayons : bricolage, mode, décoration, arts de la table, électroménager, bureautique, alimentation… Elle décide de faire d’abord un tour dans les allées consacrées à la mode. Partout, on a installé des présentoirs larges et profonds autour desquels s’empresse une foule de femmes. Toutes plongent leurs bras dans des grands bacs remplis de T-shirts, de corsages, de débardeurs, de caracos. Ainsi brassés, les vêtements débordent en vagues successives, ruissellent le long des parois et forment sur le sol des flaques multicolores dans lesquelles pataugent les clientes. Lorsqu’elles ont trouvé leur bonheur, elles se redressent, brandissent leur butin, l’inspectent et le fourrent dans leur panier ou dans leur caddy, avant de replonger, la tête la première, dans le bac, à la pêche aux trouvailles. Isabelle sourit en observant la scène. On dirait une nuée de mouettes tournoyant au-dessus de la traîne blanche d’écume d’un bateau qui rentre au port, avant de fondre sur les poissons piégés dans le chalut, ou sur le menu fretin qui s’en échappe. Au bout d’un moment, la jeune femme sort de sa rêverie et se joint à la mêlée. Elle se fait plaisir, caresse les tissus, compare les articles, cherche la bonne taille, hésite entre deux formes, deux coloris puis se rend au salon d’essayage. Là, dans la cabine, à l’abri des regards, elle joue au mannequin devant le miroir, se pavane, se déhanche, prend des poses, essaie des tenues audacieuses, empile pêle-mêle les vêtements dans son chariot et ressort exaltée, les yeux brillants, emportée par la houle de ce courant de folie qui la submerge. Partout, des bonimenteurs crient dans un micro des annonces que les haut-parleurs amplifient. Ces hommes engagés pour l’occasion vantent les articles en promotion, attirent le chaland. Le brouhaha des chariots qui crissent et s’entrechoquent, les chiffres qui ricochent de micro en micro, comme le prix du poisson voltige d’un vendeur à l’autre, lors de la criée, les intermèdes musicaux, les affichettes qui volettent au-dessus des têtes, tout cela lui donne le vertige, la grise et, peu à peu, elle remplit son caddy. Au rayon décoration, elle choisit des assiettes, des coupes à fruits, des bougies et un lot de verres colorés. Les siens sont ébréchés. Au rayon électroménager, elle se laisse tenter par un nouveau sèche-cheveux qui soufflera plus fort et séchera plus vite son abondante chevelure. Au rayon des DVD, elle s’offre l’intégrale des films de Brad Pitt.  Il y a si longtemps qu’elle n’est pas allée au cinéma. Elle est prise dans un tourbillon, elle a la tête qui tourne et ne sait plus où poser son regard.

     

    Elle finit son tour du magasin par la zone immense réservée à l’alimentation. Là, comme ailleurs, c’est la valse des étiquettes. « Moins dix pour cent », « Neuf articles achetés ? Le dixième est gratuit », « Dix euros de réduction ». Les bacs réfrigérés regorgent de denrées onéreuses proposées aujourd’hui à des prix imbattables. C’est Noël en novembre, les soldes d’hiver avant l’heure ! Elle parcourt les rayonnages d’un œil gourmand. Elle choisit du foie gras, du saumon fumé, des œufs de lump, du tarama, un rôti de dinde, des pommes dauphine… Tout est si avantageux, elle va pouvoir inviter ses deux copines, Valérie et Catherine, et les régaler. Elle imagine leur étonnement, leur mine réjouie et leur regard incrédule : elles savent que l’anniversaire de leur amie est en mai, alors Isabelle savoure à l’avance le moment où elles la harcèleront de questions pour savoir quel heureux évènement elles s’apprêtent à fêter : le début d’une nouvelle histoire d’amour ? Un emploi stable ? Un logement plus grand, plus moderne ? La jeune femme enfilera des vêtements qu’elle a choisis dans la cabine, une tenue un peu excentrique pour surprendre ses camarades, les épater. Elle préparera une jolie table, disposera avec soin ses assiettes et ses verres tout neufs, allumera les bougies… La lueur des flammes brille déjà dans son regard égaré parmi ses songes…

     

    Soudain, elle frissonne et le voile invisible qui l’isole et la nimbe depuis tout à l’heure se déchire. Elle est immobile au milieu des produits surgelés et elle sent le froid l’envahir. Elle regarde les gens alentour qui continuent à s’affairer puis, son chariot garni. Lentement, elle le pousse devant elle. Il lui paraît à présent si lourd. Bien trop lourd. La jeune femme se dirige vers le bout du rayon où elle l’abandonne, comme le font souvent les clients pour aller chercher un produit oublié. Elle traverse l’allée des produits ménagers - lessive, adoucissant, essuie-tout - et, sans se retourner, quitte le magasin en empruntant le couloir réservé à la sortie sans achats.

    Comme hier. Comme avant-hier. Comme à chaque fois qu’elle se rend dans un hypermarché.

    Elle n’a pas les moyens de remplir son caddy.

    Elle a juste le droit de rêver…


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Chantal Blanc, l’étoile du jour

    Je suis née en 1945 dans le nord de la France, avant de vivre dix ans en Lorraine. En suivant mon père, muté en Algérie, j’ai découvert la violence d’une guerre. Je suis rentrée en France avec une polio en cadeau. La Provence nous a accueillis.

     Après avoir travaillé vingt ans dans l’enfance inadaptée, j’ai dû cesser mon activité professionnelle avec regret. Compensation trouvée peu à peu avec la peinture, puis l’écriture.

    Cette nouvelle m’a entraînée au fond du puits, et après relecture j’ai réalisé que j’avais tué le père…

    Le feu et la glace ne se côtoient-ils pas chez nombre de personnes ? Dedans ou dehors…

     

     

    Secret de béton

     

     

    Depuis des jours, il pleut. Les vitres transpirent après avoir été battues par les rafales mouillées. Quand la pluie s’éloigne, je vois la campagne à travers la dentelle beige et grise. Soudain, le furtif soleil fait exploser les petits points brodés. Je goûte la trêve... mais le ciel à nouveau s’assombrit. La dentelle résiste et fait la nique à cette vaine douche, puis le tonnerre frappe sur le gong, lorsque les trombes dégringolent, l’eau devient lavandière, efface le dessin qui décorait mes fenêtres…jusqu’à la prochaine offensive du vent qui va rebroder de jolis rideaux.

     

    Il pleut. J’étais venu pour le calme près de Vauvert, à Mondenon, pour sécher mes pleurs, pour hennir avec les chevaux et colorer ma vie. J’étais venu pour respirer le sable, le faire glisser entre mes doigts. Je m’étais souvenu de belles vacances avec mes parents à Nîmes et aux Saintes Maries. J’avais découvert les chevaux, les taureaux et des oiseaux géants, les flamants rose surtout m’avaient marqué. J’ai préféré la tranquillité d’un hameau au tintamarre de la foule.

                                      

    Mais il pleut depuis des jours, quinze ou vingt, je ne sais plus très bien. Il pleut depuis mon arrivée. Et la pluie est contagieuse, elle entretient mes larmes, elle me couvre de ses gouttes, de son eau, elle me transperce jusqu’à la moelle. Alors, je ne sors pas. D’ailleurs, le sable coulerait-il dans ma main ouverte ? Détrempé, il serait gant de sable mouillé, béton fendillé, il emprisonnerait mon désir d’expression, comme avant. Momifiée, ma main ne pourrait s’affranchir.       

    Il pleut encore, Depuis des jours, il pleut alors que j’étais venu pour raconter mon secret. Comment écrire si je me sens pris par le béton ? Je le connais ce matériau. Pourtant, je ne suis pas maçon, je suis fils de pasteur. J’ai fait des études : inévitable quand le hasard de la naissance vous fait atterrir dans une telle famille ! 

    Je n’aime ni le béton, ni le sable mouillé.                 

     

    J’étais fatigué de la neige, de la pluie des Vosges. J’étais venu pour le soleil, le bleu, le bleu de là-bas, celui d’en haut, le bleu du ciel, je voulais regarder le bout du monde là où la ligne de fusion des deux bleus n’est plus ligne. J’étais venu pour échapper aux gris de cet obscur pays, au gris du nord est de ce pays où même le nom évoque l’obscurité, les ‘Vosges’ avec le O du soir, des monts, le O lové sur soi. Je voulais du clair, dans ‘Camargue’ le A de la clarté a deux yeux, j’y lisais le A de la guitare, des flamants, du sable et je voulais rencontrer l’avenir après avoir dissous mon noir passé.

     

    Mais voilà, il pleut toujours, le climat est devenu monomaniaque, et si je profite de courtes récréations, je ne peux que craindre le retour du gris. Mon plaisir est gâché, je ne parviens pas à écrire mon histoire. Chez moi aussi, il pleut souvent en glace fondue, en crachin, en froidures ; ici, il pleut en rosée, en averse, en cascade, c’est plus franc, plus salé, iodé, mais je commence à perdre patience, le temps court, le temps coule… A cette allure, mes économies vont fondre comme sucre dans l’eau.

    J’avais besoin de m’éloigner, un congé me fut accordé par le collège d’Epinal où je professe depuis deux ans. Ma mère est infirmière, son travail est devenu thérapie. Moi, je n’ai pas pu. Je devais quitter mes élèves, en petite fugue bien orchestrée vers une cabane de gardian où dormir et manger.

    Là-haut, dans ma  montagne, la musique de mon âme se détériorait, mes portées s’effondraient sous les bémols, mes noires et mes blanches se mêlaient pour donner des notes grises sans discipline temporelle qui s’écrasaient sur les lames du parquet de chêne. Quant aux croches, elles eurent vite fait de s’échapper pour danser dans les fougères, au creux des sous-bois.

                                      

    Depuis des jours, il pleut, mon papier est mouillé, mon crayon le déchire, le troue, mes mots se glissent dans les fibres de bois du bureau d’écolier que j’ai trouvé ici. Impossible de les rattraper ! Matière en moins pour m’expliquer, pour lui expliquer.

    Le temps presse, le temps pleut, d’habitude, la pluie lave… moi,  je suis immergé dans un scaphandre avec un masque brodé et des mains raidies par le métal, comme dans du béton. Mes gestes sont lents, pesants, ma voix est muette. Bizarre… je me sens trempé dedans et enfermé dehors. Presque toujours.

    J’ai pu me promener une fois, des parfums d’iris, de genêts précoces m’ont caressé, un nuage est passé au-dessus de moi, c’était une colonie de cigognes de retour de migration. Un petit instant, je me suis cru, à côté de Mulhouse où se trouve un parc naturel, la ‘petite’ Camargue alsacienne. Les cigognes y reviennent chaque année et coiffent certaines cheminées de leurs nids…j’aime quand elles claquettent.

    Aujourd’hui, me voilà en  Camargue, en Provence où la faune  de la réserve ornithologique est très différente. Les couleurs du Sud sont plus vives, la musique  plus  chantante, l’accent aussi, les odeurs plus épicées. Le vin d’ici est de Costières alors que là-haut, il est d’Alsace.

     

    Ce jour-là en voiture, j’ai côtoyé des roselières et j’ai compris pourquoi les cabanes de gardians étaient couvertes de roseaux. J’ai envié le bon sens de l’occitan.

    J’ai eu de bons parents… non... j’ai une mère aimante et assez ouverte aux autres, à ses amis, ses malades, elle ne m’a pas étouffé. Mon père… était un homme respectable, un pasteur très disponible, mais froid et dur avec moi.

    Il se voulait sculpteur de mon avenir et traçait mon chemin sans se préoccuper de mes désirs. J’ai eu longtemps l’impression d’être une boule de glaise modelable à volonté, ou de la paille dont on remplit le sac en toile de jute qui servira de matelas. Mais une fois ce but atteint, tout au milieu de moi, j’ai résisté, je me suis serré, durci en nodule minéral et j’ai attendu… longtemps. J’ai obéi, et masqué, j’ai donné le change. Et j’ai grandi. Et je me suis oublié… un temps.

                                      

    La pluie persiste, je n’arrive pas à m’écrire, alors, je rêve, je me réinvente.

    J’aimerais être musique pour faire frissonner les gitans, pour les inspirer, pour être écoutée, pour être jouée par des admirateurs de Django ou Manitas. J’aimerais être un bon ‘biou’ en langue d’Oc, un bœuf, je pourrais porter cocarde dans une manade et m’y faire un nom. La ‘ferrade’ est un moment vite oublié. Il faudra que je sois ‘bistourné’, je préfère ce mot à l’autre, (trop cru, moins joli, moins chantant à l’oreille), épreuve douloureuse mais qui résoudrait le problème d’identité que je trimballe depuis des années. Bien sûr, mon père était incapable de suspecter une telle aberration chez son descendant! Ainsi ‘adoubé’, je pourrais participer aux courses,  traverser les rues pour me rendre aux arènes, en revenir sous les cris des habitants et devenir biou d’Or. J’aimerais être flamant rose, même s’il faut attendre au moins quatre ans pour le devenir, ‘rose’. Je le trouve plus admiré, plus élégant que la cigogne.

    Musique, biou, flamant, je ne craindrais plus cette pluie.

    J’aimerais encore être genêt, éclairer de soleil la nature et essaimer avec ou sans vent. J’aimerais être ‘taureau’ bien noir pour enthousiasmer les aficionados et mettre au sable le torero avec son ‘costume’ imbu de ses paillettes. J’aimerais être ‘cheval’, tout blanc, pas de labour, mais de Camargue pour l’entente avec nature et gardian. Genêt, taureau, cheval, je ne craindrais plus cette pluie.

    J’aimerais être soleil, pour réchauffer le monde et les cœurs, pas pour les brûler ; j’aimerais être soleil pour rayonner.             

    Il pleut toujours. Pourra-t-on sauter le feu de la St Jean ?                                                    

    Bientôt, ma mère sera en vacances, je veux la retrouver, lui expliquer, l’embrasser, la consoler. Mon père est mort le 15 mars, il y a donc deux mois. Il est figé… là-bas.

    Depuis quelques années, le puits près de la maison était tari et représentait un danger potentiel pour les enfants et les animaux, il fallait le combler, mon père avait commencé par y jeter toutes sortes de vieux objets encombrants, cassés, des pierres et des ferrailles inutiles. Je l’avais aidé. Devant l’ampleur de la tâche, il avait fait appel à un ouvrier maçon avec sa bétonnière. Je n’aimerais pas être maçon, excepté pour construire une maison. Mais maçon pour remplir des trous, non, je n’aimerais pas. Et puis quand il pleut, on ne peut pas travailler, le béton refuse d’obéir. Il avait donc fait venir maçon et bétonnière. La machine tournait seule, personne n’a rien compris. Mon père est tombé, le béton a coulé sur lui…Ma mère l’a attendu, nous l’avons recherché…il n’a pas été retrouvé. Elle prie chaque jour, puis son travail l’accapare. Moi, j’ai essayé, mais je n’ai pas pu.

    Le soleil ! Je vais écrire à ma mère et lui demander de venir. Je me renseignerai sur les dates des fêtes votives de Vergèze et d’autres villes. Je l’emmènerai aussi revoir Nîmes, Les Saintes, les marais.

    Je pourrai lui parler de moi, elle m’aidera et pensera moins à sa peine ; je lui dirai mes joies d’enfant, on ne remercie jamais assez sa mère, elle sera fière, je lui confierai mes aspirations affectives, elle comprendra. Une mère ne renie pas son fils. Même s’il est différent. Une mère peut tout entendre. Mon père n’est plus là pour lui boucher les oreilles et c’est bien !

               

    Le soleil s’affirme, mais en moi, il pleut depuis que j’ai eu un geste de trop et une parole en moins. Je dois écrire, le beau temps va tout sécher, le sable, le papier ; les mots seront inscrits,  maintenant ils n’ont plus l’excuse de l’eau. Il fait beau, un petit bout de nationale pour arriver à Mondenon et dans la première échoppe, je trouverai papier et programme des fêtes. J’achèterai le Midi-Libre pour me replonger dans le bain du monde.

                                      

    Quelques pas sur la route, je suis décidé à dire mon secret, sinon il va fuir sans moi et pour aller où ? Encore le tonnerre, encore ! Nuages noirs, grosses gouttes… l’abribus de l’autre côté, j’y vais...

                                      

    Et le lendemain, dans la rubrique des faits divers du Midi Libre :

     ... à Mondenon ...

    …inconnu décédé...

    …camion bétonnière…                                                                                            


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Philippe Laperrouse, l’étoile du jour

    64 ans. Retraité.

    Nouvelliste depuis 2005.

    Quelques menus succès dans les concours de nouvelles.

    Trois recueils publiés à son actif.

    Récemment passé à l’écriture théâtrale.

    Amateur de foot et de dessins humoristiques

    Site d’auteur : www.monpied.net

     

     

    Un feu-follet

     

     

    À l’époque de mes vingt ans, j’étais toujours prêt à m’enflammer pour n’importe quoi ou n’importe qui. Tant qu’il s’agissait d’un roman, d’une pièce de théâtre ou d’une une exposition, ce n’était pas trop grave. Le chef-d’œuvre suivant suffisait à me faire oublier le précédent. Je passais avec inconscience d’un enthousiasme à l’autre. Mais ma maladie dépassait le registre de mes découvertes artistiques.

    Mes révoltes inoffensives se déchainaient à la moindre injustice sociale. Je trouvais absolument intolérables les brimades que subissaient des peuplades lointaines en proie à la guerre, la dictature ou la famine. J’ai failli m’envoler à vingt reprises pour rétablir l’ordre sur les plateaux d’Asie Centrale ou dans les forêts du Guatemala. Failli seulement, car une misère chassant l’autre, j’étais constamment plongé dans l’incertitude sur la cause qu’il convenait d’embrasser en priorité. Lorsque par inadvertance, je choisissais un engagement, j’étais vite rebuté par la complexité des détails. Le seul fait de mener des démarches compliquées pour obtenir un passeport et un visa à jour pour sauver des femmes battues au bout du monde m’ennuyait prodigieusement. Je passais avec soulagement à un autre combat contre les atteintes à la liberté des plus démunis.

    Cet activisme donquichottesque, velléitaire et parfaitement inefficace s’étendait à de nombreux domaines. À chaque affaire de tripatouillage d’argent par des élus mal intentionnés, j’ambitionnais d’envahir l’Assemblée nationale ou le Sénat pour manifester mon courroux. Puis, je remettais à plus tard une telle aventure devant la violence dont je savais capable les forces de l’ordre.

    Les atteintes à l’environnement me révoltaient. Devant ma télé, entouré de quelques solides amis, je n’hésitais pas à supporter bruyamment les défilés de protestataires qui trouvaient à redire à propos d’une ligne de TGV ou d’une piste d’aéroport nuisibles à la nature.

    Bref, mon emploi du temps était particulièrement chargé.

    Sur un plan plus intime, j’étais amoureux tous les trois jours. Dès qu’un regard clair et qu’une joue ambrée apparaissaient dans mon champ de vision, je formulais des projets brûlants dans les cinq minutes suivantes et une liste de mariage le lendemain. Une telle propension à la précipitation débouchait inéluctablement sur quelques déceptions ou quiproquos fâcheux, surtout lorsqu’une nouvelle flamme s’allumait en moi sans  que j’ai pris le soin d’éteindre la précédente.

    J’étais ravi de vivre à ce rythme infernal qu’une force obscure me poussait à entretenir avec obstination en dépit de multiples échecs. La plupart de mes initiatives à peine fomentées s’achevaient rapidement par un fiasco retentissant aux oreilles de tous, sauf aux miennes, puisque je me trouvais soudainement plongé dans une nouvelle aventure plus extravagante.

    C’était pathologique et pathétique.

    J’épuisais une à une toutes mes ressources d’exaltation. Je brulais mes propres ailes avec frénésie et jubilation. J’étais à la fois le pyromane et le paysage dévasté par les flammes qu’il allumait.

    Le jour de mes vingt-trois ans, je fis mon premier burn-out. Enfin, plus exactement, un burn-in… Mon agitation compulsive m’apparut tout à coup dans toute sa médiocrité. Je fus comme sidéré par l’énergie que j’avais déployée à ne rien faire. L’homme que j’étais ressemblait à un champ de blé, ravagé d’un incendie inextinguible sous la forme de flammèches surgissant ici et là, s’éteignant aussitôt pour reprendre plus loin comme des feux follets qui se joueraient de l’effort des combattants du feu.

    Il fallait que quelque chose se passe pour que ce gâchis cesse. Quelque chose comme une explosion qui me bouleverserait le cœur et obligerait mon esprit à se fixer sur une ambition stable.

    Un samedi soir, ils étaient tous là, réunis autour de la table de restaurant que j’avais choisie pour honorer mon anniversaire. Il y avait Max, l’éternel étudiant qui avait pour seul souci de trouver la fac qui n’avait pas encore eu l’honneur de l’accueillir sur ses bancs. Sylvia qui s’annonçait fièrement architecte d’intérieur et se disait, tous les huit jours, sur le point de décrocher son premier client. Jean et Patrick, les apprentis rugbymen qui joueraient bientôt en Top 14, c’était certain. Monique et son copain Lucien, les musiciens de la bande qui passaient leur temps à fignoler leur premier disque, financé par un producteur à l’identité mystérieuse.

    En les regardant rire et plaisanter, je me disais d’une part qu’ils étaient des personnages charmants, mais complètement inconséquents et que j’avais été, pendant des années, le premier d’entre eux. Dans cinq ans, ils seront tous agents d’assurance, contrôleurs à la SNCF ou assistante de direction en mettant les choses au mieux, c’est-à-dire en posant l’hypothèse qu’ils échappent à la case « Pôle Emploi ».

    Ce soir-là, je me pris à penser à ma mère. Elle n’aurait pas manqué de remarquer que je passais enfin à l’âge adulte.

    J’avais résolu d’attendre la fin du repas pour annoncer la grande nouvelle.

    « J’ai une grande nouvelle à vous annoncer ! »

    À cette interpellation, six cuillers se figèrent au-dessus de la soupe glacée de melon aux agrumes que j’avais sélectionnée en dessert. Max crut bon de persifler :

    « Tu pars au Kenya pour sauver les bébés éléphants du fusil des ignobles trafiquants ! »

    Lucien en rajouta une couche :

    « Tu pars en stage de recherche de la sagesse absolue chez les moines tibétains !»

    Je laissais filer les quolibets et les ricanements en toute sérénité, sûr de mon fait et de mon effet. Je ménageais encore un instant de silence pour donner du poids à la phrase qui allait suivre :

    « Je vais écrire ! »

    « Ouf ! Tu nous as fait peur ! ». Ce fut la réaction de Max. Les couverts et les mâchoires qui avaient suspendu leurs mouvements, se remirent en action. Mon projet n’avait pas réussi à détourner de leur objectif immédiat, les six museaux penchés avec gourmandise sur leur dessert glacé.

    Lucien reprit la parole le premier. Il me félicita avec ostentation. Son regard frisait d’ironie : je sus instantanément qu’il n’ajoutait pas la moindre crédibilité à ce que je venais de dire. Il connaissait parfaitement la multiplicité de mes ambitions et leur propension à ne jamais aboutir. Aussi ne manqua-t-il pas d’ajouter une pique pour faire rire les autres sur ce sujet qu’il savait douloureux :

    « D’après ce que tu nous avais dit la semaine dernière, je croyais que tu allais monter une usine de patins à roulettes… »

    J’avais beau m’attendre à son intervention moqueuse, je commis une maladresse insigne :

    « Cette fois, c’est sérieux ! »

    L’éclat joyeux qui suivit me renseigna clairement sur le niveau de fiabilité que mes convives assignaient à mes impulsions littéraires. Sylvia reprit on souffle la première :

    « Et ça parlera de quoi, ton roman ? »

    « Je ne peux pas en dire davantage. »

    J’étais piqué au vif et décidais d’une part de ne rien révéler du concept qui me trottait dans la tête et d’autre part de disparaître de mon groupe d’amis, le temps nécessaire pour démontrer que j’étais capable, enfin, de mener mon idée à son terme.

    J’aurais du mal à expliquer la raison pour laquelle j’avais décidé de me convertir à l’écriture. Je ressentais le besoin de tordre le cou à cette frénésie infernale qui me poussait à entreprendre et à ne jamais finir. Une image me taraudait l’esprit : une spirale qui se repliait sur elle-même jusqu’à s’évanouir dans l’infiniment petit.

    Toujours est-il qu’à la surprise générale de mes six comparses, Blaise vit le jour. Je m’étais caché six mois pour rédiger et parfaire mon manuscrit. Blaise était un écrivain. Enfin si on peut appeler écrivain un homme ou une femme pénétré(e) de l’irrépressible envie de coucher une histoire sur le papier blanc. Blaise était de cette trempe-là. Son problème fut, pendant de longues semaines, qu’il n’eut aucune idée du sujet qu’il développerait.

    Aussi Blaise inventa-t-il Armande, une belle et riche héritière du début du XXe siècle. La ravissante Armande passait sa vie entre soupirants éconduits et amants d’un soir. Elle était atteinte, elle aussi, du syndrome de l’écriture. Armande avait tant à se moquer de la futilité des hommes. Mais au moment de prendre la plume, elle restait pétrifiée par une impossibilité manifeste à imaginer le plus petit fil de la plus minuscule des intrigues.

    Aussi Armande créa-t-elle le maréchal Sébastien. Jean-Eudes Sébastien était un solide grognard sorti du rang, fidèle à l’Empereur qu’il avait suivi sur tous les champs de bataille d’Europe. À la mort du général Corse, le vieux soldat se dit qu’il fallait que les générations futures disposent d’un témoignage de ses extraordinaires aventures. Mais, devant son grimoire, le maréchal resta longtemps muet.

    Il finit par faire entrer en scène son grand-père Louis Dubois qui eut une double chance dans sa vie : celle de s’instruire auprès des moines et celle de servir Sa Majesté Louis XIV qui fit halte un jour dans son auberge pour se restaurer…

    Mon histoire s’arrêtait au grand Gutenberg qui fut lui-même dans l’incapacité de construire l'œuvre qui aurait pu lui donner l’occasion d’éprouver l’intérêt de sa géniale invention et dut imaginer de faire parler un pâtre grec, contemporain d’Aristote.

    Mon texte n’avait pas vraiment de contenu puisque chaque personnage, maillon de la chaine, vivait l’impérieuse nécessité d’extérioriser quelque chose de profondément intime qui resterait comme une trace de son passage sur Terre. Espoir aussitôt éteint par son incapacité à construire l’esquisse d’un début d’une trame de roman, tant il est difficile d’imaginer d’autres aventures que celles d’aimer ou de mourir qui ont déjà été explorées par de si belles plumes depuis la nuit des temps.

    Lorsque je fus sommé d’expliquer le succès de mon œuvre auprès de journalistes enfiévrés, je trouvais cette comparaison qui laissa mes interlocuteurs pantois d’admiration. La vie humaine n’est rien, un rien fragile comme de la paille. Seuls l’Amour et la Mort peuvent l’enflammer. N’ayant connu ni l’une ni l’autre, j’étais le premier à avoir écrit sur Rien.

     

     


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Eric Gohierl'étoile du jour

    Natif de Bourgogne mais vivant avec mon épouse à Frontignan dans l'Hérault depuis près de trente ans, j'ai franchi dernièrement le cap de la cinquantaine. Après une incursion de deux ans dans l'univers étudiant (pharmacie) je me suis embarqué pour vingt ans de "marinade" sur un bateau de pêche. Il y a une dizaine d'années de cela, je me suis mis au vert en me recyclant dans les espaces du même nom. L'écriture occupe une large part de mes loisirs depuis toujours. Mes activités actuelles me permettent d'y consacrer plus de temps. Auteur à ce jour de deux recueils de poésie, cinq romans et près de deux cents nouvelles, je me suis risqué à présenter certains de mes textes dans des concours littéraires.

    Bien m'en a pris puisqu'ils ont eu l'heur de plaire et moi l'honneur d'en gagner près d'une trentaine. Sans compter divers accessits et les éditions en recueil collectif, une trentaine également… à ce jour.

         

     

    Margot  

     

    Réfléchir en soi-même, sentir ce qu'on a en soi, c'est ça la vraie façon de vivre.

    La vie, c'est ce qu'on sent.

    Erskine Caldwell (Le petit arpent du bon Dieu)  

     

     

    «  Flic ! Floc ! » sanglotait la cafetière. Tandis qu'au passage chaque larme versée maraudait au marc son goût amer et sa ténébreuse couleur de deuil.

    Noble attitude.

     

    «  Floc ! Flic ! » rétorquait à cadence imitée le sang qui s'échappait à larmes chagrines de la gorge tranchée.

     

    Anselme aurait souhaité que se joignent au concerto funeste les larmes à ses yeux arrachées. Mais va t'en foutre ! Elles lui coulaient tout au long du râpeux de ses joues puis, d'un bond maladroit, s'en venaient mollement frapper sa chemise toute maculée de sang.

    Sa belle chemise du dimanche. La blanche, avec un crocodile dessus.

    Un des derniers cadeaux de son petiot.

     

    Drôle d'idée ! Pourquoi il l'avait enfilée avant de commettre son crime ? Avant de tirer d'un coup d'un seul un large trait au couteau dans la gorge sans défense ?

    Il aurait pas su dire ! Ça lui était venu comme ça. Sans réfléchir. Sur un coup de tête. Pire qu'une envie de pisser après la bière de trop.

    De l'hommage ? Du respect ? Peut-être que oui… Mais pas sûr ! On ne tue pas tous les jours par amour ! Ça se saurait.

    Une chance encore !

     

    La cafetière s'était mouchée bruyamment. Elle avait pleuré tout son soûl, tari tout son chagrin. Mais pas lui. Ni elle. Qui pleurnichait encore quelques larmes de sang sur la tomette incertaine de la cuisine. Presque en silence maintenant. Pour ne plus déranger. Le mal était fait. Du vilain. De l'irrémédiable. Du qu'on ne peut que constater.

    Assis sur sa chaise, Anselme ne bougeait pas. Il lampait son calice jusqu'à la lie. Attendait que la toute… toute… dernière larme de vie se soit enfuie. Ne pas faire le deuil jusqu'au bout, ç'aurait été sacrilège. Un crachat à la gueule noire de la mort.

    Du pas respect pour les vingt ans qu'ils avaient partagés.

     

    Lorsque enfin il fut bien certain que la dernière goutte avait flique floqué la fin du gros chagrin de sang, Anselme se leva.

    Brusque le mouvement, fuite éperdue des mouches accourues au festin.

     

    Des petites, des grosses. Des toutes fines, des grasses à lard. Des bleues, des noires, des vertes, des mordorées. Des qu'il n'avait jamais vues. Des qui bourdonnaient. Des qui zonzonnaient. D'autres immobiles qui taisaient leur faim… mais par leur appétit.

    Trois, quatre moulinets des bras pour forcer à la retraite celles qui ne voulaient pas comprendre.

    Pas admettre que l'aubaine ce serait pour une autre fois.

     

    Anselme ferma la porte. Pas sûr que ça suffise pour les empêcher de revenir. Ces bêtes-là c'était comme les autres, là, ceux qui l'avaient poussé au crime. L'odeur de la charogne, du cadavre à sucer, de la chair à corrompre, ça les attirait pire que l'aimant les épingles.

    Il pesa son pas jusqu'au buffet. Sortit un verre, y jeta deux pierres de sucre et versa lentement le café. A tout prendre, il aurait préféré du vin… mais le rouge ça n'était pas assez couleur de la peine.

    Il remua. Lentement. En silence. Et le blanc de la douceur disparut, dévoré par la noire amertume…

     

    Un résumé de sa vie.

     

    Il téta à petites gorgées. Sans hâte. Presque à regret. Comme pour contraindre le temps à la fuite. Le corps pendait face à lui. A l'envers. La tête, désarticulée par le couteau assassin, pendouillait triste. Mais le regardait par en dessous.

    Il y avait du doute dans les yeux grands ouverts. De la peine à comprendre aussi. Mais pas de la colère, pas du reproche.

     

    Dame ! C'est qu'il avait pris tout son temps pour bien lui expliquer. Lui faire admettre que ce n'était pas sa faute à lui mais celle des autres, là, les charognards, les sans-cœur. Les hommes de paille de cette vermine innommable. Ceux capables de priver un homme de son bien, de lui arracher l'âme sans un pleur, sans même le début de l'idée d'une seule petite larme.

     

    Pas avares en sourires pourtant. Ça, fallait concéder. Des sourires, ils en traînaient des pleines valises. Par boisseaux d'un demi-quintal. Du en coin. Du compatissant. Du qui fait passer la pilule.

    Du triste aussi… mais qui ne faisait pas vrai.

    Comment voler un homme avec le sourire ? Voilà ce qu'on leur apprenait pendant des années dans leurs écoles de grands saigneurs. En insistant bien que l'âge on s'en foutait. Jeune, vieux ou dans la force de l'âge ? Tout pareil ! Y'avait que les sous d'important. Le reste ça n'était pas considérable.

    Et ça, ils le lui avaient bien fait comprendre. Dans tous les sens.

    Le large, le travers… et tout du long.

     

    Qu'il puisse plus payer, ça n'était pas grave ! Il ne serait pas le premier à finir sur la paille. On mettait le tout en vente et comme ça, c'était arrangé. Et puis, il n'avait pas trop à se plaindre, il n'était pas perdu, il avait un fils… et même deux filles. Pas comme d'autres. Qui n'avaient pas cette chance !

    « Y'en a qu'on même pas un enfant vers qui se retourner !» qu'ils lui avaient dit avant de repartir, en soldant le tout avec un de leurs foutus sourires en guise de ruban juste histoire de faire moins moche.

     

    Comment ils auraient pu comprendre que sa vie à lui elle s'arrêtait là ? À ses quelques murs posés un peu à la va-comme-j'te-pousse sur cinq tout petits hectares d'une terre où rien ne venait vraiment sans peine. Au point qu'il fallait toujours la surveiller du coin de l'œil sinon elle n'en aurait fait qu'à sa guise.

    Cinquante-sept ans qu'il promenait sa carcasse d'un bord à l'autre de ce petit coin de rien du tout. Que même les roues de son tracteur, si vieux qu'un musée n'en aurait pas voulu, connaissaient par cœur.

    Du grand roncier qui servait de nid d'amour aux lapins jusqu'au plus petit caillou susceptible de gripper la machine.

     

    Mais c'était son territoire, son terroir. Et celui de la Margot. Qu'est-ce qu'ils connaissaient en dehors de ça ? Pas grand-chose.

    Si peu qu'avec rien ça ne faisait pas la différence bien grande !

     

    C'est tout ça qu'il lui avait expliqué à Margot. Pour qu'elle comprenne sa colère, sa révolte, sa chouannerie solitaire sans aucun soutien à attendre. Le feu qui brûlait en lui, il n'y avait pas cinquante manières de l'éteindre !

    Pour aujourd'hui encore, ils étaient chez eux, maîtres absolus sur ce domaine pauvre à rendre la misère malheureuse. Demain, les autres feraient ce qu'ils voudraient, vautours empressés d'une bien triste charogne. Margot n'y serait plus.

    Et lui non plus !

     

    Hors de question qu'ils soient les témoins impuissants de leur vampirisation. Les autres se rembourseraient sur le bien mais pas sur la bête. Et ça, elle l'avait compris Margot. Sûr !

    Et rassurée qu'il parte juste derrière. Comme il l'avait promis !

     

    Anselme ouvrit le tiroir qui se planquait sous la table comme un qui refuserait d'être complice du meurtre. Il sortit les deux couteaux, les ausculta un moment. Parfaits pour son travail. Il les affûta longtemps sur la pierre. Comme pour mettre le temps au recul.

    Un tout petit à la lame bien fine et bien coupante qui zipperait les nerfs et les tendons aussi sûrement qu'une lame de faux bien aiguisée mord en souriant dans l'herbe toute verte du printemps.

    Et l'autre, le grand, qui avait des dents comme une scie, prêtes à mordre dans le gras de la chair, dans les os un peu gros, à faire de ce corps pendu tête en bas un amas de petits morceaux.

     

    Le trou était déjà fait, tout en haut du potager, là où chaque année il mettait ses salades dès que l'hiver arrêtait le froid de ses colères. Une belle fosse. Deux mètres du long et trois empans de profond. Sans compter un bon sac de chaux vive. Comme ça, zou ! Emballez c'est pesé !

    Et sitôt qu'il aurait fini de l'enterrer. Qu'il la saurait à l'abri des autres. Il irait au salon décrocher son fusil.

    Pas besoin que quelqu'un lui explique, il saurait bien comment faire.

     

    Demain, quand les autres viendraient, ils prendraient tout ce qui leur plairait, ils feraient ce qu'ils voudraient de lui. De ça, il s'en foutait pas mal. La seule chose qui soit restée importante ces dernières semaines, c'est qu'elle soit bien à l'abri, que personne ne puisse en profiter.

    La plus brave qu'il ait connue. Sa Margot. La toute dernière de ses truies.


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  • souffle encre

     

    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Christine Van Acker, l'étoile du jour

    Un pied en France, un pied en Belgique, cette fille de bateliers navigue d’un genre à l’autre (poésie, roman, nouvelles, théâtre,…), dans un bercement doux-amer empreint d’audace, de rêveries, d’espièglerie.  Autant, elle aime jouer avec le sens des mots, autant elle se méfie et dénonce ceux qui détournent leur sens à nos dépends. Cette grande oreille, comme elle aime s’appeler, réalise des documentaires, écrit des fictions qui sont diffusées sur les ondes de la RTBF, de France Inter et de France Culture.

    Plus d’infos sur : www.lesgrandslunaires.org

     

     

     

                                                   Un souffle d’encre

                           

     

    Il est dit que nous habitons dans la cité des trois cent trente-trois saints. Perle du désert, notre ville est menacée de disparaître un jour sous le sable. Les pistes qui mènent ici traversent le Sahara ;  il faut bien les connaître pour ne pas se retrouver coincés par des étendues de rocailles, ou pour ne pas se perdre.

    Les étrangers disent que nous habitons le bout du monde. Ce doit être vrai : je vis ici depuis toujours et ceux qui viennent d’ailleurs ne sont pas toujours issus du même monde que le nôtre.

    Trois cent trente-trois saints ? C’est faux. Nous en avons beaucoup plus. Boubacar, Moussa, mon mari Abba Alhadi, et les autres dont je ne connais pas les noms, tous sont des saints. 

    Regarde, toi, le visiteur, toi, l’étranger, regarde cette vieille boîte en fer. Ouvre-là avec respect. Je te le permets. Le livre qui se trouve à l’intérieur est vivant, grâce à Abba, mon saint de mari.

    Ils sont venus, plus rapides que les vents de sable, ce sable qui veut tout recouvrir et contre lequel nous résistons pour garder nos cultures. Nos puits sont profonds, le fleuve n’est pas loin, nous avons bon espoir de remporter le combat.

    Ces hommes au cœur asséché se sont installés chez nous. Ils ont tué et ils ont brûlé ce qu’ils pouvaient. Un jour, enfin, ils ont été chassés. Ils ont pensé que ça suffirait pour effacer notre culture dont nous prenons autant soin que celle de nos jardins. Ils n’ont pas réfléchi plus loin que le bout de leurs fusils. Les manuscrits qu’ils pensaient avoir détruits sont encore vivants, bien plus rusés qu’eux.

    Ils ont cru que ces livres étaient les seuls, rangés, soumis, indifférents à leur sort. Ils n’ont pas imaginé le voyage de ceux que nous avions dissimulés, leurs pages préservées des flammes, dans des sacs de mil ou de riz, sur les pinasses, flottants sur le fleuve. Ils sont des milliers à avoir échappé au grand bûcher, gardés par tous les saints encore vivants dans ce pays.

    On dit que les anges n’ont pas de sexe ; nos saints n’ont pas de lettres. Moi, Mariam, je ne sais pas lire, Abba, mon mari, non plus. Mais nous respectons nos livres parce qu’ils ont été écrits par nos ancêtres. Quand nous ne serons plus qu’ossements, ils respireront encore. Quand nous ne serons plus que poussière, Dieu parlera encore à travers eux.

    Etranger, quand tu les ouvres, c’est la poussière des vieux os de nos ancêtres que tu respires. Nous les caressons, et notre âme s’éclaire et s’envole avec eux. La pensée n’est pas le privilège des savants. L’Esprit loge aussi dans le cœur des humbles.

    Sois le bienvenu, étranger. Reste encore un peu. Bois le thé des hommes avec mon mari. Il est « aussi amer que la mort ». Le prochain thé, moins fort et plus sucré, « juste comme la vie », sera pour moi et pour les autres femmes. Le troisième, très léger et beaucoup plus sucré, « aussi doux que l’amour », je le réserverai pour nos enfants.

    Ecoute-moi, étranger.

    Le courant s’arrête, l’eau retient son souffle, le fleuve attend sa provision de vieux papier, de peaux de mouton, d’écorces, d’omoplates de chameaux, tous marqués de ces signes qui dansent et portent la musique de nos langues.

    Abba, fais bien attention à toi ! Méfie-toi. Ferme bien le sac de riz. Cache le sous les cageots de légumes. Ce que tu fais est bien, mais reviens-moi, ne te laisse pas assassiner par ces chiens enragés.

    Le fleuve connaît la grimace que fait l’homme quand il lèche du bout de la langue les lourdes plaques de sel gemme avant de les déposer au fond des pirogues. Le fleuve connaît la valeur et le poids de l’or. Il se souvient aussi du bois d’ébène, ces esclaves nus aux yeux apeurés, arrachés pour toujours à leurs familles.                                                                          

    Le fleuve connaît la cruauté de l’homme, ça ne l’empêche pas de le porter encore sur son dos, sans le juger. S’il s’est alourdi d’étoffes et de biens précieux, le fleuve pouvait aussi se charger de notre histoire.

    La voix de nos conteurs est pareille aux fleuves par lesquels coulent les choses du passé.

    Nos livres sont nos paroles silencieuses, logées au fond de nos pensées.

    Ecoute ma voix, étranger. Regarde ce livre. Ils sont frère et sœur, gouttes d’eau dans la mer. La mer, la mort des fleuves.

    Les scribes ont conservé pour nous les paroles anciennes. Par eux, Allah s’adresse à nous, sa voix est d’encre. Elle est libre, lumineuse. Elle ne tue ni ne viole personne. Elle est amour. L’encre noire souligne, à traits légers, la pureté des pages vierges.

    Ils ont noirci de cendres nos maisons de pisé, détruit les mausolées. Ils ont brûlé les bibliothèques. Ils ont dit que nos livres étaient impies, que nous étions des païens. Pendant huit jours, l’alarme ne s’est pas arrêtée de hurler, nos livres se tordaient de douleur. Ils n’ont laissé que des cendres, des vitrines vides, et beaucoup de poussière.

    Ils étaient trop bêtes ; ils voulaient que nous devenions aussi bêtes qu’eux.                                             De quoi avaient-ils donc si peur ?

    Regarde, étranger, je te le montre, celui que nous avons gardé. Nous n’avons que lui et nous ne savons pas le lire. Penses-tu réellement qu’il soit un danger ?

    S’il venait à disparaître, notre maison n’aurait plus d’âme. Elle ne serait plus qu’un mélange de paille et de terre sèche, tout juste bonne à brûler. Je ne sais pas ce qu’il raconte. Parle-t-il du prophète ? Du mouvement des astres ? De mathématique ? De poésie ? Donne-t-il une recette de médicaments ? Des conseils pour réussir un acte sexuel ? Tout est bon à écrire, le vrai et le faux. Peu importe. Nous ne sommes pas des oulémas, mais il nous fait du bien.

    Regarde comme ce livre est beau. Comment peut-on ne pas l’aimer ? J’ai confiance en toi, étranger. Tes mains sont tâchées d’encre ; les mains de nos ennemis étaient rouges de sang. En toi peut traverser la parole des anciens ; je le vois bien à tes yeux qui passent au-dessus des dunes et regardent dans le lointain. En eux, s’exprimait le jus du démon. Toi, tu sais comment ouvrir les livres. Nos ennemis n’ont été bons qu’à refermer ceux de nos vies. 

    Tu ne parles pas notre langue, ça ne fait rien. Prends-le dans tes mains, respire-le, caresse-le. Il t’en restera quelque chose. Ecris-le dans ta langue. Laisse ton stylo glisser sur ta feuille de papier. Tenue par le fil de Dieu, ta main saura bien ce qu’il faut faire.

    Avant de partir, prends ma main : ce que tu écriras nous ressemblera mieux. 

    Nous sommes nombreux à avoir caché nos vieilles boîtes rouillées. Personne ne les trouvera jamais. Nos ennemis n’ont pas pensé à la cave de la bibliothèque. Ils n’ont pas vu Adda, mon mari bien aimé, porter des sacs trop lourds pour sa carcasse de vieillard et puis les confier à la vitesse du fleuve. Les piroguiers ignoraient tout de ce qu’ils transportaient. Les livres se sont tus de peur d’éveiller leurs soupçons. Par milliers, ils ont échappé au désastre, grâce à Abba, à Moussa, à Boubacar, et aux autres, grâce à nous, les femmes, qui avons reprisé les vieux sacs.

    Mon vieil Abba, tu peux te reposer maintenant. N’aie plus mal. Les manuscrits sont à présent en lieu sûr et peuvent dormir en paix. Toi, tu as besoin d’eux mais, eux, ils n’ont plus besoin de toi. Moi, je t’aime et je veux que tu demeures encore près de moi le reste du temps qu’Allah voudra bien nous laisser vivre encore.

    Quand je te serre dans mes bras, je tiens tous les livres du monde. Peu importe si je suis la seule à savoir les lire. L’étranger va partir, une page de notre vie dans sa plume. Il l’écrira pour nous.


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    En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.

     

    Danielle Akakpo, l’étoile du jour

    Stéphanoise, Danielle Akakpo est "entrée en écriture" peu de temps avant de mettre fin à sa carrière de cadre administratif. Pour elle, il y avait un grand pas à franchir: oser montrer  ses gribouillis! Mais s'étant inscrite dans une école de musique à quarante-cinq ans pour y pratiquer l'orgue et ayant fait ses débuts en scène, elle s'est dit que ma foi, il n'y avait pas plus de raisons d'avoir peur d'être lue que d'être écoutée. Elle anime depuis pas mal d'années le forum Maux d'Auteurs, lieu d'échange de nombreux passionnés de lecture et d'écriture et fait des travaux de relecture-correction.

    Depuis 2006, elle a publié cinq ouvrages: le dernier, Jen et Juliette (novella) a vu le jour en septembre 2013 chez Eastern éditions.

     

     

     

    L'amour n'était pas dans la grange

     

     

     

    — Enfin, te voilà réveillé ! Je n'avais pas frappé trop fort, juste un coup de pelle derrière la tête pendant que tu te baissais pour étaler un morceau de couverture sur la paille. Pas question de t'endormir trop profondément, j’ai une histoire à te raconter et je tiens à ce que tu l'entendes de tes deux oreilles !

     

    Pas la peine de crier. La porte est bien fermée et ta propriété est tellement isolée du reste du village que tu t’égosillerais en vain. Je n'ai pas vu âme qui vive depuis mon arrivée, ta sale gueule mise à part !

     

    Mais  tais-toi donc, bon Dieu, on dirait un porcelet qu'on égorge ! Tu n'es plus très fringant, hein, les mains attachées dans le dos et les chevilles liées ensemble avec de la grosse corde. Beaucoup moins fringant que tout à l'heure lorsque, tes grosses pattes posées sur mes fesses, tu m'entraînais vers la grange en me susurrant des cochonneries : « Tu verras comme ce sera bon, tu vas adorer, je vais te faire grimper au septième ciel... » Pauvre type !

     

    Et cesse de gigoter comme un nourrisson dans sa couche merdeuse, ça m'étonnerait que tu puisses te détacher, j’ai du savoir-faire !

     

    — Garce !

     

    — Pardon ? J'ai bien entendu? Garce ? Je te filerais bien mon poing sur la tronche, mais comme je te l'ai annoncé, j'ai un récit à te faire et je ne veux pas que tu en perdes une miette. Tu en connais déjà une partie, le reste va t'épater, tu n’es pas près d’en revenir !

     

    Pas besoin de te rappeler comment on s’est rencontrés, n'est-ce pas ? Ton annonce sur Meetyourgirl : Agriculteur, trente-cinq ans, à l'aise financièrement, physique agréable, sportif, affectueux, cherche compagne, la trentaine, jolie, bonne constitution, pour rompre sa solitude. "

     

    Sur certains points, tu ne mens pas dans tes présentations. Je t’accorde que tu es beau gosse : grand, musclé, bronzé, cheveux bruns, magnifiques yeux verts. Affectueux, par contre... un euphémisme, un faux sens plutôt, mais tu ne pouvais décemment pas écrire : pathologiquement porté sur le sexe. Bref, j'ai répondu à l'annonce, on a échangé quelques mails. Pendant combien de temps ? Quatre jours, cinq jours à peine. J’ai accepté un premier rendez-vous en terrain neutre, dans un bouchon lyonnais : tu m'as trouvée ravissante, sympathique et sans plus attendre tu m'as invitée à passer un week-end chez toi. Je t'ai fait languir un peu, pour la forme, pas trop longtemps parce que moi aussi j'étais pressée. Pas pour les mêmes raisons que toi, tu comprendras bientôt.

     

    Quand tu es venu me chercher à la gare – une bicoque elle aussi perdue dans la cambrouse où seul un chien errant a été témoin de notre rencontre – si j'occulte le fait que cette fois tu m'a jaugée d'un regard gourmand digne du grand méchant loup sûr de se régaler de quelques bonnes bouchées de chaperon rouge – tu t'es bien tenu et m'as collé deux simples bises sur les joues. La journée s’est passée de même, en bonne intelligence : visite de la ferme, une belle exploitation où tu bosses seul, repas fins – tu cuisines comme un chef, c'est bien la seule qualité que je puisse te reconnaître – conversations à bâtons rompus. On a parlé sports, politique, livres, vie de famille, ça crevait les yeux que ça te coûtait. En fin de soirée, tu frétillais comme un gardon, tu t’es mis à me frôler, à te frotter contre moi, à me passer la main dans le cou... et toujours ces yeux, gloutons, qui me déshabillaient, s'insinuaient au plus profond de mon intimité. J'ai lutté contre la nausée. Je me suis forcée à t'accorder un baiser langoureux en te soufflant à l'oreille un « à demain » des plus prometteurs et je me suis enfermée dans ma chambre à double tour. Ce matin, j'étais fermement résolue à passer à l’action : je me suis faite câline, séductrice, désirable à souhait jusqu'à ce qu'après le déjeuner au champagne, tu réattaques tes travaux d'approche.

     

    « J'ai envie de toi, je te sens toute chaude, ne dis pas le contraire. Viens ! Dans la grange, tu verras, ce sera génial, on va s'aimer comme des bêtes, je vais te faire hurler de plaisir !»

     

    C'est ce que tu lui disais à Pauline : « Je vais te faire hurler de plaisir ? »

     

    — Pauline, mais...

     

    — La ferme ! C'est moi qui parle !

     

    Pauline, au bout d'une semaine d'essai – le mot n'est pas trop fort, tu avais fait une acquisition, tu voulais qu'elle t'en donne pour ton argent, saleté de maquignon – tu la trouvais trop réservée, pas assez portée sur la chose, en un mot « coincée ». Tu la basculais dans le foin et tu la prenais comme une bête, tu écrasais tes quatre-vingt-dix kilos sur son corps fragile, tu lui pétrissais les seins, les cuisses de tes grosses mains impatientes, tu lui mordais les lèvres jusqu'au sang. Tu voulais qu'elle te montre son plaisir : « Bouge, crie, salope ! » Et elle hurlait de douleur, la petite Pauline, martyrisée, violée.

     

    — Tu... tu connais Pauline ?

     

    —Ta gueule ! C'est moi qui parle, ne me le fais pas répéter encore une fois ou je te bâillonne.

     

    Elle y avait cru, pourtant, à ton annonce, alléchante : Agriculteur, bien de sa personne, très affectueux....  Elle regardait l'Amour est dans le pré à la télévision, elle avait pensé : « Pourquoi pas moi, pourquoi ne trouverais-je pas le bonheur à la campagne ? » Elle était si solitaire, si avide de tendresse.

     

    Elle t'a sûrement expliqué qu'elle songeait à abandonner l'enseignement, qu'elle ne se sentait plus de taille à affronter des garnements qui se fichaient de la grammaire comme de l’an quarante et une hiérarchie qui la méprisait pour son mal-être. Ce qu'elle souhaitait ? Changer de vie, fuir la ville, se ressourcer au contact de la nature, auprès d'un compagnon qui lui manifesterait de l'affection, pourquoi pas de l'amour. Elle était prête à travailler dur ; adolescente elle avait déjà tâté des travaux de la ferme les étés chez nos grands-parents. Toi, ça n'était pas vraiment ce que tu cherchais. Ta compagne, tu la voulais en priorité experte aux jeux de l’amour et soumise à tes caprices. Tu t'es montré malin : la jeune fille un peu timide, un peu naïve, tu as commencé par l’apprivoiser avec des gestes et des mots tendres. Tu lui as fait ce qu’on pourrait appeler un brin de cour, évitant de la brusquer. Résultat, elle a gobé tes boniments, elle a cru avoir rencontré son prince charmant et au bout d'une semaine, elle a cédé. Seulement voilà, au lit, tu as révélé ta vraie nature : brutal, sadique, jamais rassasié ! Plus tu insistais, plus elle se raidissait sous tes assauts. L'amour, elle ne le concevait pas comme toi et elle n'en avait pas une grande expérience. Tu t'es mis à la détester. Tu en as fait ta bonniche. « Pauline, va traire les vaches, Pauline, récure-moi l'étable... » Elle, elle voulait y croire encore : c'était sa faute, elle allait faire des efforts, s'habituer, parvenir à te contenter. Tu parles.... L'épisode « prince charmant » ? Un feu de paille, une mini-flamme trompeuse ! Pauline est devenue, entre deux corvées, ton esclave sexuelle. Sur ce plan-là, tu ne désarmais pas. Tu la prenais sur la table de la cuisine, à même le carrelage de l'entrée, et surtout dans la paille de cette fichue grange en lui assénant des mots doux à ta façon : « Je jouirais plus avec une chèvre, tu n’es qu'un morceau de viande, une bonne à rien ! »

     

    — Je n’ai jamais dit ça !

     

    — Ne mens pas, fumier, elle l'a écrit dans son journal. Ces choses-là ne s'inventent pas. Mais c'est qu'à force de gigoter comme un ver, il arriverait presque à se détacher, ce salaud ! Ne m'oblige pas à sortir l’artillerie : regarde, c'est bien un revolver que tu aperçois attaché à ma cheville sous mon pantalon, je prends toujours mes précautions, l’habitude... Tu étais déçu de ne pas me voir en minijupe cet après-midi. Souviens-toi, j'ai roucoulé que, de toute façon, je n'allais pas tarder à l'ôter ce pantalon, et ma réponse t’a ravi. Alors un geste de trop et je tire, j'ai de l'entraînement. Tiens, tu as perdu tes couleurs, quel drôle de teint de poireau ! Tu as peur, hein ? Que je te loge une balle dans les pattes ? Pas de sadisme inutile chez moi : c’est un autre traitement que je te réserve, pas besoin de t'abîmer avant.

     

    Où en étais-je ? Ah oui, Pauline et son journal. Quand elle a compris qu'il n'y avait rien de bon à tirer de toi, elle t'a annoncé son intention de s'en aller. Tu as piqué une colère monstre, menacé de l'enfermer. Elle a réussi à s'enfuir de nuit, sans bagage, à marcher des kilomètres jusqu'à la gare, épuisée, la peur au ventre. Une fois rentrée chez elle, brisée, elle a consigné dans un cahier d'écolier tous les détails de sa sordide aventure parce qu'elle n'avait personne à qui la raconter. Et puis, le chagrin et la honte la submergeaient.

     

    Le cahier, je l'ai eu en main, lu, relu, j’en connais chaque détail par cœur. Alors, moi aussi, je me suis connectée sur Meetyourgirl et j'ai attendu, patiemment. Je savais que tu recommencerais ton petit jeu. Et tu n’as pas tardé. Agriculteur, trente-cinq ans....  Tu n'avais pas changé grand-chose à ta première annonce, juste rajouté bonne constitution après compagne.  En dépit de ton nouveau pseudo, dès que tu as posté ta photo, je n'ai plus eu l'ombre d'un doute !

     

    — J'en ai marre de ces salades, dis-moi qui tu es, ce que tu veux et qu'on en finisse !

     

    —Tu reprends du poil de la bête ? Mets-la en veilleuse ou je vais me fâcher et finalement sortir mon flingue et abîmer ta panoplie de séducteur ! Qui je suis ?

     

    Je t’ai bien eu avec Sandra Lavigne, employée de banque... Si j’enlève cette putain de perruque blonde à cheveux mi-longs...

     

    — Pau...

     

    — Les bouclettes brunes... frappant non ? Pauline, en plus grand et plus musclé. Elle ne t'a jamais parlé de sa sœur aînée, Laura, militaire, en mission en Afghanistan ? Eh bien, tu l’as devant toi : caporal Laura Bernier ! Rentrée un jour trop tard pour empêcher sa petite sœur d'avaler deux boîtes entières de somnifère.

     

    Après avoir arrosé de mes larmes le journal de Pauline, la rage m’a prise. Contre moi qui, lors de notre dernière communication téléphonique, n’avais su entendre que sa joie de me revoir sous peu en permission. Puis j’ai retourné ma hargne contre le sinistre individu, le tortionnaire responsable de la mort de ma petite sœur.

     

    Pourquoi tu cries ? Parce que je sors mes cigarettes de ma poche ? J’aime bien fumer, dans certaines circonstances, pas des troupes, trop dégueulasses, des Américaines... Et ce soir, les circonstances l'exigent. Mais tu vois, je n'arrive jamais à les griller jusqu'au bout. Tu gueules parce que j'ai jeté le mégot dans une botte de paille ? Ça ne m'empêchera pas de continuer. Le paquet entier va peut-être y passer. Et justice sera faite ; tu vas cramer comme un porc dans ce maudit endroit qui a abrité tes turpitudes.

     

    Moi ? Je filerai en direction de la gare sur ton vieux vélo que je prendrai la précaution d'abandonner dans la rivière. Dès demain, je serai dans un avion en vol vers l'Afghanistan. Personne ne m'a vue ici, on n'est jamais sortis de la propriété et on n’a reçu aucune visite.

     

    Il commence à faire une douce chaleur, les flammes se rapprochent de ton corps qui se contorsionne désespérément. Ça ne va pas tarder à sentir le barbecue ici. Cette fois, ton teint a viré au navet. Tes beaux yeux verts qui avaient tant impressionné Pauline sont devenus de grosses billes globuleuses déformées, décolorées par la trouille. Tu peux hurler, demander pardon tant que tu veux. Trop tard. Tu peux pleurer : tes larmes n’éteindront pas le brasier.

     

    Ma parole, tu es en train de saloper ton chouette pantalon en lin beige ! Excuse-moi d'en rire ! Allez, salut Don Juan ! Je ne te dis pas « Au plaisir.»

     

     


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