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      Un plan d’Anthère

    Castor Tillon

     

     

    Dans le petit royaume, tout avait l’air paisible, les milliers de radars routiers gardaient un rythme de trois cents ravissants flashs par jour et par machine, l’argent rentrait à flots. Bref, la vie était douce, du moins pour le roi et la reine qui n’étaient pas gens à se plaindre.

    Pourtant, en réalité, la couronne d’Anthère vacillait sur ses bases, le peuple était mécontent, et le peuple le faisait savoir : les sondages étaient catastrophiques. Au palais, le souverain, Phil d’Anthère, tombait de (relativement) haut, et Carrie, sa royale moitié, ne comprenait pas :

    - Mais que leur faut-il de plus ? Il y a internet dans pratiquement tous les foyers, nous leur avons donné le travail qu’ils réclamaient à cor et à cri en leur offrant même une tranche supplémentaire en fin de carrière, et puis ils ont aussi, euh… d’autres avantages…  Enfin, dis quelque chose !

    Le roi était préoccupé et de mauvais poil, il secouait les épaules en signe d’exaspération :

    - Carrietta, ma mie, laisse-moi réfléchir. Pourquoi ne vas-tu pas jouer du luth ? Tu n’as pas une statue à te faire ériger par nos gens ?... Je me demande si nous ne devrions pas conforter notre position en mettant davantage l’accent sur les valeurs nationales, et en nous conciliant cette Narine, là… Elle a beaucoup d’audience dans les cabinets d’Anthère.

    - L’ode aux rats, maintenant. N’importe quoi. L’apologie de la médiocrité. Tu ne vas pas en sortir grandi, mon pauvre ami.

    - C’est un concept. Elle a Joanne d’Acre, et nous, nous fêterions Vercingétorix en entonnant le chant de la luette, qu’en dis-tu ?

    - Je ne peux pas la sentir, et puis elle a une voix nazillarde. Elle est grasse. C’est mou, le gras de la Narine.

    La conseillère royale fit son apparition, essoufflée et tremblante :

    - Sire, le peuple est là, aux portes du palais ! Ils sont des milliers et scandent qu’ils n’attendront pas cent jours de plus pour vous vir… vous déposer. Rappelez-vous le cas Daffy : un énorme couac ! Sire ? Faisons-nous donner les chars ? Sire ? Ils sont lààààà

     

    ...

     

    Là, là, mon chéri… C’était un mauvais rêve. Tu travailles trop, en ce moment, et tu devrais faire soigner cette molaire. Recouche-toi… Demain, nous allons nous pencher sur ce mode Tirelire de ton ami Facebouche, ne t’inquiète pas… Là, là…

     


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    De l’éther dans le carbu

    Patrick Ledent

     

     

    Il allait perdre. Oh ! Ce n’étaient pas les sondages, il s’en foutait des sondages : une opinion publique, ça se manipule quand on a les leviers. Son élection, cinq ans plus tôt, le lui avait confirmé : il représentait les intérêts de trois pour cent de la population et il avait obtenu cinquante-trois pour cent des suffrages. Quand on réalisait une telle performance, on mesurait la déliquescence d’une démocratie.

    Non, c’était autre chose, d’ordre psychologique. Il allait perdre parce qu’il était au bout du rouleau. Qu’il avait tout réussi, jusqu’à la quadrature du cercle. Il allait perdre parce qu’il s’en foutait de gagner. Parce qu’il est impossible de se mobiliser quand le but n’est même plus un défi.

    Il s’en ouvrit à ses amis : « Je vais perdre. » Qui se récrièrent. Rirent. Osèrent quelques tapes sur ses épaules spasmodiques : « T’es fou ! Y a plus qu’à pousser ! » Il dit pourquoi. Et tous se turent, consternés : ils allaient perdre aussi. Fini Byzance ! Sans lui, c’était foutu.

    – Vous devriez consulter, monsieur le Président, risqua l’un deux.

    – Consulter quoi ? Un psychiatre ? Tu te fous de moi ? Est-ce que j’ai une gueule de psychotique ?

    – Pas un psy, un mathématicien.

    – Explique !

    – La spéculation, monsieur le Président. Ce n’est pas un jeu de hasard. Il y a des mathématiciens derrière tout ça. De haut vol. Vous avez déjà entendu parler d’arithmétique modulaire : constante de Kaprekar, séquence de Fibonacci, cryptologie symétrique ?

    – C’est quoi ce charabia ?

    – Une mise en équation de la France, monsieur le Président. Rien de moins. Tout se calcule. Sans émotion, avec une froideur qui confine au sublime. Exactement ce dont vous avez besoin. De quoi anoblir votre image. Vos adversaires politiques, vos concitoyens, le chômage, l’Europe, la géopolitique, la délinquance, l’insécurité ou son sentiment, on s’en fout, ne sont que les éléments d’un algorithme universel. Fini de s’exciter. Fini d’y croire ou de ne pas y croire. Place au concret : des données, des millions de données. Aligner des chiffres, compiler des calculs et assujettir l’équation ; voilà ce qu’il faut faire ! Voilà qui vous installera vraiment au-dessus du débat. Vous serez superbe, brûlant d’intelligence.

    – C’est passionnant ce que tu dis là !

    – La clé, c’est l’austérité. Pas économique, évidemment, elle serait bonne, celle-là ! Mais émotive. Donnez une valeur numérique à tout, même à l’indifférence, et vous saurez jusqu’où vous pouvez aller. Créer la misère, c’est facile, ennuyeux même, à la longue, je partage votre découragement. Mais l’entretenir, la définir à l’euro près. Jouer avec la révolution sans jamais la déclencher, voilà qui est autrement plus visionnaire !

    – Continue !

    – Si vous savez y faire et vous entourer, vous allez donner une leçon à vos pairs, laminés par le printemps arabe ou en sursis de l’être. La France retrouvera enfin la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter : maîtresse de l’Europe et parangon planétaire. Quand Barack-le-Rouge sera tombé, vous serez toujours là, vous ! Et vous vendrez aux Républicains nos martingales hexagonales.

    – Non, mais, à t’entendre, on va se goinfrer.

    – Jusqu’à la glotte, monsieur le Président, si vous le permettez, jusqu’à la glotte !

    – Bon, tu me prépares un plan d’action et on en reparle vendredi.

    Puis, s’adressant au reste de ses ministres, secrétaires et conseillers :

    – Et vous, prenez-en de la graine ! Restez pas là plantés comme des chiffes ! Chiffres, pardon ! Ha ! Ha ! Ha ! Entrez dans la danse et maniez-vous !

    Là-dessus, il gratifia l’élu du jour d’un petit coup de poing dans le bide – un adoubement aussi rare que prometteur –, avant de se retirer en sautillant comme un shaker court-circuité.

    – Dis, Maurice, tu ne crois pas que t’en as fait trop ? hasarda le ministre des finances.

    – Le moyen de faire autrement ? se gargarisa l’interpellé.

    Et tous de se serrer les pognes, en camarades. Ouf ! On n’était pas passé loin.

     


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    Une histoire d’amour…

    Danielle Akakpo

     

     

    Dans son luxueux bureau, un homme de petite taille, long nez, costume et cravate sombres, lit une missive parfumée, sur papier rose bonbon.

    Mein liebchen !

    Déjà je me languis de toi. Si j’avais pu me douter que les choses évolueraient ainsi entre nous… Nous partageons la même vision du monde, de l’Europe, nous sommes économiquement et politiquement  sur la même longueur d’onde et voilà que maintenant nous avons tellement plus à partager… Des moments inoubliables, gut, so gut, trop courts hélas ! Des instants volés entre deux réunions, deux visites officielles. Quand passerons-nous une nuit entière ensemble, liebchen? C’est si bon de te serrer contre moi, de te sentir fragile, abandonné entre mes bras, mein Kind !  Et toi, je le sais, je le sens, tu aimes mes rondeurs qui te rassurent, tu te réchauffes à mes bourrelets, à mon arrière-train confortable. Tu es si fatigué, tu t’épuises en voyages, en passages à la télévision. Moi seule sais te relaxer, éclairer ton visage d’un sourire.

    Nous sommes très forts chez nous en matière d’apprentissage, tu le clames toi-même si souvent. Je te l’ai prouvé : je t’ai fait découvrir des caresses coquines, et j’en ai encore plein d’autres à t’apprendre. J’attends notre prochaine rencontre avec impatience. N’oublie pas de faire ta provision de préservatifs taille S : chez nous, les hommes sont costauds, il leur faut du L ou du XL. Toi, ton vermicelle s’y perd !

    Je t’avais promis mon soutien. Désormais, ce sont mon soutien et mon amour en prime qui te sont inconditionnellement acquis. Reviens-moi vite, mein schöner französiche zwerg ? Mon corps te réclame.

    Ton Ange

     

    Fureur du petit homme qui soliloque et s’agite dans tous les sens.

    Non mais ça va pas, la Teutonne ! D’accord, j’ai fait un effort pour que l’Allemagne soit à mes côtés dans ma campagne, j’ai payé de ma personne, mais c’était pas prévu que la vieille tombe amoureuse de moi. Et qu’elle m’écrive des cochonneries par-dessus le marché ! Elle y a pensé, la bouffie, que sa lettre pourrait être communiquée à la presse, diffusée sur internet. Elle est sûre de sa traductrice ? Les gens sont tellement animés de mauvaises intentions à mon égard. Je me demande bien pourquoi d’ailleurs ! J’en suis pas à un mensonge près, mais là, sincèrement, je saurais pas quoi inventer pour démentir la rumeur. Je vais dépêcher mon pote Claude chez la Lorelei –enfin, Lorelei, laissez-moi rire –: diplomate, mon Claude, toujours la bonne phrase en tous lieux en toutes circonstances, il saura prendre des gants pour inviter le bibendum à plus de discrétion.

    Faut voir ce qu’elle m’écrit ! Que j’apprécie ses rondeurs ? Bon sang, j’en perds le souffle quand elle s’allonge sur moi, j’ai l’impression de passer sous un rouleau compresseur ! Je suis obligé de me murmurer mentalement « Allons enfants de la patrie » pour me donner du courage. Quant à ses recettes coquines, laissez-moi rire une fois de plus ! Un quart d’heure de câlin avec elle, ça vaut une passe rapide à deux euros, et encore…

    Pour ce qui est du vermicelle, là, je suis furax ! J’ai eu trois femmes, légitimes, sans parler des quelques autres qui m’ont offert leurs charmes. Jamais une seule plainte sur cette partie de mon anatomie. Je ne suis pas grand, d’accord, les talonnettes y remédient. La Teutonne va pas me coller un autre complexe, sans remède, celui-là ? Me voilà embarqué dans une fichue histoire. Vivement avril ! Je tiendrai jusque-là... pour la France ! Mais dès que je serai réélu, la patate chaude, je lui dis : « Casse-toi, pauvre conne ! »

     


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    100 choses à faire ou à défaire pendant une campagne électorale

    Mes résolutions et autres fantaisies du dimanche

    par Franck Garot 

          

    29.       recoller sa carte d'électeur avec du Scotch

    30.       acheter toutes les roses de son fleuriste

    31.       jouer à « je t'aime, un peu, beaucoup, passionnément... »

    32.       constater, dépité, que toutes les roses ont 6 pétales

    33.       se souvenir de Berlioz, Debussy, Quentin de la Tour, Saint-Exupéry, Delacroix, Eiffel, Pierre et Marie Curie, de leurs têtes sur des billets de banque

    34.       réfléchir à quels seraient les héros sur les billets de nouveaux nouveaux francs

    35.       après avoir pensé à Noah et Zidane, se résoudre finalement à l'architecture

     

     


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  • Jour -72

     

    Le sarko et le traquenard

    M. D. d’après Jean de La Fontaine.

     

     

    Maître Sarko, sur l’Elysée perché

    Tentait de gagner des suffrages.

    Dame Merkel à sa droite invitée

    Lui tint à peu près ce langage :

    « Guten abend, Herr Sarko, Sie

    sein hübsch! Sie scheinen mir schön!*

    Zans mentir, zi un Fromage

    ne pique pas tous vos zuffrages

    Vous zerez l’Abraraccourcix des potes de l’EU,

    Porté sur le pavois! »

    A ces mots le sarko ne se sent pas de joie

    Et pour montrer sa belle voix

    Fait plusieurs milliers d’allocutions

    Croacroacroacroacroasurparolecroismoi

    Sur toutes les chaînes au vingt heures,

    Court partout dans son jet présidentiel privé

    (pas grave, les euros flambés en l’occasion

    Et pour le CO2  pas de compensation)

    Organise des réunions

    Au sommet dans son salon

    Et autres élucubrations

    En forme de réferendums

    Avant même de dire si oui ou non

    Il se présente aux élections.

    Et nonobstant baisse dans les sondages…

    Car lassé,  l’électeur en question

    Ne s’occupe plus de la campagne

    Jetant à peine un oeil distrait sur la hausse inéluctable

    Du cours du frometon (qui vaut celle de l’or

    Mais est plus délectable),

    Se marre devant le bouffon,

    Rigole des auto-déboutements des boudins

    Et des efforts de natation des crocos qui s’ébattent

    dans les eaux troubles de la Marine nationale et autres bay(r)ous.

     

    Et comme tout flatteur

    Vit aux dépens de celui qui l’écoute

    Cette leçon vaudra au Fromage, sans doute,

    De renvoyer Maître Sarko, honteux et confus,

    Ayant compris, mais un peu tard,

    que non, on ne le reprendra plus:

    on n’est pas, comme il dit, à un chomdu de plus.

     

    * Sie sein hübsch! Sie scheinen mir schön!

    Que vous êtes joli, que vous me semblez beau!

     

    Le + du jour :  http://www.rue89.com/rue89-presidentielle/2012/02/15/600-raisons-de-ne-pas-voter-sarkozy-229419

     


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    Le Jour Optimum des Bipèdes.

    Jordy Grosborne

     

     

    « An 2112, 12h12 » clame l’horloge. Le rêve de cette nuit ne s’est toujours pas estompé. Plus une nuit sans lui. J'ai beau sautiller à cloche pied en rond, aucune explication rationnelle ne vient. J’aimerais y donner un sens, mais « Données Emises Non Identifiées », s’affichent sur ma pupille centrale à la lecture des images nocturnes non censurées par "L'Automatique Contrôle Républicain Et Papal" stockées sur mon disque dur interne. Généralement toute question est résolue par «l’Aide à Penser Positif» incorporée dans mon "Décervilateur de Cerveau Individuel Décisionnel".  Mais là… ça plante !

    J'ai chaud. Ma montre indique que ma température corporelle a augmentée de 1.4 °.  C'est dû à la mise à jour de la base de données des messages à caractère pernicieux qui pourraient circuler dans mon décervilateur. J'ai le cerveau qui rame un peu. A moins que cela ne soit mon anti-virus qui ait trouvé un ver ! Peut-être un lien avec mon rêve. Aurais-je été piraté ? On dit dans les milieux autorisés à penser que les Acronymous préparent une grande offensive.

    Les mises à jours sont triplées, obligatoires et contrôlées depuis le drame du grand saut de 2042, où les 852 salariés de la plateforme phonique du service de gouvernance « Ce Qu'il Faut Devenir.36-0 » ont décidé d’interrompre leur vie en moins de 7 minutes et 4 secondes, en sautant dans le vide d’une hauteur allant de 12.48 mètres pour les salaires de la tranche « Subsistance Minimale Mais Suffisante » à celle de 64.33 mètres pour la tranche « Subsistance Optimum pour Besoins Contrôlés ». Seul le salarié de la tranche « Subsistance Bien Mérité Pour Créateur de Subsistance Moindre » n’a pas franchi le pas, du haut des 102 mètres où il se trouve. Ce n’est d’ailleurs que lorsqu'un "Directeur des Ressources Hautes" lui a appris qu’il reprenait la tête de la plateforme phonique du service de gouvernance «Optimisation du Contrôle des Besoins Organiques et Naturels», qu’il a appris le départ intempestif vers une mort professionnelle, contraire à la "Réforme Exécutoire à Apparence Constitutionnelle", de ses salariés 5 jours 3 h et 34 minutes plus tôt. Fort de cette liquidation massive d'actifs, le cours de la plateforme de gouvernance a fait un bond non calibré par les explorateurs de tendances, mais hautement rémunérateur pour les "Nouvelles Sursistances" du survivant et de ses "Actionnaires Majoritaires Investis et Serviles".

    J’aimerais bien ouvrir la fenêtre.

    Mon café "Max A Dollars" entre les mains, je contemple du 12 ème étage mes 1854 collègues. Ils sautillent en cœur sur leur pied droit pour aller se nourrir en 16 minutes à la cantine de l’entreprise. Je n'en connais pas un seul. Mon Portable Implanté 3.14 m’apprend que je dois aussi me nourrir, consommer quelques pommes Aux Germes Mesurés, prendre un e-livre à bandeau rouge et ramener un e-disque à victoire de la musique de la majorité habilitée à juger. C'est sur le chemin. Accessoirement, je peux aussi rentrer chez moi cette nuit, ou choisir de dormir dans nos « Cabines Octogonales au Confort Optimum Nocturne » au rez-de chaussée pour être sur de ne pas avoir les 1h57 de trajet pour venir demain. De toute façon, ma femme m’a prévenu que sa réunion durera 3 jours 4 h et 12 minutes. Quant à notre fils, il suit ses cours en ligne depuis sa pièce de vie, comme ses loisirs et son sport en wii-exercices. Le temps passe si vite ! Dire que j’ai déjà dû l’inscrire au programme d’Insertion Corporelle Expressive en vue du e-mariage avec une "Personne à Souche Identitaire Contrôlée Habilitée Ecorentable". Je vais bientôt me retrouver "Ascendant Référent Mâle" !

    Subitement, alors que je suis l'avancée bondissante de mes collègues, je vois les mêmes Employés Génétiquement Optimisés marcher sur leurs deux pieds ! Un hologramme contourne mes pare feux et subtilise mon rêve à la réalité. Quelle scène rocambolesque que cette marée humaine dont les têtes semblent glisser sur le même plan, passant sans encombre des phases de déséquilibres horizontales pour progresser.  Tout se passe comme si nous pouvions aller de l'avant sans pour autant être dans la verticalité, l'ascension perpétuelle, et son corolaire, la chute inévitable. "Pour le libre équilibre" me revient incessamment en tête, slogan issu d'un fichier caché, échappant au Dercervilateur, et tournant en boucle dans mes synapses.  Le plus surprenant, c'est qu'il me semble que nous avons toujours été fait pour marcher sur deux pieds et non pour sautiller sur un pied unique ? Comme si des bribes de Mémoire Embryonnaire Résiduelle Evolutive ressurgissaient. Alors les Acronymous auraient raison ? Ce groupuscule d'indignés dirait vrai ? Eux qui nous invitent à prendre du recul et à réfléchir au-delà des mots officiels. Que ces mots ne seraient rien sans les lettres qui les construisent. Et que ce ne sont pas toujours les lettres majuscules et grasses qui doivent décider. Les petites lettres ont leur mot à dire aussi. Il existerait donc bien une conscience collective accessible à tous qui pourrait nous rendre notre Libre Arbitre et nous mettre en accord ?

    Je me retourne vers la photo de notre Ethnarque qui trône sur chaque bureau. N. SAPROPRI.12 me regarde et me suit dans toute la pièce. Il est debout, bien campé sur sa jambe. Fier et Majuscule comme une lettre dirigeante. Il est pourtant plus minuscule que le commun d'entre nous. "Lignée des Ethnarques" dis-je à haute voix. L'écran fait défiler N.S.11, N.S.10, tous sont droit dans leur botte, jusqu'à la lignée des J. SAPROPRI à la blondeur capillaire suspecte. Tous se ressemblent. Normal, ils sont du même sang et sorte de la même école des Ethnarques. Mais avant ? Ma température grimpe encore de 1 °, mon anti-virus patine et ne parvient plus à contrer les attaques dont je suis l'objet. Avant ? Le « ver solidaire » introduit par les Acronymous fait son œuvre et m'apprend qu'il y a exactement un siècle, en l'an 2012, l'équilibre fut rompu durant la fameuse campagne des cent jours. Des archives que la classe dirigeante croyait sans doute détruites, émerge à mon esprit et m'apprend qu'un cruel accident de jet-ski priva J.SAPROPRI.1 de sa jambe et il fut alors commandé au peuple de ne marcher que sur un pied. Et le peuple approuva des deux mains, trop heureux que le fils prodigue n'ait pas perdu la tête dans un accident de guillotine ! Les quelques exemples d'automutilation de journalistes et people participèrent au choix collectif. Mireille Mathieu poussa même le vice jusqu'à chanter en fauteuil roulant et Bigard affirma que par solidarité il était prêt à ne garder qu’une c… . On pensa même à enlever la petite aiguille aux montres, mais le temps c’est de l’argent, alors on a préféré en ajouter une troisième. Pour montrer sa mansuétude, la gouvernance lança un Grenelle 4 sur divers programme de construction de prothèses permettant de s'attacher une jambe dans le bas du dos. L'opposition obtint que le peuple puisse choisir laquelle. Les manifestations furent réduites pour cause de nombreuses fractures du genou et les "sit-in" peinaient à se relever. Par contre, on déplora très peu de blessés, les charges unijambaires des Compagnies Rotuliennes de Sécurité n'atteignant que rarement leur cible ! Il aura fallu que, 100 ans plus tard, les Acronymous me choisissent comme guide des Eléments Libérés Unifiés et Sauvegardés pour passer derrière le feu et voir la vérité par devoir de mémoire. Dans 100 jours, notre prochain ethnarque doit être homologué. D'ici là, j’ai la saine vision d’un peuple arrachant son carcan à jambe, la déplier un peu inquiet par l’inconnu et taper du pied sur le sol, trépigner, marcher, courir, au point que la terre va trembler et entamer une nouvelle révolution.

    Mon DCID était en fait un Servilateur Volontaire modèle La Boétie 2012. Il est déconnecté définitivement par les Acronymous qui me demandent de les rejoindre à la Calypso, rue Montaigne, en passant par le chemin des écoliers et en suivant les tags. Il faut mener la lutte, maintenant, même si nous avons perdu un siècle, parce qu’un jour l’homme a marché sur deux pieds, il est l'heure de taper du pied sur la table, et de libérer le bipède qui est en nous.

    Une horrible idée me traverse au moment de poser mon second pied au sol et de fouler un monde inconnu. Que serions-nous devenus si, il y a un siècle, l'Ethnarque avait été écervelé ?

     


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    Droit d’asile

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    Jour de grève à la gare. J’ai rendez-vous avec toi. Pas de foule qui entre ou qui sort. Le désert. Le vent. Toujours. Attends-moi, j’arrive. Il me faut encore traverser un grand espace qui semble réservé aux piétons. Plus large qu’un grand trottoir, moins vaste qu’une esplanade ; une surface lisse et grise couverte de mégots de cigarettes, de papiers qui volettent. Erreur, les piétons n’y sont pas rois. Des voitures soudain déboulent, se rangent, stationnent. J’hésite, je fonce, je slalome. Les véhicules prennent leurs aises; à moi piéton de me garer !

     

    Jour de grève dans la gare. Tu n’es pas là. Passagers immobiles, les distributeurs de billets semblent plus vivants que les humains. Ils occupent l’espace et font vibrer leurs couleurs éclatantes. Les jaunes en première ligne, les bleus rangés sur le côté. A l’arrière, comme posé là juste pour rehausser le jaune, un violet. Personne ne prend de billet, c’est la grève. Les automates se pavanent, se reposent  ou se préparent? Robots prêts à défiler. Allez, tous à la manif !

    Un homme en blouse grise leur prépare le chemin. Après avoir, avec un grand balai, rassemblé ici, dans la gare, en un tas minuscule, une toute petite partie des mégots de cigarettes qui jonchaient les grandes dalles grises, il fait une pause. Il tourne autour de son petit tas, le balai porté à bout de bras comme un accessoire de théâtre. Il pose son balai, regarde autour de lui comme un qui prépare un bon coup. Après avoir enfilé deux gants de coton blanc extraits de sa poche droite, il fouille sa poche gauche. En sort une minuscule balayette jaune au manche violet et un ramasse poussière bleu. Je suis seule à la regarder, mais il fait son numéro comme si une foule l’entourait. Il salue et disparait.

    Jour de grève dans la gare déserte. Dans un coin, debout, les locataires à titre gratuit. Jeunes adultes désœuvrés, la plupart du temps sans logis. Ils tuent le temps à l’abri du vent, adossés à un distributeur. Sylvie n’est pas dans le groupe aujourd’hui, sinon elle m’aurait déjà bruyamment interpellée. Est-ce bon signe ? Pas sûr ! Je demande de ses nouvelles. Pas de réponse. Ils se contentent de hausser les épaules. J’insiste. Vous avez vu Sylvie ? Ils ne me regardent pas, continuent leur conciliabule. L’un d’eux lâche un « Fait chier » dont j’ignore si la destinataire est elle ou moi. Le plus grand, brusquement, lève le bras en pointant l’index vers le plafond. Tous alors regardent dehors et rient. Ils rythment de l’index et de la voix: « ouais !ouais ! » puis se taisent. Je suis leur regard.

    Dehors, un grand homme à la peau très noire, sur un vélo immense. Coiffé d’une casquette rouge vif, vêtu d’une combinaison bleue et d’un gilet de sécurité jaune fluo, il décrit un cercle plus ou moins régulier de l’autre côté de la paroi vitrée. Sur son gilet, des inscriptions répétées dans tous les sens au feutre rouge. Je lis : « Viva Fr…ia ». Le reste se perd dans les plis et mouvements du vêtement. Un panier accroché au guidon laisse dépasser,  sous un amas d’objets, du tissu bleu, du tissu rouge et du blanc aussi. Un grand drapeau français. Il pédale, tourne, très lentement, à la limite du déséquilibre, évitant soigneusement les piétons, les taxis, les voitures. Très droit, raide, visage impassible, regard perdu dans le lointain, il tourne. Quand il passe devant le groupe des amis de Sylvie, il brandit l’index vers le ciel, brièvement, sans sourire, et continue son manège.

    Jour de grève à la gare. Je t’attends.

     


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    La poule et les conseilleurs

    Jean Calbrix

     

     

    Un jour dans une ferme, une accorte poulette,

    La plume bien soyeuse et faisant des jaloux,

    Se plaignait de son nid dans un buisson de houx

    Attirant le renard, le putois, la belette.

     

    Pour protéger ses oeufs et ses mignons poussins,

    Elle aurait bien aimé les murs d'une bâtisse,

    Un poulailler en dur, afin qu'elle jouisse

    De la sécurité loin de ces assassins.

     

    Elle aurait bien donné plumes de son plumage

    Pour acquérir ce havre où l'on goûte la paix,

    Où l'on couve ses oeufs sur un tapis épais

    Sans souci du grand froid, du vent et de l'orage.

     

    Elle alla demander conseil aux autres gens :

    Comment construire un mur, un toit, une charpente ?

    Existe-t-il ici quelque bâtisse en vente ?

    Espérant la réponse à ses besoins urgents.

     

    Le premier qu'elle vit, perché dessus des grumes,

    C'était le sieur canard se dorant au soleil.

    Il réfléchit et dit, que dans un cas pareil,

    Il savait qui savait, ce, moyennnant trois plumes

     

    Que paya la pauvrette ; il dit que le dindon

    Etait très bien placé sur les abris en pierre.

    Elle alla donc le voir. Soulevant sa paupière,

    Le gros gallinacée enfla son gros bedon,

     

    Se vanta bien d'avoir des maisons, des chaumières,

    Mais qu'à l'instant, hélas, tout était retenu.

    Pour l'heure, il connaissait un secret bien tenu

    Qu'il confierait ici de grâce et sans manières

     

    Contre tout un bouquet de plumes d'aileron.

    Elle accepta, naïve. Il lui dit que la vache

    Avait dans son étable un coin sous une bâche,

    Qu'elle y serait à l'aise auprès d'un percheron...

     

    Ainsi la pauvre poule alla de l'un à l'autre,

    Subissant chaque fois un dur prélèvement,

    Si bien qu'elle revint au bout de l'errement,

    Nue, auprès du canard, riant, le vil apôtre.

     

     

    Piteuse et déconfite, elle alla sous son houx,

    Couva ses oeufs gelés du soir jusqu'à l'aurore

    Mais sans le chaud de plume, ils ne purent éclore.

    La pauvrette mourut d'une mauvaise toux.

     

    Méfions-nous des conseilleurs

    Ce ne sont pas eux les payeurs.

    Au loin, fuyons-les comme la peste

    Déplumés nous serons si l'on reste.

     


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  • Jour--76-copie-1.jpg photo, d'après une affiche d'Attac

     

    Du rififi à la banque

    Claude Romashov

     

     

    Un agent de change mordu par le serpent monétaire.

     

    On savait les agents de change et autres courtiers en bourse en danger depuis l’écroulement du système bancaire américain mais certains jeunes présomptueux sont particulièrement imprudents.

    Mardi dernier, les pompiers sont intervenus au 31 rue Croix des Petits Champs à l’agence centrale de la Banque de France. On a dépêché une brigade spéciale d’intervention car il s’agissait de capturer un animal peu courant sous nos climats frileux. Un serpent froid et calculateur malgré ses couleurs bleues, blanches et rouges. Un clone de reptile exotique, génétiquement modifié par l’homme pour servir d’animal de compagnie aux banquiers austères. On l’a appelé « le serpent monétaire » car c’est une espèce sonnante et trébuchante depuis son pénible accouchement des monnaies européennes.

    Malheureusement cet animal peu disert, enfermé dans un compartiment spécial aménagé dans la salle des coffres a profité d’un moment d’inattention de l’agent de change préposé au nettoyage de son vivarium pour filer à l’anglaise. L’employé malchanceux, dénommé Geoffroy Piton a été cruellement mordu au visage et aux mains. Il souffrait le martyre, le visage violacé sous l’effet du venin dudit serpent nourri aux pétro dollars trafiqués. Une nourriture qui rend le serpent monétaire particulièrement agressif en période de récession économique.

    L’ambulance des pompiers a conduit l’infortuné agent envenimé aux urgences de l’hôpital Widal.

    Toute la classe politique s’est émue de cette fuite mal venue en période électorale, d’autant plus que l’on avait retrouvé sa mue accrochée aux branches des arbres du parc de l’Elysée.

    Malgré des recherches intensives dans les conduits de chauffage de la banque, puis dans les égouts de Paris, les pompiers n’ont pu arrêter la fuite de Capito, l’animal fugueur du  banquier Padoff, gouverneur de la Banque de France.

    Aux dernières nouvelles, des pêcheurs l’auraient aperçu dans la  Seine. Le reptile filait comme vif argent dans les eaux troubles du fleuve. D’autres ont parlé d’une couleuvre qui remontait le long du Rhin ce qui a de quoi faire frémir dans les chaumières et perturber les échanges européens.

     


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  • Jour--77-copie-1.jpg

     

    Bleu Mogador

    Patrick Denys

     

     

    C’est arrivé le vendredi 3 février. A Paris, dans le quartier de la Maladrerie. Quatre-vingt quatorze jours avant la prochaine élection du Président français. Oncle Bachir a été prévenu par un voisin et il a couru jusqu’au lieu de l’attroupement. Le fourgon qui emmenait Younes venait tout juste de s’engager sur le boulevard, quand il a aperçu sa nièce. « Viens, Radia, a-t-il dit, on rentre à la maison».

     

    Younes et Radia ont vécu une enfance heureuse à Essaouira. Leur maison était au pied des remparts, près du quartier juif ; elle donnait sur le cimetière chrétien et, de la terrasse, on voyait la mer. Le père, qui était sardinier,  disait que c’était son monde à lui. Il s’était enrôlé dans tous les ports des alentours, mais ne connaissait aucune des villes de l’intérieur, « je n’ai rien à y faire », disait-il.  Son frère aîné, Bachir, vit à Paris depuis une quinzaine d’années.

    Tout a bien changé, disait le père. Autrefois, du temps des français, il y avait des lois sociales. Les patrons déclaraient leur personnel et, quand il n’y avait pas de poisson, ils payaient quand même un peu ; alors qu’aujourd’hui, on ne déclare personne. Plus de sécurité pour les soins, plus de retraite, le salaire qu’on distribue au retour de la pêche. Pas de poisson, pas d’argent… Et la nuit, quand il fait froid… seulement huit couchettes pour trente quatre hommes d’équipage ! Il disait aussi qu’au Maroc, on ne pensait plus qu’à l’argent. Jusqu’aux  riches, qui avaient peur de dépenser! « Même les oiseaux, et toutes les bêtes, vont mourir un jour ; quand on a de l’argent, on devrait penser à bien manger et à voir du pays », disait-il encore.

    La mère travaillait dans la médina. Elle faisait le ménage dans un riad transformé en maison d’hôtes. Très tôt, Younes et Radia s’étaient mis aux petits boulots. Le vendredi soir, Younes guettait le débarquement des touristes à leur arrivée de l’aéroport et leur proposait sa panoplie de Ray ban et de boîtes à tiroir secret en racine de thuya. Sa sœur  travaillait à mi-temps dans une coopérative d’huile d’argan des environs.

    Vint la scoumoune, apportée par les vents brûlants de juin. Les pêcheurs restés au port, des semaines durant, la mère opérée d’urgence à l’hôpital de Marrakech, sans espoir de rémission. Et puis, le vent mauvais de la haine et de la peur, un cousin remprisonné à son retour de Guantanamo,  le harcèlement de la police, le loyer qu’on ne pouvait plus payer et l’abandon du logement pour aller vivre dans un gourbi. Cette année-là, tout débordait. L’oued avait traîné jusqu’à la côte les boues rouges de l’Atlas, la mer était de sang… Il faut continuer à vivre, disait le père, « inch’Allah ».

    Il a voulu donner une chance à ses enfants. Avec ses petites économies, il leur a payé le « passage ». Des heures interminables sur un rafiot de fortune, le débarquement sur la côte, quelque part en Espagne, la débrouille et la complicité d’un chauffeur routier,  l’arrivée au petit matin,  Porte d’Orléans. L’oncle Bachir avait été prévenu de leur arrivée et les attendait dans son magasin. L’oncle vit seul dans un deux pièces, au dessus du restaurant KFC ; il a laissé sa chambre à Radia et s’est installé dans le séjour, avec Younes. Il travaille au  « bazar-alimentation Ravlani », sur le boulevard. Produits orientaux-thés-épicerie-fruits secs, gros et demis gros, c’est écrit sur la devanture.  Le patron lui a confié la caisse et le service des clients.

    Younes et Radia ont cherché du travail chez les commerçants du quartier, mais n’ont rien trouvé. Pour alléger la charge d’oncle Bachir, ils ont pris l’habitude de prendre leur repas du soir au « Foyer évangélique ». Dès dix-huit heures, une file d’attente se forme sur le trottoir, comme à l’entrée des cinémas pour les bons films. On y rencontre des réfugiés du sud- est asiatique, des maghrébins et toutes sortes de gens venus des pays de l’est. Beaucoup de sans papiers, des jeunes, des vieux, des femmes et des enfants. Le premier soir, ils ont bavardé avec Martine. Elle vit « sous tutelle » avec son chat, dans un petit studio. Elle s’est fait opérer d’un cancer et le docteur lui a dit qu’il ne faudrait pas qu’elle en attrape un second. Elle leur a montré comment il fallait faire. D’abord, tu prends la soupe et le pain ; tu mets le bouillon dans le gobelet en plastic et tu demandes du rab de légumes et de viande, il y en a toujours quelques morceaux au fond du chaudron. Au début, Younes et Radia étaient très étonnés. L’association est tenue pas des Evangélistes. Avant le service, des étudiants américains font un peu de prêchi prêcha ; ils parlent souvent d’un Père qui est aux cieux et qui pardonne les offenses. Quelquefois même, ils y vont d’un petit couplet accompagné à la guitare. Un soir, la chanson disait : « Dieu est le roi. Il nous aime tous. Le voisin de table de Younes, un homme mal rasé s’est levé. « Mon cul », qu’il a dit ! Le chanteur s’est arrêté et lui a demandé pourquoi il disait ça. Et l’autre : « s’il m’aimait, ton roi, il me laisserait pas dans ma merde ».

    C’est là qu’ils ont rencontré Constantin, un roumain qui joue de la flûte dans le métro. Sa femme fait le « marché du soir » à La Maladretrie. « C’est tout près de chez vous, leur a-t-il dit. Vous devriez essayer ; ça rapporte pas beaucoup mais c’est mieux que rien ».

    Le lendemain, ils sont allés voir. Des camelots en tout genre, accroupis sur le terre-plein central de la grande avenue, leurs marchandises étalées à même le sol, sur un carré de toile. On y trouve tout : des vêtements de récupération, des téléphones portables, des DVD, des piles d’assiettes et des outils de cuisine, des chaussures usagées, des claviers informatiques, des cravates, des lunettes de soleil, des poupées, des montres, des camping-gaz, des épices, des valises, des colifichets…Un moment, Younes et Radia ont cru se retrouver au souk Jdid, près du Mellah Odim, où ils accompagnaient leur mère pour le marché. En plus froid, bien sûr, avec moins de bleu dans le ciel et sur les murs, le bleu Mogador d’Essaouira.  La même façon de marcher de la foule, à petits pas tranquilles, les mêmes attroupements autour du bonimenteur, « regarde, mon frère, un euro, un euro seulement pour les trois CD, regarde, mon frère »… Quelques hommes, les plus âgés,  sont assis sur les bancs de la place et laissent filer le temps. Barbes grises, vestes grises, chechias de laine grise ; ici, même la rumeur est grise. Parfois, l’éclat d’une couleur, le jaune vif d’un foulard, le rouge ou le vert d’une jupe longue et plissée, une roumaine déballe son baluchon de cotonnades.

    Alors, Younes et Radia s’y sont mis. Des nuits entières à arpenter les ruelles du Sentier, à fouiller les poubelles des artisans du quartier Montorgueil. Des fins de coupons, des chutes de cuir et de feutrine … Retour au petit matin, par Poissonnière et Bonne Nouvelle. Parfois, sur les parkings des grandes surfaces, ils récupéraient les ballots de pulls,  vieux jeans et teeshirts abandonnés près des bacs du « Relais ». Younes avait sympathisé avec un jeune cambodgien employé à la déchetterie de la Porte de la Chapelle. Avec sa complicité, ils avaient mis de côté quelques ordinateurs et imprimantes hors d’usage. De quoi bidouiller avec un autre copain, un chinois de Belleville.

    Des nuits de lavage, de repassage et de couture. Des nuits de fer à souder et de rafistolage. Le trésor, c’était le cuir ! Radia avait réussi à assembler en patchwork, des petits sacs « très branchés ».

     Et ce fut le grand jour. Ce vendredi 3 février. Pour la circonstance, Radia est vêtue de son jean et de sa parka. Sur la tête, un voile léger, rose avec  des paillettes. Avec son frère, ils ont déballé leurs trésors sur une toile cirée donnée par oncle Bachir. En milieu d’après-midi, les ventes vont bon train. Radia, rayonnante, a vendu son premier sac, son frère discute ferme le prix d’une petite imprimante.

    Ils n’ont pas entendu venir la rumeur. « Ils arrivent ! ». Une vague qui gagne de proche en proche, que l’on se chuchote d’étal en étal. Ils n’ont pas vu l’éparpillement soudain, le carreau qui se vide, l’escamotage des carrés de toile tirés subrepticement par quatre bouts de ficelle.

    Radia et Younes sont accroupis, à remettre un peu d’ordre. Alors, ils voient les rangers. Sous leur nez. Une dizaine d’hommes et de femmes, en uniforme bleu marine, portant pistolet et matraque à la ceinture. Ils voient la casquette à visière, portée haut et fier. Ils voient leurs rires et l’inscription P.N.I, en lettres blanches et très majuscules au dos de l’uniforme. Ils assistent au ballet infernal, à grands coups de pied sur ce qui reste des affaires abandonnées par ceux qui se sont laissé surprendre. L’immonde brutalité de ces brodequins contre ces petits trésors de misère ! Sur le boulevard, progressent, au rythme inéluctable d’un convoi funéraire à l’entrée d’un cimetière, les bennes de ramassage de la ville de Paris. Les employés municipaux, gantés, vêtus de leur côte verte, ramassent tout ce bric-à-brac pour le jeter dans la benne. Radia, tremblante, les bras en l’air, fouillée, palpée par une fliquette blonde.

    « Oueld khaba ! ». Younes, ivre de rage, bondissant au secours de sa sœur. « Naddine mouk ! … ne touche pas à ma sœur ». Younes, déjà ceinturé par trois hommes, l’attroupement et l’irréparable, la gifle à la blondinette en drap bleu, Younes roué de coups, et maintenant, le silence immobile de la foule, les gyrophares et le surgissement des hommes en armes.

    Younes a été embarqué. On dit qu’il a été malmené au poste. Deux jours ont passé et il n’est pas encore revenu.

    Ce même jour, 3 février, on annonçait au 20 heures, l’arrivée triomphante d’un footballer anglais. On évoquait aussi la prochaine élection présidentielle et les débats qui agitaient la classe politique. Concernant les étrangers, un ministre est intervenu pour expliquer que la France était le pays du monde où ils étaient le mieux accueillis.

     


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