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    La bonne mine du guide s'abîmait à l'entrée du site ferroviaire. Il ôtait sa casquette à visière et se passait longuement la langue sur les lèvres avant de laisser aller sa mémoire.

    Autrefois, il y avait une gare de triage ici. Une station d'épuration diraient quelques bonnes âmes. Les quais grouillaient de monde. Les trains de marchandises s'y gonflaient de personnes mal en point et repartaient vers l'est sifflets en bataille. Chaque jour qui passait voyait les convois s'intensifier et les wagons rougeoyer de fureur sous les coups de griffes des passagers. Avant que les portes ne se referment, on pouvait entendre les toux déchirer les poitrines et des gorges gémissantes réclamer de l'eau. Bon nombre d'employés passaient leur chemin en haussant les épaules, ou les rentraient, quand les chiens montraient les crocs. On reconnaissait les cheminots à leur visage cousu de cicatrices et on devinait les missions inavouables au fait que la plupart montaient à bord des locomotives avec la gueule de bois. Chez beaucoup d'entre eux, la peur et la culpabilité finissaient par s'infiltrer dans le ventre de la machine pour ressortir en un gigantesque crachat noir visible au plus profond des campagnes...

    Quand la visite touchait à sa fin et qu'il sentait les cœurs battre sourdement, le guide sortait une photo de son père, alors lampiste, et racontait...

    C’était un jour de bruine orageuse. Une de ces pluies qui poissait les cheveux et barbouillait le sang. Alors qu’il remontait la voie principale jusqu’au premier aiguillage, il avait surpris sur un quai auxiliaire une femme seule, grelottante, incapable d’arracher son regard d'une horloge sur laquelle sommeillait un pigeon. Aucun train de voyageurs ne s'y arrêtait plus depuis longtemps et l'horloge, privée de sa trotteuse, n'affichait qu'un triste épuisement. Il avait sifflé, agité son chiffon rouge, fait clignoter sa torche et brandi sa casquette à visière avant de se mettre à crier davaï ! davaï ! A ces mots elle avait tourné la tête vers lui, ses lèvres tremblaient : s'il vous plaît, il ne va plus tarder, s'il vous plaît... Elle semblait fiévreuse et des filets de larmes lui assombrissaient le visage. Alors qu'il traversait les voies pour la presser de quitter la zone, des soldats étaient entrés au pas de course dans la gare et avaient pris possession des lieux. Tandis que les officiers paradaient au poste de contrôle, un train manœuvrait pour gagner le réseau secondaire. La femme s'était précipitée au bout du quai les bras hauts levés en direction du mécano. Elle semblait engloutie par l'espoir, tout peut encore arriver, c'est la vie qui veut ça, il n'y a pas d'explications... Il avait hurlé vous ne savez pas ce que c'est, nom d'une pipe, vous ne savez pas ce que c'est. Un coup de feu avait claqué. Surpris dans sa quiétude, l'oiseau avait pris maladroitement son envol, tournoyant sur lui-même, ne sachant trop où se poser pour se faire oublier. Un soldat s'était esclaffé, celle-là n'aura plus besoin d'écrire à son mari pour qu'il vienne la chercher...


    Lastrega aimerait bien que Jean Ferrat accompagne ce Transit avec Nuit et brouillard. Alors voilà :

     

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    Comment bien foirer sa petite séance de bricolage

    par Ysiad 

     

    Nous poursuivons avec un enthousiasme non feint notre série selon laquelle " foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux ", avec aujourd’hui une expérience que beaucoup de gens ont faite sans jamais oser s’en ouvrir à leur entourage, allons, ne niez pas, vous n’allez pas me faire croire que vous n’avez jamais essayé de vous prouver, à l’occasion des soldes, que vous n’étiez pas si mauvais bricoleur que ça !

     

     

     

    Cette chronique s’adresse à toutes celles et ceux qui ne savent résister au chant suave du rayon soldé du bricolage d’un grand magasin. Tout commence donc par des soldes, un samedi de janvier, au Bazar de l’Hôtel de Ville (que nous appellerons plus simplement : BHV, pour pas avoir à tout retaper). Ah ! La prodigieuse attirance qu’exercent sur vous ces rayons où les perceuses ont perdu comme par magie 50% de leur prix en vingt-quatre heures, tout comme les scies sauteuses et les tournevis électriques dernier cri ! Et c’est pas fini, encolleuses à 80% de rabais, tondeuses trois vitesses à 70%, fers à souder, gratuits ou presque, et ça continue sur des kilomètres, y a qu’à suivre les belles étiquettes rouges le long des rayonnages, tout est en solde ! (vendeurs exceptés). Au fait, de quoi avez-vous besoin, au juste ? De trois fois rien. De cadres, pour y glisser des posters de Marilyn Monroe récemment acquis pour la chambre de votre fille, et de crochets X pour les fixer au mur. C’est tout. Restons-en là, d’autant que le vendeur du BH(V), vous voyant venir, vous a fourgué les cadres les moins chers, aux mesures qu’il vous faut et à prix estourbis, en vous prévenant tout de même que la glace était très mince. D’où leur décote. Pour les accrocher, vous avez acquis un lot de crochets X dorés de toutes tailles, c’est parfait, retour à la maison pour une inspection en règle de la boîte à outils. Le marteau est là qui vous attend, et là aussi la colle, et les allumettes si ça veut pas tenir du premier coup, vous bricolez souvent avec le secours des allumettes, ça peut s’avérer utile pour fixer l’objet récalcitrant.

    Commencez par déballer la marchandise en découpant avec la lame d’un couteau les gros rubans de scotch brun que le vendeur du B(HV) a ficelés dans un excès de zèle autour du paquet. Le bazar résiste, c’est agaçant. Très. Vraiment. Il vous faut indéniablement une bonne paire de ciseaux pour venir à bout de l’empaquetage, et non un couteau nul qui ne coupe pas. Ouvrez les tiroirs de la cuisine, rien. Mais où sont passés les ciseaaaaux ? Personne n’a vu les ciseaux dans cette baraque, ça fait un moment qu’ils ont disparu, tout disparaît chez vous, c’est une manie. Au bout d’un quart d’heure de recherche frénétique, tirez d’un geste sec le petit meuble où votre conjoint planque son foutoir, derrière lequel ont glissé douze paires de ciseaux de cuisine. C’était donc ça ! Tous les ciseaux que vous avez cherchés durant des jours sont là, nichés dans la poussière ! On ne dira jamais assez les bienfaits d’une bonne recherche. Prenez la première paire qui vous tend ses lames, soufflez dessus, coupez net ce gros scotch ridicule et superfétatoire, puis dégagez les cadres l’un après l’autre de leur gangue de scotch, nom d’une pipe en bois, déchirez aussi le film qui les emballe, déchirez tout, jusqu’à ce que vous en teniez un. Enfin. Raaaah. Jouissif. C’est beau, un cadre, le jour (la nuit, moins). Choisissez un joli crochet X, et en avant, marteau en main, à l’assaut de ce mur que vous mesurez au préalable avec le mètre, pour bien centrer l’affiche, on n’est pas des amateurs, quoi. Un petit coup de crayon à droite, un autre à gauche, trois bons gros coups dans le mur, pour fixer le crochet X. Là. Parfait. Ça tient, pas besoin d’allumettes. Bon, très bon début. Excellent. Maintenant glissez l’affiche entre le verre et le carton, attention, c’est délicat, disposez la bien droite, nous y sommes, puis replacez le carton dans la rainure du cadre et rabattez les douze bitonios pour faire tenir l’ensemble, vous savez, ces p’tits trucs de fer fixés autour du cadre. Flûte. Y en a un qui s’est cassé net, et un autre. Du p’tit solide. De la p’tite merdouille. D’où l’intérêt d’avoir un bon morceau d’allumette à coincer sous la glace, ça remplace très bien ces imbéciles de bitonios à la con. Maintenant, tenez le cadre à deux mains tout en cherchant à accrocher sa suspension au crochet X la tête à ras du mur, c’est quoi, cette suspension bizarre, on dirait une mâchoire de crocodile, elle n’est pas assez large, elle veut pas s’accrocher, elle sert à rien, c’est naze, ce truc. Il faut recommencer. Recommencer encore. Toujours, recommencer. Au bout du vingtième essai, vous exercez sans vous en rendre compte une pression telle sur la glace que celle-ci se fend sur vingt centimètres, puis s’étoile, puis se brise complètement entre vos mains, il y a du verre partout sur le sol.

     

    Vous enragez ? Allons. Vous n’êtes pas au bout de votre foirade, un peu de courage, il reste trois cadres à accrocher.

    Prenez un autre cadre et recommencez la manœuvre. Cette fois-ci, le cadre n’est pas de bonne qualité et tous les bitonios se pètent à mesure que vous les rabattez sur le carton. Quant au troisième cadre, après avoir glissé l’affiche entre le verre et le carton et rabattu sans les casser tous les bitonios, vous constatez en le retournant l’absence de suspension. Ah. Y a comme qui dirait un souci. Un gros souci. Un gros souci de chez gros souci, pour être encore plus clair. Saloperie de défaut de fabrication, saloperie de produit made in China, saloperie de saloperie!

    Les affiches de Marilyn attendent sur le lit, au milieu du verre brisé. L’après-midi s’est volatilisée, il est presque dix-neuf heures.

    Bravo. Dans le mille. C’est foiré.

    Mais si par miracle, en plongeant dans la poubelle, vous retrouvez entre les carcasses de crevettes et les yaourts poisseux le ticket de caisse indiquant que le matériel en solde n’est ni repris (tralali) ni échangé (tralalé), alors seulement, votre petite séance de bricolage sera bien foirée.


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    hessel-stephane.jpeg  "93 ans. C'est un peu la toute dernière étape. La fin n'est plus bien loin. Quelle chance de pouvoir en profiter pour rappeler ce qui a servi de socle à mon engagement politique: les années de résistance et le programme élaboré il y a soixante-six ans par le Conseil National de la Résistance !"

     

    Voilà un petit fascicule de 14 pages. Il n'en faut pas davantage à Stéphane Hessel pour nous faire entendre ce qu'il en était pour certains de l'entrée en résistance et de ce qui aujourd'hui en amène d'autres à faire de même : l'indignation. Car les raisons ne manquent pas : "Regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation - le traitement fait aux immigrés, aux sans-papiers, aux Roms" dit-il à l'adresse des jeunes générations, "l'écart grandissant entre les très riches et les très pauvres, les droits de l'homme, l'état de la planète, la dictature des marchés financiers..." "Quand quelque chose vous indigne comme j'ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint ce courant de l'histoire et le grand courant de l'histoire doit se poursuivre grâce à chacun."

    14 pages pour dire combien il est vital de résister, de refuser l'injustice et le repli sur soi, de ne plus tolérer l'insupportable.

    Souhaitons que cet opuscule connaisse le même fabuleux destin que celui de Franck Pavloff avec Matin brun.

    Indignez-vous ! de Stéphane Hessel aux éditions Indigène, 3€


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    Cette nouvelle n'est pas sans nous rappeler les savoureuses "scènes de ménage" d'Yvonne Oter dans la série qu'elle nous avait concoctée l'été dernier avec "La femme popote". Cette reprise de flambeau ne manquera pas de réjouir les amateurs de l'art ménager tout comme celles et ceux qui aiment en découdre avec l'équipement domestique.

     

    Complainte de la machine à coudre

    par Danielle Akakpo

     

    Aïe, aïe, aïe, la voilà qui approche du coin noir où elle m’a remisée, entre un radio cassette CD et un fer à repasser hors d’usage. Vous ne pouvez pas savoir comme je m’ennuie dans ce bureau où elle passe pourtant des heures, hélas sans un regard pour moi. Voilà sa main qui saisit ma poignée : pas de doute, elle va me mettre en route. Cela doit bien faire deux mois… non trois ou peut-être… oui quatre qu’elle ne m’a pas installée en pleine lumière sur la table de la salle à manger. Je la soupçonne d’avoir cousu des ourlets à la main le soir devant la télévision, pire d’avoir eu recours au ruban thermocollant. Qu’a-t-elle l’intention de faire aujourd’hui ? Surprise, surprise ! Des rideaux, peut-être ? A cette idée, le fou-rire me prend : la dernière tentative s’est soldée par une crise de nerfs de madame et les rideaux ont rejoint le sac poubelle vite fait bien fait ! Eh bien non, c’est un ourlet de pantalon pour monsieur qui me vaut de sortir de l’ombre. Parce que monsieur le vaut bien ? Je ferais mieux de garder mes bons mots, parce qu’à moi cet ourlet va valoir une séance de GROS mots, de grincements de dents et d’injures bien que je ne sois pour rien dans les déboires de mon utilisatrice.

    Elle commence évidemment par la préparation de la canette. En général, elle ne s’en tire pas trop mal, sauf lorsque le fil s’enroule à côté Aujourd’hui, il ne se passe… rien, absolument rien ! Madame peste : "Ça commence bien, panne de courant ! "Moi je me marre. Et si tu appuyais sur le bouton de mise en marche, étourdie ? Ça y est, elle a trouvé. Et ça s’enroule bien !

    Passé le stade de la canette, arrive celui de l’enfilage de l’aiguille. L’exercice s’avère le plus souvent laborieux, s’accompagne d’une gymnastique de la paire de lunettes, avec, sans, avec, sans et de gentillesses du genre : "Saleté d’aiguille, on dirait que le chas se rétrécit à plaisir ! " Miracle ! Aujourd’hui, elle en est déjà au stade du positionnement du tissu. C’est parti. Elle a appuyé sur la pédale ! Pique, pique, pique, ça marche, ça court… jusqu’à ce que le fil casse : "Cochonnerie de machine ! "Attention, ne m’insulte pas. Rappelle-toi que je suis un cadeau de ta chère tante Jeannette, si attentionnée, si généreuse ; alors s’il te plaît, pour les cadeaux de tante Jeannette, manifeste un minimum de respect !

    Et pique et pique et pique et… crac ! "Bon sang de bonsoir, elle le fait exprès cette vieille carcasse, à ce rythme-là, j’en ai pour la journée !" Vieille carcasse toi-même – tu n’es plus un perdreau de l’année que je sache – et comme tu ne me ménages pas, j’aurais tort de me gêner ! Ce n’est pas ma faute si le fil casse. Achètes-en de meilleure qualité ou cesse de t’exciter comme un toutou à qui on essaierait de voler son os!

    Et pique et pique et pique… "Flûte et zut et" – je vous passe le reste, j’en rougis ! –, "la chameau m’a fait des points de toutes les tailles ; j’avais pourtant réglé sur deux, elle ne vaut plus rien cette diablesse, si ça continue, elle va finir à la déchèterie!"! Chameau, diablesse ? C’est encore moi qui trinque ! Dis, ma belle ; tu ne sais pas qu’il faut appuyer de façon régulière sur la pédale, éviter les à-coups. Heureusement que tu as cessé de conduire parce que massacrer les pédales de frein ou d’embrayage comme tu le fais avec la mienne, c’est la mort assurée pour la bagnole, peut-être pas seulement pour elle d’ailleurs !

    Et pourtant, souviens-toi, vingt-cinq ans auparavant, quand je suis arrivée chez toi, comme tu m’as accueillie avec ravissement et soignée aux petits oignons ! Tu avais décidé de travailler à mi-temps, les filles étaient encore petites, ça te plaisait de pouponner la cadette et d’aller à la sortie de l’école récupérer l’aînée. Seulement, il fallait les occuper ces après-midi pendant la sieste de la petitoune. Souviens-toi, les patrons-modèles, la coupe et la confection des petites robes, des jupettes en tissu fleuri, les volants, les fronces, les smocks, les surjets, la broderie. Mais si mais si, j’en suis sûre, nous avions appris à broder. Tu étais devenue une véritable experte. J’étais installée en permanence sur un support spécialement aménagé pour moi, on se faisait une petite fête tous les jours ou presque. J’étais fière de toi, de tes progrès, de tes réalisations. Toi-même, la larme à l’œil, tu disais que ta pauvre maman, couturière de métier, aurait été si heureuse si elle avait pu te voir à l’œuvre. Le temps a passé, tu m’as reléguée au rayon des antiquités, ingrate ! Et tu ne m’en ressors que pour déverser sur moi ta mauvaise humeur.

    "Ouf, terminé, pas terribles ces ourlets, mais pas question de recommencer. En marchant vite, comme disait tante Jeannette… Allez, on range. Et on ne m’y reprendra pas de sitôt !"

    En matière de remerciements, on fait mieux. Doucement, tu m’as cognée contre le pied de la table. Tu es pressée ? Je le sais, va, où tu cours. Dans le coin bien éclairé du bureau, vers ce truc lumineux qui n’a pas besoin de fil, de canette, devant lequel tu vas t’installer, sourire aux lèvres, et laisser tes doigts s’activer, tac tac tac, tac, tac tac… Tu y passes une partie de la journée, de la nuit parfois, jusqu’à ce que monsieur s’inquiète : "Tu as vu l’heure ?" Ce que tu fais, je me le demande, mais en tout cas, ça m’a l’air de vraiment te passionner.

    "Putain, Internet débloque encore! Ou est-ce ce fichu PC qui fait des siennes?"

    Tiens, l’autre machine en prend aussi pour son grade, j’en suis bien aise !  

     


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    Nous continuons imperturbablement notre palpitante série selon laquelle "foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux", avec aujourd’hui une petite virée gratuite au salon de coiffure.

     

    Comment bien foirer sa coupe de cheveux

    par Ysiad

    

    Pas plus tard que ce matin, en surfant sur le Ouaib, vous avez découvert des coiffeurs gratuits sur un site prodigieux : Coup’free. Bon, le nom laisse un peu à désirer, on vous l’accorde, mais il sous-entend clairement que de nos jours, dépenser de l’argent pour une malheureuse coupe de cheveux, c’est franchement ringard. Quand vous vous êtes regardée ce matin dans la glace, il y avait du boulot. Ces cheveux frisottés et ternes, sans allure, sans mouvement, secs aux pointes, tout blancs à la racine, vous ont mis le moral dans les chaussettes. Vous avez composé d’un doigt fébrile un numéro commençant par 0825, impatiente d’avoir une voix amie à l’autre bout du fil. Au bout de vingt sonneries, on vous a enfin répondu et fixé rendez-vous le jour même. La chance. Le bol ! Vous avez précisé qu’il faudrait aussi teindre l’ensemble. Pas d’souci ! vous a-t-on riposté, comme si tout allait de soi au pays de la coupe gratuite, et que vous n’aviez plus qu’à rappliquer.

     

    Le salon de coiffure étant à l’autre bout de Paris, vous avez bien étudié le plan avant de prendre le métro, qui vous a menée dans un quartier chic de la capitale. C’est bon signe, avez-vous pensé. En poussant la porte, vous avez eu la sensation de pénétrer l’univers des gens bien coiffés gratis, une nouvelle espèce d’êtres humains malins, et c’est avec le sourire que vous avez confié votre tête aux apprentis, après avoir laissé votre manteau au vestiaire.

    On vous a fait patienter un peu sur une petite chaise, puis un type aux gestes gracieux est venu vous chercher pour remettre votre tête entre les lames des ciseaux d’une apprentie-coiffeuse. On ne me teint pas avant ? avez-vous demandé naïvement. – Ah non, vous a-t-on répondu, chez nous, on teint toujours après la coupe. L’apprentie-coiffeuse a fait claquer les lames des ciseaux, et a commencé à couper au rythme de Beat it ! de Michael Jackson. Chaque fois que le chœur hurlait : Beat it !, elle se trémoussait et coupait un peu plus, entraînée par la musique. Et c’est ainsi qu’après la chanson, vous vous êtes retrouvée avec des cheveux relativement courts, et surtout très dégagés autour des oreilles. Bah, un coup de teinture, et il n’y paraîtra plus ! a lancé le type gracieux en étouffant un petit rire, comme s’il parlait d’une vulgaire façade à reboucher au plâtre. Il vous a confiée aux bons soins de la préposée à la teinture. Munie d’un grand pinceau, celle-ci a tiré vers le ciel ce qui vous restait de mèches, qu’elle a talochées avec une crème dont vous n’êtes pas près d’oublier l’odeur.

    Puis on vous a laissée mariner dans un coin du salon.

    Au bout d’une heure, en vous voyant qui poireautiez sur votre chaise, on vous a expédiée au bac de rinçage où la shampouineuse a fait couler une eau archi-tropicale sur votre crâne, puis comme vous hurliez, vous avez eu droit ensuite à une bonne douche islandaise, bien revigorante, bien meilleure que l’écossaise. Et ensuite direction la sortie, pas de brushing. Il est trop tard, vous a-t-on dit, le salon ferme.

    Bingo. Dans le mille. C’est foiré.

    Mais si par miracle, en quittant les lieux, vous constatez que vos cheveux sont non seulement beaucoup trop courts mais d’un beau vert Perrier, alors seulement, la petite virée gratuite sera bien foirée.

    Pour le plus grand bonheur de votre coiffeur régulier.

       

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    Christine Jeanney est une vagabonde éclairée. Une personne qui aime aller et venir dans le monde. Le sien et celui des autres. Celui qu'elle voit, qu'elle respire ou qu'elle invente. Celui qu'elle raconte en quelques mots. Elle n'en fait pas tout un roman. Pas le temps ou pas la tête à ça, c'est égal. Dans ses voyages, elle rencontre des gens qui sentent l'épicerie, la quincaillerie ou l'arrière-boutique. Ils sont beaux ou pas, capables de faire valser des cœurs ou se perdre dans la contemplation d'un grand poème sans titre et sans coupure.

    Cela commence par un rien. Une grande surface. Des gens font leurs courses. Elle les surprend au commencement, quand ils n'en sont qu'à regarder le contour des choses. Elle les suit et poursuit une étrange intention, quelque chose qui ressemble à une rêverie, à une conjonction des sens. Elle éprouve avec eux l'inconstance et la frivolité, flaire les petits bonheurs et pressent les mauvaises humeurs. Elle combine toutes sortes d'alambics pour mettre en lumière ces choses-là. A force, elle en connaît un rayon. Elle circule, elle croise, elle écoute, elle s'approche, se frotte les yeux, elle sourit, sourcille ou tressaille, des idées lui viennent, on a l'impression qu'elle prospère, qu'elle fleurit, qu'elle s'emplie de soupirs, de gouttelettes d'amour. Elle se fait un peu peur aussi, à l'occasion. Parfois elle se sent étrangère, elle ralentit son pas et hésite avant d'emboîter celui d'un inconnu, comme si ses jambes étaient trop frêles ou comme si elle avait le sentiment de faire des choses qui ne ressemblent à rien. Cela ne dure pas. Elle se remet en course, se laisse transporter dans des zones de non-parole, attrape un signe en passant, finit toujours par surprendre celui qu'elle ne cherche pas, par saluer celle qu'elle ne connaît ni d'Eve ni d'Adam.

    Lieu d'aventures improbables où le souffle de la vie se déploie dans le manque, le supermarché devient avec Christine Jeanney un véritable poumon de créativité. Elle est publiée chez Quadrature, un éditeur ambitieux et clairvoyant.

     

    Une heure dans un supermarché  de Christine Jeanney aux Editions Quadrature, 128 pages, 16€ 


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    Nous poursuivons imperturbablement notre saga selon laquelle foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux, dont nous entamons le quatrième volet bon pied bon œil, enfin c’est vite dit, n’est-ce pas, tout dépend du point de vue depuis lequel on envisage les choses.  

     

    Comment bien foirer son voyage à l’étranger

      par Ysiad

     

    Vous voulez partir ? Avec la petite famille ? Tous ensemble au Canada durant quatre semaines, par exemple ? C’est parfait. Commencez par confier le chat aux beaux-parents qui se feront une joie de le garder, il est si gentil, si aimable ce chat, puis surfez sur Internet à la recherche du meilleur prix, au besoin prenez le comparateur qui vous trouvera le meilleur des meilleurs prix de tout le monde entier, et dégainez la carte. Crac. Boum. Quatre places, vous les avez, c’est un charter pour le Québec, c’est bien. C’est un peu moins bien quand vous découvrez que compte tenu du meilleur prix vraiment pas cher du tout, il y a tout de même une petite escale qui n’était pas prévue à Tombouctou. Pourquoi Tombouctou, ma foi on n’en sait rien, on n’est pas là pour répondre à toutes les questions, demandez au pilote stagiaire, c’est la première fois qu’il lit une carte du ciel, c’est pas évident avec tous ces trous d’air. Donc Tombouctou sur le tarmac pendant huit heures, puis redécollage vers Québec où vous récupérerez soixante douze heures après avoir quitté la France une superbe voiture américaine sur le volant de laquelle le conjoint pose deux mains volontaires. Pas touche. La conduite, c’est une affaire d’homme. Maintenant roulons. Roulons, roulons, roulons jusqu’à la magnifique région du Saguenay où le chalet que vous avez loué dans un lotissement vous attend. Il est mignon tout plein ce petit chalet dans ce centre de vacances, et il est fort bien équipé contre les risques d’incendie. Si bien équipé qu’à l’instant où vous allumez une cigarette sur la terrasse en contemplant le lac Saint Jean à la tombée du jour, une sirène se met à hurler si fort qu’elle provoque un rassemblement de pyjamas sur la pelouse du centre. C’est qui qu’a fait tout ce bruit, nom d’une pipe, on peut pas être tranquille, encore des Français. Vous ne pouviez pas savoir, vous promettez qu’à l’avenir vous allez arrêter de fumer, c’est vrai, ça, comment peut-on fumer entouré de grands espaces, c’est une honte, vite en voiture vers les Laurentides chez les amis qui attendent la petite famille, les enfants dormiront sous la tente si le temps le permet. Et le temps le permet. Les enfants dorment sous la tente malgré la grosse tempête de vent qui s’est levée au petit matin, et qui vous a fait vous lever, vous aussi. Vous courez, très inquiète, dans le jardin, la toile de tente s’est envolée, les enfants sont ravis, ils font des cabrioles sur l’herbe, dommage que vous rappliquiez avec vos recommandations, on s’amusait si bien sans toi Maman, on a même vu un ours, il était grand comme ça. Stupeur. On vous confirme que oui, il y a effectivement des ours, quelques-uns, et aussi des castors, beaucoup, mais plus beaucoup d’indiens, c’est dommage. Tout compte fait, mieux vaut choisir des endroits où l’on peut voir des indiens et des ours derrière une vitrine. Un musée par exemple. C’est bien, les musées, c’est très bien pour se cultiver, il y en a beaucoup au Canada. Au hasard, le grand Musée des Civilisations. Qui est si bien organisé que des gardiens vous attendent à la sortie pour vous prier de rappeler à votre fils de reposer le totem à tête de mammouth à sa place au deuxième étage entre les masques sacrificiels et les calumets, merci infiniment. Continuons la visite de ce beau pays en faisant un détour par les Chutes du Niagara, drôle d’idée mais les enfants ont tellement insisté, donc les Chutes par trente-cinq degrés à dix heures du matin au milieu d’une foule cosmopolite qui lèche des grosses glaces coulantes, et qui embarque avec vous sur le Maid of the Mist. Attention ça tangue, ça tangue tellement que les enfants vomissent à l’un et l’autre bout du bateau pendant qu’une américaine fait tomber sa glace sur vos nouvelles bottes que vous n’avez pas eu le temps d’imperméabiliser. Trente dollars pensez-vous, c’est tout de même un peu cher pour se faire rincer au pied des chutes et rentrer au motel trempés, avec l’impression de tanguer sur une mer déchaînée, mais enfin. C’est pour les chers petits. Il faut leur faire plaisir. Ils aiment tellement l’eau. Ils ont toujours aimé l’eau, et comme s’ils n’en avaient pas encore eu assez, les voilà qui courent déjà à la piscine située au sous-sol du motel pour essayer un nouveau truc, le jacuzzi à vapeur. Circulaire. Deux mètres de diamètre à peine. Qui est occupé par un type au facies de Sumo. Enorme. De cou, point. La tête posée directement sur des épaules d’éléphant. Il barbote. Il est bien. Il ne veut pas être embêté. Et surtout pas par des enfants, en l’occurrence les vôtres. Les enfaaaants ! Vous avez beau les rappeler à l’ordre, ils ne vous entendent pas, ils sautent dans le jacuzzi et s’amusent à éclabousser le sumo, qui commence à devenir vraiment très rouge, mais fais quelque chose, enfin, Georges, (votre mari peut très bien s’appeler Georges, la loi ne l’interdit pas), fais quelque chose, nom d’un Iroquois. En voyant Georges qui s’avance d’un pas hésitant, le sumo s’extirpe du bain de vapeur. Lentement. Pneu par pneu. Il fait deux mètres. En largeur comme en hauteur. Georges, un mètre soixante-quinze. Ou seize. Guère plus. Et seulement en hauteur. Bon. On va écourter les barbotages, les enfants, sinon le monsieur va se fâcher. Allez. Cap sur Montréal. C’est préférable.

     

    Donc Montréal, à l’hôtel que vous ont conseillé les amis des Laurentides, où vous avez réservé une chambre à quatre lits, et où il est temps que vous fassiez escale. Grand temps. Georges n’en peut plus. Il en a un petit peu marre de toutes ces conneries. On met un frein au gros délire, là. Ça va bien comme ça. Demain il fera jour. Bonne nuit. Le lendemain, vous vous levez, et c’est avec une énergie toute fraiche que vous empoignez les pans de rideaux et les tirez sur la tringle, qui se tord et se décroche dans un bruit net, réveillant d’un coup les enfants. Vous essayez de réparer la bévue. Georges prenant sa douche, vous avez donc quinze minutes devant vous pour raccrocher cette putain de tringle, et vous grimpez sur le dossier du canapé, soutenant la tringle à deux mains comme s’il s’agissait d’haltères, avec les rideaux qui pendent à chaque bout. Un peu plus tard, Georges pourra sortir du bain en sifflotant et voyant sa progéniture hilare, il dira : Vous, les enfants, vous avez une tête à avoir fait des bêtises ! Et les deux répondront en chœur : Pas nous ! Tourne-toi Papa !

     

    Et là, bérézina.

    Allez. On rentre au bercail. Fissa.

     

    Mais si par miracle, avant de régler la location de la voiture, votre carte bleue est goulûment avalée par le distributeur automatique de l’aéroport, alors seulement, le voyage aura été bien foiré.


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  • maitre temps

    A l'heure du remaniement, le grand horloger et quelques uns de ses fantômes 

     "L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
    Que cette horloge existe et n'ait point d'horloger."

    Voltaire


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    Il est des personnes qui écrivent comme elles respirent et ils en est d'autres qui, toujours pour écrire, tâtonnent, fouillent, interrogent pour finalement se laisser surprendre par un bruit, un trait de lumière, un ange...

     

    Xylocope

     

    Ah ! qui dira l'angoisse aux noirceurs de vitrain

    Du poète émotif devant la page blanche ?

    L'idée est là, c'est sûr, mais rien ne se déclenche.

    Il est comme une gare orpheline d'un train.

     

    Et puis vient une ligne, une rime, un quatrain.

    La page se recouvre et c'est déjà dimanche.

    Mais voilà que son vers boitille et se déhanche,

    Bloquant net son allant et tout son bel entrain.

     

    Il chiffonne la page et de nouveau s'élance,

    Il griffonne une phrase, et c'est encor malchance.

    Son stylo le trahit, pauvre vieux aux abois.

     

    Et soudain sous sa plume, il ressent la caresse

    D'un insecte or et noir sourdant du sombre bois ;

    Ô, qui saura conter son bel instant d'ivresse !

     

      Jean Calbrix

     


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    L'aube arrive comme une intruse sur la prison. Des poings anonymes frappent les murs. Dans un obscur nuage de poussière, une femme sort de sa geôle. On la conduit au point qui la soustraira au ciel. Elle se tient droite malgré les fers. Ses yeux sont déliés et toisent le monde. Vient le moment où son regard percute celui du gardien. Un homme en pleine force. Des baisers et des promesses lui reviennent en mémoire. Elle aimait tant ce goût de fruits interdits. Elle chérissait tant cette bouche qui ne surveillait pas les mots. L'homme ne veut pas voir, ni sentir, ni goûter à rien. La lumière et l'ombre se défient. Il ordonne qu'elle se couvre. Elle s'attarde. Le fouet la brûle quarante fois. Ses jambes ne se dérobent pas. Elle garde la douleur nouée au fond de la gorge. Elle repart, les yeux grands ouverts. Sur le chemin, les passants sont nus comme des vers. Des vers affamés qui attendent une bouchée de terre. Quelques larmes soulagent leur dénuement. Aujourd'hui est jour de piété. On distribue du sang et de la cendre. Des pelletées entières d'yeux se décrispent. L'excitation fait briller les corps.

    De plus en plus d'hommes et de femmes prennent goût aux sacrifices. Ensemble, ils creusent la terre en marmonnant des prières. Des pierres aux arêtes effilées passent de mains en mains. Ces pierres-là sont précieuses. Les plus fervents se les approprient. Bénies par le Tout Puissant, elles seront brandies à la cérémonie. Consacrées pour l'expiation.

    Sur la place des pénitents, le seigneur a dressé un paravent à miroirs. Une voix prononce l'oraison.

    Elle s'est détournée de l'eau et de la terre et a vendu son âme au feu. Un serpent a fendu son hymen et enivré son cœur. Le reptile s'est gonflé d'orgueil en buvant le sang de ses entrailles. Son visage est pour toujours barbouillé de chaux et de suie. Qu'elle soit traînée à la chaîne des mourants !

    Des hommes broussailleux la jettent au sol. Elle se prosterne et tend sa croupe ceinte d'un foulard. Amoureuse prise dans la nuit du corps religieux, elle attend qu'on lui jette la première pierre.


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