• septieme-7269bis.jpg

     

    Elle est assise en bas de l'escalier, les jambes repliées sous elle, une main en attente sur un genou, l’autre joue tendrement dans ses cheveux. Il est tout en haut, sur la terasse, chevillé au soleil. Elle ne le voit qu'imparfaitement mais elle le devine puissant, généreux, magnifique. Pendant une petite seconde leurs regards se croisent. Un sourire éclair, une sorte d'enchantement et la voilà traversée par des images impudiques qui lui donnent la chair de poule. Elle attend qu'il lui fasse signe. Il a aussi des envies, c'est sûr. Elle sent ses lèvres en alerte, prêtes à emprunter les passages d'ombre de son corps, à le couvrir de baisers audacieux, à la faire jouir d'une heureuse douleur. Son esprit est en apesanteur. Jamais elle ne s’ést montrée nue devant un homme. Elle aimerait qu’il la voie toute entière, qu'il savoure sa beauté et éprouve sa vigueur mais elle ne peut s'y résoudre. C'est trop tôt. Elle a encore son duvet de bébé. Après tout, il ne l'embrassera peut-être que du bout des lèvres. Elle se lève, décidée à faire les quelques pas qui les séparent, mais seule son ombre se détache. La silhouette ondule sur les marches, manque de se briser sur une aspérité. Elle hésite puis repart. Il est là, tout près. Tout près. Il n'ouvre pas les bras pour qu'elle sy abandonne. Son regard est lointain et dur. Le soleil lui joue des tours. Une bouffée de chaleur lui étreint la poitrine. Elle se redresse, respire avec peine.A deux doigts du contact elle vacille encore. Il n'a pas bougé. Ses lèvres sont figées et muettes. Elle se hisse sur la pointe des pieds, approche sa bouche, l'effleure. La rumeur de son ventre monte brutalement. Il reste de marbre.

     


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    Avec l'aimable accord de Nicole Aman du site Bonnes Nouvelles, Corinne Jeanson nous propose un retour sur ses Musicales. Nous sommes bien sûr ravis ! 

      

    La vague de sa robe noire

     

     

    La vague de sa robe noire dans la nuit immobile danse sur ses mollets. Je l’invite à me suivre dans le bar. Elle acquiesce, avec cette indifférence absolue que je prenais pour de l’insolence et qui est sa parure, sa force unique. Derrière le masque, pas de masque. Elle choisit d’être là et n’exprime rien parce qu’elle n’a pas à dire pourquoi ni comment elle est avec moi. Si choisir signifie encore quelque chose, aujourd’hui, elle a choisi d’entrer dans ce bar avec moi.


    Dans le bar, d’autres clients sont assis, spontanés et insolents comme tous les gens qui fréquentent ce côté-ci de la rive. Elle les connaît, elle leur ressemble. Et pourtant elle est d’ailleurs. Nous ne parlons pas. Nous regardons autour de nous. Curieux des autres plus que de nous. Soudain, elle se met à parler très bas et longuement. Elle me raconte mon histoire, notre histoire. Avec les mots que j’attendais. Sans complaisance, elle décrit tous les temps de notre histoire, lentement. Bien avant moi, elle en avait déroulé le sens caché.


    Un homme entre qui la connaît. Il s'approche de notre table et s'assoit sans se présenter. Elle me sourit étrangement, un sourire qui signifie que tout est dit, que s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas non plus à en souffrir. Elle fait signe à l’homme et ils repartent ensemble. Je ne sais pas où l’homme l’entraîne, s’il est son amant, s’il lui a donné rendez-vous là. Elle part avec lui, avec le vague de sa robe qui bat ses mollets.

     


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    Meï est exténuée.

    Des nuits qu'elle ne sent pas le sommeil venir

    Qu'elle se promène libre sous sa robe dans les jardins de l'Eden 

    Meï aime l’idée d’y retrouver un homme qui pourrait être son amant

    Elle aime se sentir regardée par lui

    Elle aime qu’on la voie être celle qu’un homme regarde

     

    L’homme se mire dans une autre

    Il la prend par la taille

    Danse avec elle

    Mange le rouge pourpré de ses lèvres

    Et rit de cette chose en or qui éclaire son corps

    Il lui plait de croire qu'il peut se marier partout

     

    Meï pleure de voir cet air de bonheur qui ne tient dans rien

    De ces baisers qui se perdent dans la terre mouillée

    Elle pleure de ne pas savoir que faire de ça

    de n'être avertie pour rien

    de rester dans la somnolence du désir

    Incapable de faire grandir le rêve qui donne la jouissance

     

    L'homme s'en va sans voir

    sans rien emporter d'elle

    Pas même un instant de curiosité

    Meï n'est que la forme invisible du ravissement

    Une fiancée rappelée à la nuit

    Avec un cœur inachevé

     


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    Et si à l'occasion des voeux on adressait à ses plus chers amis un "Miniliv" publié aux Editions du Banc d'Arguin ? Un choix de 127 nouvelles à découvrir et à offrir comme par exemple  :

     

    La traversée du désert

    de Désirée Boillot

     

    Un homme marche dans le désert.

    Il est seul, entouré d'ombres, et il boite.

    Tout ce qui l'environne évoque le chaos.

    Durant sa traversée l'ennemi restera invisible.

    Où est-il ?

    Qu'est-il en train de vivre ?

     

    http://editionsdubancdarguin.izibookstore.com/ (3€ l'exemplaire)


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  • Reproduction-copie-1.jpg

    Depuis toujours la poésie est source de vie, Lambdum Kagibi  nous le rappelle sans ambages...

     

    La Reproduction

    (Hommage à Pierre Bourdieu)

     

     

    Après long temps, lorsqu’enfin,

    dans la chambre d’hôtel,

    parvenant à mes fins,

    j’immolai sur l’autel

    d’un lit à sommier un peu grinçant

    la pudeur de Lili, une riche héritière,

    je me vis déjà consort puissant.

    Nous ahanions jusqu’alors de concert,

    quand un blanc râle à elle plus sourd,

    à contretemps, gorgé, (si lourd,)

    la meute a capella me fit trop tôt lâcher,

    impromptue, sans que je puisse vraiment l’en empêcher.

    Et l’hallali fût si hâté

    que la meilleure part du morceau

    elle n’eût point l’heur de tâter.

    Lors je m’abandonnai, brie de Meaux

    trop fait, sur elle frustrée,

    la laissant toute transie,

    en état de choc, claquant des

    dents et fort marrie,

    impatiente, désespérée,

    de rebomber ce soufflé

    qui n’était que trop retombé.

    Belle, en colère, sans retenue,

    elle s’est dépêtrée, folle, de moi,

    et s’est dressée tout- à- fait nue

    pour me faire part de son émoi.

    Elle aboie, elle larmoie.

    « Et moi! Et moi! Et moi! »

    Crise d’hystérie

    véritable sortie

    sur cette injuste noce

    cet abandon précoce...

    Je, aveugle sot-l’y-laisse,

    l’entendais soliloquer.

    Des détails je vous fais grâce.

    Adieu la dot hélas!

     

    Puisqu’il n’est pas permis vraiment de rater son péché

    - si près du but avoué c’est péché plus mortel -

    sans m’excuser jamais d’avoir été si empêché,

    elle en épousa un autre, plus héritier qu’elle.

    Elle lui a dit oui sans essai. Témoin je me suis tu.

    Ainsi va le beau Monde, qui peu ou prou se perpétue.

     


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  • monde-meilleur.jpg

    Emmanuelle Cart-Tanneur aime la littérature comme lectrice et comme auteure. Nouvelliste, romancière, historienne généalogiste, elle attrappe ça et là quelques fils de la vie pour en faire de grandes lumières. Sur son blog, elle se présente avec la complicité de Grand Corps Malade : La vie c'est gratuit, j'vais m'resservir ... et de Woody Allen : Si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne excuse

    C'est un plaisir de la recevoir au café...

     

     

    Cette nouvelle est momentanément indisponible

     


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  • mise-en-image.jpg

    Il n'existe pas d'image juste, pas d'image qui représenterait la surface exactement parfaite des choses.

    Photo réalisée sans trucage ni torture à l'encontre de son auteur...

     

     

    Aujourd'hui, tout le monde est photographe. L'humanité toute entière est rendue visible sous le coup de millions de regards. L'homme moderne est tourmenté par la question de sa présence au monde et de sa représentation imagée. Il veut être à la fois acteur et spectateur, un sujet se laissant aller dans la position d'objet. La photo consiste moins à éclairer une scène singulière qu'à fournir une collection d'objets ou d'évènements attestant cette présence. La voracité avec laquelle on répète les séquences "photo" montre à quel point on cherche à s'ancrer dans la réalité, à se fixer comme témoin privilégié de l'histoire. On croit à l'unicité pour s'assurer de sa singularité mais l'impression de "déjà vu" est la chose la plus communément partagée et la plupart des photos ne provoquent qu'un intérêt poli. La volonté de "faire vivant", si chère aux amateurs, ne fait généralement que raviver la peur de ne pas l'être. Au quotidien, le déferlement d'images entretient l'idée qu'une photo n'existe que dans la continuité du discours qui la soutient, qu'elle ne fait que montrer ce qui est pris dans un cadre, sans jamais pouvoir l'approfondir, le transformer ni même l'animer. On observe à la dérobée, le regard n'insiste pas, une image chasse l'autre rendant toute attention désespérément futile. On peut regarder sans voir.

     


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  • Chanson-JC.jpg

    A la mémoire de Monsieur Yves Berger

     

    Chanson de Jean Calbrix, auteur d' Un automne en août

    Pilonné par les bons soins de Monsieur Manuel Carcassonne

     

     

                                       Connais-tu la chanson Coquine et désuète ?

                                       AA coule à l'envers, A Saint-Omer pardi.

                                       RaRement un cours d'eau Remonte le lundi,

                                       CarCassonne en est coi Comme carpe muette.

     

                                       Au diAble, se dit-il, A la voir si fluette

                                       Sur leS blancs nénuphars. Soudain, un beau mardi,

                                       S'en va Sens opposé, Sûr jusqu'au samedi.

                                       Où sitôt On inverse, Oh la belle bluette !

     

                                       N'est-il Nul truc ainsi, Nul machin sans pareil ?

                                       Nier tout uN bon sens, Niera-t-on le soleil ?

                                       Entonnons cE refrain, Et laissons l'Aa faire :

     

                                       Harpe chère à Horace, Honore ce sonnet,

                                       Etonne l'éditEur En cette grande affaire,

                                       Puisqu'il faut Parler franc, Près de son gros bonnet.

     


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  • oeillet.jpg

    Il aime la musique, la peinture, la philosophie et la littérature bien sûr. C'est un auteur encore jeune et déjà quelques succès dans les concours de nouvelles. Comme il en pince aussi pour la poésie, le slam, il est tout naturellement notre invité... 

     

    Oeillet rouge à la boutonnière

    par Lambdum Kagibi.

     

     

    (Deux ou trois pincées de « Solitude », de Duke Ellington)

    Hommage à P.S. (Philippe Solllers)

    Ou à J. d’O. (Jean d’Ormesson)

        Ou à… V. Z. (Victor Zarka)

     

     

    Vieux beau, moi ?!

    qui ai tant vécu

    tant vu de faux-culs

    mis dans tous leurs émois!?

     

    Après tout, pourquoi pas?

     

    Moi qui vais à trépas

    que tout plus sûrement,

    pourquoi n’y irais-je pas

    le plus élégamment

    qu’il se doit ici-bas ?

     

    Refrain :

    Vieux concombre qui bavasse sans graine

    Au gin-tonic ma vieille carcasse je draine

     

    Mon coeur a trop battu

    la campagne perdue,

    le chemin des dames

    où la mort brame.

     

    J’ai le coeur un peu bas,

    du côté de mon ventre.

    J’ai le coeur un peu las

    il faut que je le rentre

    tel un karatéka

    centré sur son hara.

     

    Refrain :

    Vieux concombre sans graine qui bavasse

    A la veuve Clicqot je draine ma vieille carcasse …

     

    A ma dernière invitée

    pucelle du couvent retraitée

    lui consacrant tout un rosaire

    sur Victor faisant d’la surenchère

    énamouré

    j’ai psalmodié

    « ma congénaire

    tu es bonne,

    ô ma nonne, nonne…

    Nonagénaire »

     

    Refrain :

    Vieux concombre qui bavasse sans graine

    Aux infusions d’pissenlits ma vielle carcasse je draine.

     


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  • Fete-Berry.jpg

    Pierre Thomas, l'étoile du jour

    J'ai 72 ans. Je lutte contre l'inéluctable décrépitude en écrivant quelques nouvelles, destinées ou non à des concours, en faisant des dessins à la plume grand format qui peuvent donner lieu à des expos, en pratiquant marche, vélo et jardinage, en me livrant à des activités musicales, en suivant des cours sur des thèmes variés, en profitant de la saison théâtrale gapençaise... Et bien sûr de la lecture, du ciné et un peu de télé. Avec tout ça les journées sont bien remplies.

     

     

    Fête en Berry

     

     

    A l’heure de la sieste, sous un soleil à malices prêt à liquéfier la cervelle de quiconque oserait s’attarder, Jules, le gars à la Denise, traverse en claudiquant la place de Nohant, tout en prenant soin d’explorer d’un œil rapide l’ombre du porche de l’église qui pourrait bien cacher une vieille bigote toujours prête à caqueter. Il ne veut pas qu’on le voie se diriger vers le château, demeure d’Amandine Lucile Aurore Dupin, baronne Dudevant, plus connue sous le nom de George Sand. Au village, elle est la bonne dame de Nohant, ou madame la baronne. On a du respect pour le titre, mais surtout pour la personne qui, malgré une vie affichée bien éloignée des mœurs locales, a su gagner l’estime et la sympathie des paysans du cru.

    Le Jules est fort intimidé lorsqu’il se trouve sur le point de franchir le portail dont les battants sont ouverts sur la cour intérieure, avec, au fond, le haut mur de la bâtisse animé de nombreuses fenêtres. Comme la plupart des berrichons, le Jules vit dans une maison basse, tassée sous son toit de lourdes tuiles rouges. Tout bâtiment à étage, couvert d’ardoises, marque un territoire qui n’est pas le sien. Et c’est par le sésame d’un geste de déférence venu de loin qu’il se risque enfin à violer l’espace étranger : avant de pénétrer, maladroit, seul, fragile dans la cour inondée de lumière, il retire son béret, son vieux béret marqué par les sueurs recuites des travaux des champs, et le tient à deux mains sur son ventre. Par chance, Isidore, le palefrenier, le voit arriver et lui crie qu’est qu’tu vins fai’ ici au lieu d’te r’poser ? J’voudrais vouair madame la bâronne, répond Jules. Qui qu’tu veux y dire, à la bâronne ? insiste Isidore. A toué j’dirai rin pasque j’veux causer qu’à ta patronne, c’est tout. L’entêtement du Jules étant réputé inébranlable, Isidore n’insiste pas, se dirige vers la porte principale et confie le visiteur à une femme de chambre qui passait.

    Depuis longtemps, le Jules avait son idée. Ça lui était venu alors qu’il menait son char à bœufs tout près de la propriété de George Sand. Il faisait doux, le calme du soir laissait filtrer par les fenêtres ouvertes une musique cristalline, joyeuse, puissante qui provoqua un long frisson sur tout le corps du Jules au point de lui faire oublier son attelage. Il laissa choir : vingt guieux, c’est bieau ! Et se prit à désirer que ce moment sublime ne cessât jamais. Bien sûr, un jour ou l’autre, les villageois avaient entendu les accents délicats du piano du polonais, mazurkas, nocturnes, préludes… Il n’est pas certain qu’ils en aient tous goûté les subtilités, préférant peut-être les habituels miauleurs de vielle et racleurs de violon. Le Jules, lui, venait de ressentir l’émotion de sa vie, et c’est ce soir-là qu’il décida, après une longue réflexion, de demander une faveur à madame la baronne.

    Qu’est qu’t’as à rêver, espèce de feignant, faut fini’ d’faucher c’te parcelle si tu veux aller user tes sabiots à la fête c’tantôt, s’énerve soudain la Denise, parcheminée comme un diable. T’arrêtes pas d’y penser à c’te traînée de Juliette, qu’est qu’t’y trouves ? Bounne à rin, toujou’ à couri’ l’mâle par voies par chemins. Dès qu’a voué un gars, a’ s’met en posture ! A’ dit qu’ c’est l’vent qui r’lève ses affûtiaux ! Mon Dieu, faut-i’ en entende ! Et toué, tu môrds à l’hameçon ! Faut-i’ ête bête !

    Le Jules laisse passer l’orage, fait semblant de bousculer sa faux, mais ne peut s’empêcher de regarder la silhouette du château, au-delà des blés mûrs. Il a été envoûté par l’accueil simple et attentif de madame la baronne, par son regard rassurant… Et elle a promis d’en parler à son polonais. Il y aura le problème du piano, a-t-elle dit, mais on trouvera bien une solution. Depuis, le Jules n’a que ça en tête, jouissant à l’avance de son petit effet.

    Au droit de midi, la parcelle fauchée, le Jules et la Denise rentrent au bercail par le chemin creux ombragé. L’un fait courir son imagination, l’autre marmonne. La vieille n’ira pas à la fête des moissons, elle n’a rien à se mettre, elle est fatiguée et quand on est paysan on travaille, on ne s’amuse pas. Et on ne va pas se montrer. On a de la dignité, non mais ! Quant au Jules, il se repasse le film : Pour l’piano, j’pourrai p’t-ête l’emmener su’ mon châr à bœufs. Et la baronne qui répond avec un sourire Ne vous inquiétez pas, mon brave, Isidore s’en occupera. Isidore ? Pas confiance dans ce parvenu ! Il n’en fait qu’à sa tête. Madame est trop bonne.

    Le Jules a mis sa chemise de lin, son pantalon et sa veste de toile, ses sabots neufs, un chapeau de paille. Il s’est arrosé le visage d’eau de Cologne. Il a laissé sur la chaise sa ceinture de flanelle. Tu vas attraper fret au vent’e a dit la mère. Il a pris son bâton ouvragé pour s’aider à se tenir droit.

    Sur la place, devant l’église, à l’ombre des arbres, on a monté une estrade de bois rudimentaire, la même à chaque fête. Quatre piquets plantés dans les coins portent des épis de blé tressés. Quel gaspillage ! aurait dit la mère. Des stands de jeux découpent des espaces colorés où vont et viennent les premiers curieux. Et la buvette surtout, déjà bien fréquentée, trône en bonne place, tenue par deux gaillards forts en gueule abondamment moustachus, manches retroussées sur des bras de bête. C’est Athomas le forgeron et Marcel le charron. On ne peut pas trouver meilleurs vendeurs de piquette locale et de vin gris de Reuilly. Ah ces deux-là !... aurait dit la mère. Comme tenu par une laisse invisible, le marchand de cochons, dont la trogne a fini par ressembler, curieux mimétisme, à celles de sa marchandise, promène sa bourse et son ventre pleins à moins de deux mètres des tonnelets. Maître Benaise, le notaire, venu en tilbury de St Chartier, s’occupe à flairer les affaires juteuses qu’il pourrait négocier à son bénéfice. Le garde-champêtre, en tenue s’il vous plaît, surveille davantage les jolies filles que les garnements, et son képi est déjà de travers, mauvais signe. Ah celui-là ! aurait dit la mère. Monsieur le député, d’une élégance décalée, offre quelques tournées bien ciblées, histoire d’entretenir des liens électoraux toujours volatils. Quant au maire, il se fait attendre : sans doute rabâche-t-il son discours dans l’arrière-cuisine de son auberge, pendant que sa femme hoche du bonnet en mitonnant le poulet au sang, gloire gastronomique du pays. Et la foule des anonymes, des sans-grade, des culs-terreux, des sans-le-sou, des benêts, endimanchés à la va comme j’te pousse, s’insinue telle une houle dans les travées, en quête d’instants de bonheur chichement distribués. Ah ceux-là, i’ f’raient mieux de rester chez eux, aurait dit la mère.

    Ce folklore, chaque année recommencé, n’intéresse pas le Jules. Il cherche son piano. D’autant plus difficile à trouver qu’il n’en a jamais vu et ignore complètement à quoi ça peut ressembler. Il sait seulement que c’est lourd et encombrant. Il avait espéré le découvrir sur l’estrade, mais elle est vide pour le moment. Caché dans l’auberge ? Le maire s’esclaffe : Un piano ? Quel piano ? Sais-tu seulement ce que c’est, mon pauvre Jules ?  

    Le Jules décide de patienter. Après tout, les musiciens du coin ne sont pas encore là. Il va traîner ses sabots vers le jeu de quilles, vers le chamboule-tout, vers la pêche aux paquets-surprise où les nigauds sautent de joie en découvrant les babioles bonnes à jeter, vers la loterie où l’on peut gagner un énorme âne en peluche, un nid à poussière, aurait dit la mère. On a vite fait le tour. Un peu plus loin, un vannier de Montgivray vend des paniers, sa carriole en est pleine. Et un potier de Verneuil-sur-Igneraie propose des jarres et des pots de toutes dimensions. Le Jules n’a besoin de rien. Il pense à son piano, tout en observant discrètement le portail du château et finit par s’installer en bout de table à la buvette, devant un verre de rouge.

    Mêlée au flux des badauds, la Juliette affiche ses charmes en usant d’une innocence calculée, attentive au regard des hommes. Sa robe bleue rehaussée de blanc ne dissimule que l’interdit d’un corps somptueux. Le Jules la suit des yeux, subjugué, alors qu’elle déambule, seule, radieuse, fière. A’lle est en chasse, aurait dit la mère.

    Et voilà qu’arrivent le violoneux et le maître sonneur, en blouse grise. Ils grimpent sur l’estrade et entament une bourrée de Sarzay endiablée, battue par des coups de sabots enragés qui font branler les tréteaux à faire peur. Suivront, selon la tradition, polka piquée, chapelotte, montagnarde de Nohant-Vic, valse, quadrille… Et tournez jeunesse, tournez pendant qu’il est temps… On se bouscule à la buvette, déjà les premiers éméchés s’envoient des bordées qui font rigoler tout le monde. Ça chauffe sec sur la place de Nohant.

    Le Jules ne danse pas à cause de sa jambe. Et puis il n’aime pas trop. Cette promiscuité de bruit, de poussière et de sueur ne l’attire guère. Il a compris que le polonais et son piano ne viendront pas maintenant. Pourtant, la baronne avait promis. J’suis sûr qu’ c’est un méchant coup d’Isidore, pense-t-il. Et p’t-ête que c’est l’polonais qui voulait pas v’ni’ ! Je r’grette bin ! J’aurions eu bin du plaisir ! Il vide son verre, pose une pièce sur le bois de la table, se lève en s’essuyant la bouche du dos de la main, salut la compagnie, prend son bâton et quitte la fête et ses flonflons. Il n’attend pas le discours usé du maire.

    Avant de rentrer à la ferme, le Jules fait un crochet en direction du château. Il contemple la belle façade derrière laquelle se dissimulent tant de trésors. Il écoute. Croit entendre une mélodie, passe derrière le bâtiment. Une fenêtre est ouverte. Chopin travaille un prélude aux intensités dramatiques appuyées, qui accrochent l’attention de Jules. Ce dernier s’approche doucement de la clôture et surprend, cachée sous une feuillée, la Juliette en extase. Elle est assise sur une pierre, elle respire tant qu’elle peut la musique de Chopin, béate, gourmande, et sourit au Jules interloqué. Le voilà qui s’assoit lui aussi, pas très loin, sans un mot, traversé par le ruissellement des notes offertes aux arbres centenaires, aux herbes folles, aux fleurs des champs, aux locataires affairés des branchages... Le parfum de la Juliette se mêle à celui de la terre. Il fait doux. Le Jules, téméraire, se lève et s’approche. Elle lui sourit de nouveau. Il s’installe et décide de ne plus bouger. C’est alors que Chopin attaque une polonaise qu’il fait sonner avec une légèreté et une précision magiques. La Juliette retire ses bottines, se dirige vers le découvert du pré et engage une danse instinctive, déliée, lascive, inventive, sensuelle. Le Jules n’en revient pas de tant de beauté dont il est le seul témoin. Il est tout remué. Ses yeux et ses oreilles jouissent en accord. Tant de bonheur, ici, dans ce pays de misère, qui aurait pu imaginer ?

    Le seul témoin ? Pas exactement. Le Jules voit Isidore traverser le parc du château, ouvrir le portillon donnant sur le pré, s’avancer tranquillement vers la Juliette, éblouissante dans le soleil du soir. Lorsqu’il arrive au point de la toucher, elle se tourne vers lui, ils se regardent, souriants et magnifiques, et se tiennent prêts, soumis aux sortilèges de la musique.

    Jules reprend le chemin de la ferme, fatigué. Demain ne sera pas un autre jour. Il faudra bien moissonner l’autre parcelle.

     


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