• concours-calipso-2010.jpgUne information de la plus haute importance s'est subrepticement glissée dans la photo du jour.

    Saurez-vous la découvrir et en tirer profit ?


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    Yvonne Oter tient salon au café. C’est avec des yeux rêveurs et un goût certain pour les couleurs éclatantes des petites choses de la vie qu’elle vient barbouiller de son talent les grandes étendues de la grisaille.  

     

    La Femme Popote

     

    La confiture.

    Les bulles bouillonnent en provoquant le tumulte sur toute la surface de la large marmite de cuivre. Frémissements, gémissements, jaillissements. La rage gronde au sein du liquide en fusion où l’éparpillement des morceaux de fruits le dispute à la dissolution des carrés de sucre. Tout se mélange avec colère, avec obstination, dans un grand désordre apparent. Et les bulles " bluppent " par-dessus la bataille qui se déroule dans les profondeurs infernales du chaudron. La fumée dégagée par le conflit souterrain monte droit, incolore encore, mais déjà parfumée par les derniers instants vécus par les premières victimes. La lutte s’amplifie, attisée par les flammes qui la cernent. Une écume rosâtre naît sur la surface agitée, fruit des fruits sacrifiés par l’holocauste.

    Placide, je touille.

     

    La chemise.

    La vapeur éructée s’attaque agressivement aux poignets innocents de la chemise. Sous le choc de la chaleur et du liquide pulvérisé, les pauvres se froncent, se recroquevillent, mais ne peuvent échapper à la semelle bouillante du fer qui les discipline définitivement, sans recours.

    Le col, maintenant, subit l’assaut implacable de l’acier. A plusieurs reprises, car il peut se montrer assez rétif et désobéissant. Il faut y passer et repasser pour réussir à le mater.

    Le fer s’attaquera ensuite aux manches, puis aux épaules, puis au dos, puis aux deux devants, sans relâche, ni pitié, ni miséricorde : le moindre faux pli doit être éradiqué.

    Et j’écoute le troisième acte de " Lucia de Lamermoor " avec ravissement.

     

    L’ombre.

    La fenêtre brille de mille feux sous les rayons lumineux qui peuvent maintenant la traverser sans retenue. L’eau, le détergent et le savoir faire ont parfaitement rempli leur rôle. La vitre luit au soleil du matin.

    La vitre scintille du bonheur de se voir aussi belle et propre lorsque, soudain, elle fronce le nez. Quoi ? Qu’est-ce ? Dans le coin supérieur droit, une ombre s’est formée. Signe d’un lavage négligent ? D’un passage désinvolte de la raclette ? D’un oubli coupable de la peau de chamois ? L’ombre est discrète, peu apparente, presque invisible, mais sa présence à peine devinée suffit à gâcher toute la joie de la fenêtre. Le soleil file vite se réfugier derrière un gros nuage qui passait opportunément.

    Moi, je suis plongée dans ma rêverie en retirant mes gants de plastique rose.

     

    La chaussette.

    Elle ne fut pas appariée à la sortie du séchoir. Elle fut mise soigneusement à l’écart, dans un endroit qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter. Puis elle fut saisie sans ménagements, retournée et installée le talon vers le haut. La position lui parut indécente, mais elle n’eut pas le temps de s’en préoccuper car, sans prévenir, un œuf fut introduit brutalement par son ouverture. Un œuf de bois. Rouge. Obscène.

    Elle put à peine faire " ouf !" qu’elle ressentit la première piqûre qui lui transperçait le corps. Suivie d’une deuxième, puis de tellement d’autres qu’elle dut en arrêter le compte. Chacune des pénétrations de l’aiguille était suivie du long défilement crissant d’un fil de laine interminable qui la faisait frissonner, de honte, de dégoût, de rejet. Elle était maintenue solidement, et toutes ses tentatives pour échapper au supplice furent vaines malgré ses tortillements et les secousses de son corps torturé. Elle dut endurer le martyre jusqu’au bout sans qu’aucune possibilité d’y échapper ne lui fût laissée.

    J’étais plongée dans l’intégrale de Brel et je " Rosa, rosa, rosam-ais " devant ma porte ouverte sur l’été finissant.

     

    Le plumeau.

    Les grains de poussière dansent et virevoltent, crûment éclairés par les rayons du soleil qui traverse la porte vitrée. Petits rats occasionnels, ils multiplient les mouvements d’ensemble du ballet, avec un ensemble parfait qui les sépare puis les regroupe au gré de la chorégraphie. Sans que la musique change, apparaît le danseur étoile, sensé accorder ses pas aux leurs et participer à leur danse en mettant leur grâce en valeur.

    Que nenni ! Le livret ne le prévoit pas ainsi ! Le plumeau entré en lice avec une certaine brutalité, a pour but de pourchasser les jeunes filles jusqu’aux moindres recoins de la scène et de les faire disparaître l’une après l’autre, jusqu’à l’extinction finale de leur danse maintenant affolée. Elles ont beau multiplier les entrechats, les sauts, les esquives, rien n’y fait. Le plumeau joue le rôle de l’ogre dans cette fable impitoyable et n’arrêtera son ballet qu’une fois tous les grains disparus. Puis il viendra saluer le public, seul sur le devant de la scène, pour bien montrer qui est la vedette du spectacle.

    Le portable collé à l’oreille, j’échange les dernières nouvelles du jour avec ma meilleure amie.

     

    L’oignon.

    L’oignon pleure de honte et de rage sous la pointe du couteau qui le dénude peu à peu des derniers lambeaux masquant sa pudeur. Mis à nu, il ne peut que subir ce lent dévoilement de ses parties intimes, blanches, pures, vierges. Puis il rejoint ses congénères déjà exposés sur une planche de plastique, prêts pour l’ultime outrage. L’un d’eux, dans un vain souci d’y échapper, roule sur lui-même et se réfugie au fond de la cuvette de l’évier. Peine perdue ! Il est repris et replacé sur la planchette.

    Le fil aiguisé du couteau luit sous le néon de la cuisine alors qu’il s’approche pour le sacrifice. Il siffle en découpant en larges tranches l’oignon qui laisse échapper de nouvelles larmes. Pas de pitié ! Le couteau tranche dans le vif sans états d’âme. Les rondelles suppliciées s’entassent, mêlées les unes aux autres. Puis s’en vont rejoindre des moignons de céleri au fond d’une haute marmite où, bientôt, le long cri silencieux des moules à l’agonie fera frémir le couvercle impuissant.

    Je pleure de rire en écoutant pour la centième fois " J’suis pas un imbécile puisque j’suis douanier ".

                                                                                      Yvonne Oter, mars - avril 2010


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    En mer comme à terre, bon nombre d’hommes n’échappent pas à la tentation de se construire de petits paradis individuels qui les libéreraient des contraintes du collectif. Réfugiés dans des îlots de plus en plus étriqués ces hommes-là sont la plupart du temps pris par la crainte que quelque chose ou quelqu’un puisse leur faire du tort. Leurs relations sont empoisonnées par le ressentiment et l’impossibilité d’entendre quelque chose de l’autre. Le paradis devient en quelque sorte le lieu du vide.

    On peut aisément imaginer que vivre à bord d’un bateau soit difficile mais comme la plupart des navires ne partent pas à la dérive on se dit que les occupants se prémunissent certainement de cette idée qu’ils seraient à la fois dans un lieu enchanté et en route vers des rivages enchanteurs…

    Ceci étant, voici venu le vingt troisième épisode des Histoires d’eau du Capitaine Alvarez

     

    Porte-Poisse * 

     

    Les piques envoyées par la capitaine de l’Epsilon ne comptaient pas, parce qu’elles ne se comptaient plus. Une fois de plus, Lucette adressa un regard suppliant à sa mère pour l’inviter à se taire, mais en vain. Celle-ci continuait de plus belle…

     

    Au Guyana. Dans un mouillage non loin de Georgetown.

    Lucette resta un long moment immobile, paralysée et meurtrie par ce qu’elle venait d’entendre et, sur l’instant, songea même à mourir. Il y eut d’autres mots, suivis d’un silence. Puis dans le lointain, elle entendit se perdre les échos d’un rire. Quand Lucette comprit qu’on récitait mot pour mot les propos si souvent tenus par sa mère, la flamme du souvenir qu’elle avait crue un temps apaisée, lui revint en une lueur d’incendie. Et ce fameux jour ressurgit avec la brutalité d’une injection intraveineuse. Chaque parole la blessait comme une gifle. Et l’affront était d’autant plus cuisant que celle qui les prononçait était Justine, sa meilleure amie :

    - Moi, ma fille, vous comprenez, c’est pas comme la vôtre… elle… elle sait déjà ce qu’elle veut faire plus tard… elle a la vocation…

      

    S’occuper des animaux, leur donner la pâtée, les dorloter, les soigner et même les vacciner, c’était son domaine réservé, son jardin secret, sa vocation. Et ce n’était pas sans une douce émotion que Lucette pensait au jour où elle serait vétérinaire. Comme l’oncle Fred. Mais il y avait encore beaucoup de chemin à faire, car elle n’avait que quinze ans.

    - Ça va aller mon pépère ! Là, c’est bientôt fini ! fit avec douceur Justine qui maintenait fermement Riri tout en caressant ses longues oreilles pendant que Lucette, après avoir posé une attelle, enveloppait le membre fracturé à l’aide d’un gros bandage pour l’immobiliser tout à fait.

    - Te voilà au repos forcé mon pauvre Riri ! lui murmura tendrement Lucette en le déposant dans sa panière.

     

    Elle se tenait la tête entre les mains, pareille à une gamine victime de la catastrophe qu’elle venait de déclencher, quand, le cœur en morceau, trois semaines plus tard, après avoir enlevé les pansements de son petit compagnon, elle le vit s’acheminer lentement de son pas boiteux. On ne sut jamais comment elle fit son compte, toujours est-il que la pauvre bête se retrouva avec la patte pratiquement soudée à l’envers, n’empêchant toutefois pas Riri de se déplacer. Pendant longtemps, Lucette se tint à l’écart des autres, parla peu, évita les regards, et refusa les invitations sur les autres bateaux. Mais surtout, elle perdit sa meilleure amie.

      

    On profita d’une escale au Venezuela pour faire opérer Riri à qui on posa une nouvelle attelle. Quand un peu plus tard il fut complètement requinqué, Lucette fut si contente qu’elle en oublia pour toujours ses griefs envers son amie Justine. Et nous vîmes ces deux-là comploter à nouveau, se faire des confidences et les achever par des cascades de rires comme la jeunesse sait rire de pareilles mésaventures. Quant à la mère à Lucette, elle changea du jour au lendemain, tutoya tout le monde, lança régulièrement des invitations à bord de son Trismus 27*. Et chacun fut si ému par cette soudaine petite familiarité si inhabituelle chez elle et cette métamorphose, qu’elle en fut tout à fait pardonnée.

     

    * Le Guyana : C’est le seul pays d’Amérique latine dont la langue officielle est l’Anglais. Il fait partie également des plus pauvres. Sa population est issue d’immigration noire et indo-pakistanaise. Sa capitale est Georgetown..

    * Porte-poisse : Le mot lapin est un mot maudit qu’il ne faut jamais prononcer sur un voilier, un mot qui porte malheur. On dit, pour " le " nommer : la bête aux grandes oreilles ou le cousin du lièvre.*Le * Trismus 27 : est un dériveur lesté, de 37 pieds, en bois moulé ou en polyester (comme dans l’histoire).


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    Si, à l’approche des vacances d’été, vous vous préparez à migrer dans nos belles campagnes, cette nouvelle de Jean-Pierre Michel ne manquera pas de vous interpeller et contribuera de la plus belle façon à la préparation de votre immersion dans le terroir.

     

    La suite serait délectable

    Malheureusement, je ne peux

    Pas la dire, et c’est regrettable

    Ça nous aurait fait rire un peu ".

    Brassens – " Le gorille "

     

    Un parfum d’aventure

     

    A la fin des vacances, nous emportons notre lot d’anecdotes, faites de rencontres imprévues, de situations cocasses que nous partageons à notre retour avec la famille, les amis et collègues de travail.

    C’est l’une d’elles qui m’est revenue en mémoire, presque trente ans après et qui me fait encore sourire, car elle me semble assez exceptionnelle.

    Ne voulant pas heurter les âmes sensibles, il m’a semblé préférable de ne la raconter que partiellement, afin de laisser à chacun le soin d’imaginer la suite devant une situation inattendue.

    C’était dans les années soixante dix. Après avoir répondu à une petite annonce concernant une location à la ferme, nous sommes partis, mes enfants et moi à St N…

    La propriétaire des lieux, qui était en train de retourner du fumier dans la cour à notre arrivée, se dirigea vers nous pour nous accueillir. Elle était accompagnée d’un gros chien à longs poils, ce dernier nous fit la fête en posant ses grosses pattes sur nous. En quelques instants, nos vêtements commencèrent à se marbrer de taches malodorantes, dont il était aisé de deviner l’origine, après l’avoir vu se rouler à l’endroit où travaillait sa maîtresse…

    Après avoir été conduits dans les chambres que nous avions réservées, le bleu du ciel se montrant engageant, nous partîmes à pied pour la plage qui était à quelques kilomètres afin de prendre un bol d’air marin.

    A notre retour, je laissai mes deux fils dans leur chambre et m’allongeai en travers du lit dans la mienne, après avoir posé à terre le journal de la région pour y lire les dernières nouvelles, cette pose décontractée étant dans mes habitudes.

    Etait-ce la fatigue ou une hallucination? Mais il me sembla voir les lettres sauter allègrement sur le journal. N’en croyant pas mes yeux, j’ôtai mes lunettes pour m’assurer que les verres ne me jouaient pas un mauvais tour, puis je posai mes doigts sur le quotidien et ne pus que constater que des milliers de puces venaient d’y élire domicile pour faire la fête. En quelques secondes mes bras furent recouverts de ces minuscules bêtes.

    Cette arrivée massive de colocataires, cela va de soi, n’était pas de mon goût. J’appelai la propriétaire des lieux pour lui faire part de mon mécontentement. Cette dernière ne se montra pas trop surprise. Elle me dit que c’était des puces de parquet comme il y en a beaucoup dans les vielles maisons. Et se penchant, elle me montra ces dernières qui circulaient nombreuses sur le journal, comme en pays conquis. Ce n’était pas la place de la Concorde aux heures de pointe, mais on n’en était pas loin !

    Les chambres n’étaient équipées que d’un lavabo. La fermière me proposa une bonne douche en m’invitant à la suivre. Je descendis en short dans la cour où je fus accueilli par un jet de forte puissance qui me balaya le corps. Il me sembla voir un sourire amusé sur le visage de la fermière qui devait penser que ces parisiens étaient bien délicats. J’ai cru pendant un instant qu’elle n’arrêterait jamais de m’arroser.

    Quelques claques vigoureuses accompagnèrent ce traitement de choc pour chasser les bêtes récalcitrantes. C’est ainsi que je me suis fait secouer les puces….

    Elle me proposa une autre chambre en me voyant peu disposé à subir durant un mois cette colonie envahissante, susceptible de me labourer les chairs au fil des nuits. Je ne manquai pas, hypocrite éhonté, lors de ce transfert, de lui dire que j’avais apprécié le jet de cette onde salvatrice dirigé par la main d’une maîtresse femme. J’eus ainsi droit à un sourire qui nous invitait à passer les vacances dans la bonne humeur.

    Bien plus tard, j’appris que cette première chambre qui m’avait été destinée, était le refuge de son gros chien quand il n’y avait pas de locataires. Peut-être y avait-il là un lien de cause à effet…

    Nouvellement installé, je pus en toute tranquillité, lire mon journal dans ma position favorite sans être gagné par l’angoisse d’y voir s’établir de nouveaux arrivants. En effet, cette chambre avait été miraculeusement épargnée par ces satanées bestioles.

    Le soir de notre arrivée, déambulant dans la cour, j’entendis le meuglement des vaches dans l’étable, je crus bon d’aller y jeter un œil, pour y surprendre la fermière à l’heure de la traite.

    La tête ceinturée d’un foulard, assise sur un petit tabouret, elle œuvrait tranquille sur les mamelles de l’une des bêtes.

    Devant cette multitude de pis, s’agitant au rythme de ses mains, je crus de circonstance de me laisser aller à une plaisanterie de mauvais goût, pour tester son effet. Alors, saisissant un gant de caoutchouc trônant sur une bâche, je me tournai vers elle et lui demandai :- Ce bel ornement, madame, est-il le soutien-gorge de la vache ?-

    A cet humour plus que douteux, elle me regarda incrédule, puis ne pouvant se contenir devant mon air sérieux, elle éclata de rire, le corps plié en deux.

    Le rire, chacun sait, est un don du ciel. Encore faut-il présumer de l’extension de la mâchoire quand se manifeste celui-ci, surtout quand une prothèse dentaire se montre un peu plus lâche avec l’usure des ans et de ce fait n’adhère que partiellement aux marches du palais…

    Je vis son dentier s’animer, claquer comme un drapeau en s’entrechoquant, puis projeté en avant, il s’arrêta sur l’ourlet de la lèvre inférieure. Quelques secondes interminables dues à l’hésitation du râtelier en porte à faux, qui vacilla un instant, et bascula dans le vide pour se laisser choir vers le sol sous la poussée d’un dernier éclat de rire. L’instant était tragique, il pouvait engendrer le pire ou le meilleur. Ce fut le pire !

    Dans sa chute, il ricocha sur un seau, ébréchant au passage une canine qui n’en demandait pas tant. Sur le sol, point de moquette ni de pelouse. Je dois le dire, car c’est moche, il s’écrasa sur une bouse…

     

    Ce n’était que ma première journée de vacances dans ce petit coin apparemment tranquille, aussi étais-je en droit de me poser cette question : – de quel évènement, demain, serai-je le témoin ?-

     


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    Le texte qui suit est un avertissement aux auteurs participant aux concours de nouvelles en général et aux concouristes du Calipso 2010 plus particulièrement. Lisez-le attentivement, riez si cela vous chante, pas trop quand même car " Entre chien et loup " se termine dans six semaines. On vous aura prévenu.

     

     

    A la poste

    par Ysiad  

     

    La poste le voulait, la poste l’a fait ! Tout est neuf. C’est ce qui s’appelle des gros travaux ! Adieu néons, vieux présentoirs, peinture écaillée, sol crasseux… Un peu tape-à-l’œil, le décor, avec ces spots au plafond et ces carrés de faux marbre. A leur place, j’aurais fait plus sobre… Il y a même des écrans plats, avec des chiffres qui clignotent en jaune et bleu… Au fait, pourquoi deux couleurs ? Etrange. Il y a même un préposé aux tickets... Un peu débraillé, le préposé. Pour inaugurer des locaux, y a mieux. Et d’abord, qu’est ce qu’il fiche, ce type, à glander comme ça ? L’usager est assez grand pour appuyer lui-même sur le bouton de la machine à ticket… Avec le monde devant moi, je suis condamnée à patienter. Ce pli doit partir ce soir, c’est impératif, le cachet de la poste doit faire foi. Il a férocement intérêt à faire foi, le cachet de la poste, je n’ai jamais rien écrit de mieux que ce texte ! Je la sens bien, la victoire, avec une nouvelle pareille. Presque un chef-d’œuvre ! L’incipit va les scotcher. Un seul mot : Boum ! Au moins, je leur aurai épargné des trucs du type : Alors qu’un grand soleil dardait ses rayons brûlants sur la plaine encore humide de rosée et qu’un petit vent frais faisait onduler les blés bien blonds comme des chevelures de soie sur la terre alanguie, Mathilda, mon intrépide chèvre angora, piétinait gaiement de ses sabots fringants un tapis de pâquerettes à peine écloses…Je ne sais pas pourquoi, mais ce genre de phrases me donne envie de pousser une hennissante d’enfer… Hhhhhhiiiii. Flûte. Voilà Glandu qui ramène sa fraise. Mon Dieu, ça sent le chacal à cinq mètres. Franchement, on pourrait se passer d’un type qui répand partout ses particules pestilentielles pour vous fourguer d’office un numéro en transpirant… Misère de misère… Pas le choix.

     

    - Bonjour. C’est pour quel genre d’opération ?

    - Un affranchissement.

    - Vous voyez les écrans ?

    - Encore assez bien, ma foi.

    - Les chiffres en bleu, c’est pour les opérations courantes. Les jaunes, pour les opérations complexes.

    - Epatant.

    - Vous, c’est bleu. Votre ticket.

    - Merci.

     

    Vade retro, le sconse ! 601. C’est quoi, ce gag ? Je ne comprends rien. L’écran bleu indique 896. Y a comme un couac... Bon. Patience. Vingt-deux personnes avant moi, sans compter le pépé assis sur son pliant, et seulement trois caisses. A raison de cinq minutes par tête de pipe, à supposer que les caisses restent ouvertes et que la plupart se ruent sur les opérations complexes, ça me fait dix minutes maxi à poireauter stoïquement, entre la boutique à gadgets et le glandouilleur qui cocote en traînant la savate. C’est jouable. Voilà qu’il me mate, à présent. Il pue, ce type. Ils devraient fournir des masques à gaz ou des sprays qui font pchit pchit à la boutique gadgets… Flûte. Il rapplique.

     

    - Vous l’avez toujours, vot’ ticket ?

    - Mais oui.

    - Parce que si vous l’aviez perdu, je vous en aurais donné un autre.

    - Trop aimable.

    - C’est combien, vot’ numéro ?

    - 601.

    - Vous êtes après le 600.

    - Bien vu.

    - Au numéro 899, le compteur repart justement à 600, pour faciliter le décompte.

    - Ah. C’est moderne.

    - Y en a certains qui comprennent pas. C’est pour ça que j’explique.

    - …

    - Le p’tit problème, c’est que vous pourrez pas passer aujourd’hui.

    - Quoi ? Comment ça ?

    - On ferme dans trois minutes.

    - C’est une blague ?

    - Ah non. Ce sont les nouveaux horaires.

    - Mais…

    - Nous ouvrons demain à partir de 8h 30.

     

    Ils sont nuls. NULS ! Des nuls pareils, ça ne s’invente pas ! Mais quel besoin avait-on de rénover la poste ! Elle était très bien autrefois ! Où il va, notre service public ? Droit dans le mur, oui ! Il ne me reste plus qu’à aller à la poste du Louvre avec mon chef-d’œuvre. Et bien sûr, il flotte à mort et je n’ai pas pris de parapluie. Quelle galère… Ils ont intérêt à l’apprécier, mon incipit…


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    Il pleut, il fait froid et un vent mauvais souffle sur la terre. N’empêche, et si nous allions nous promener dans la nature profonde des choses en compagnie d’Yvonne Oter ?

       

    Le petit vent printanier se glisse jusqu’au fond de ma combe encaissée pour ébouriffer mes rameaux. Il sent bon, ce vent qui vient du sud. Il apporte avec lui des arômes exotiques oubliés pendant les rigueurs hivernales. Il parle de pays qui ne connaissent pas les gelées, ni la neige, ni la pluie. Il me revivifie en léchant mes branches encore engourdies et en les secouant malicieusement au gré de ses caprices. Avril est là qui vient, en courant d’air, se rappeler à mon souvenir. Je sens les bourgeons qui commencent à se gonfler d’aise sur ma ramure dépouillée et les radicelles de mes racines se pousser voluptueusement dans le sol réchauffé par les rayons du premier soleil. Je suis bien.

    De nature essentiellement solitaire, j’ai choisi cette combe isolée pour me fixer et me développer avec sérénité. De tout temps, depuis un très long temps, d’autres végétaux ambitieux ont essayé de me disputer le territoire. Mal leur en a pris. Soit ils ne possédaient pas la force nécessaire pour implanter leurs racines chétives dans un sol cachant plus de pierres que de terre sous une surface d’apparence accueillante. Soit ils n’étaient pas suffisamment armés pour résister au vent d’autan qui parfois s’engouffre jusqu’à moi et tente de me malmener par de brusques assauts, pour tester ma capacité à lui tenir tête. Soit encore, pour ceux qui persistaient, je leur ai fait de l’ombre et les ai laissé s’étioler par manque de lumière. J’aime ma vie d’ermite au fond de mon ravin et n’entends pas la partager avec qui que ce soit. Je tolère les fougères et autres espèces rampantes, parce qu’elles ne font pas partie du même monde que moi. Je les ignore, tout simplement. Elles maintiennent un peu d’humidité en été, je leur garantis une protection contre le soleil lorsqu’il est trop ardent, c’est tout ; un échange de bons procédés, en quelque sorte.

    Les insectes sont revenus. Toujours par deux, le mâle et la femelle, comme chaque année. Ils restent à mes pieds, parfois s’asseyent sur une de mes racines dont une boucle saille hors de terre pour éviter un rocher têtu qui ne s’est pas laissé entamer lors de mon expansion. Ils ne me gênent pas. Ils parlent bas, ne remuent pas beaucoup. Je suppose qu’ils choisissent de venir là parce que l’endroit est calme et à l’abri des regards indiscrets. Lorsqu’ils entament leur parade amoureuse, ponctuée de caresses, d’échanges de mots doux dans leur langage incompréhensible, de rires et de soupirs, je sais qu’ils sont venus se réfugier sous ma protection pour se reproduire. C’est pareil tous les printemps, mais les couples d’insectes ne sont pas toujours les mêmes. Pour moi, physiquement, ils ne sont pas différents. Deux troncs pour se tenir debout. Deux troncs qu’ils agitent et parfois emmêlent. Et un tronc central auquel se rattachent les quatre premiers. Les insectes sont des bêtes bizarres.

    Je sais que ce ne sont pas les mêmes chaque année, du fait que ces animaux-là ne vivent pas longtemps. Soixante, soixante-dix ans, à tout casser. Ou alors, ils deviennent trop vieux pour pouvoir accéder à la combe par les chemins abrupts et caillassés. Ils ne se reproduisent plus à cet âge-là.

    Il y a quelques dizaines de printemps, un couple d’insectes a voulu s’attaquer à mon intégrité. C’était sûrement un couple de mutants qui avaient acquis des idées farfelues en cours de mutation. Après la parade nuptiale, après l’accouplement, après le repos qui suit celui-ci, le jeune mâle a sorti un morceau d’acier de ce qui leur sert de parure et a commencé à taillader mon tronc. Oh, la brûlure ! Oh, la douleur ! " Jean et Lucie, pour la vie ", a-t-il écrit dans un cœur gravé dans ma chair.

    Ce sacrilège ne leur a pas porté chance car j’ai invoqué toutes les puissances de la nature en criant vengeance. Un jour d’août, il faisait une chaleur lourde et menaçante. Jean et Lucie, ce sont les seuls dont j’ai connu les noms, se reproduisaient dans ma combe lorsqu’un bref orage d’été a éclaté. Un orage sec, sans pluie, violent, comme ceux que je déteste car ils ne rafraîchissent pas l’atmosphère. Apeurés par la violence des éclairs et du tonnerre, les insectes se sont rhabillés et sont venus se réfugier au plus près de mon tronc martyrisé. C’est là que le dernier des éclairs les a foudroyés, troncs mêlés et serrés l’un contre l’autre. Ils n’ont même pas eu le temps de crier, qu’ils s’embrasaient comme du bois mort. Le feu s’est communiqué aux fougères assoiffées, puis, horreur, a entrepris de me lécher. Ce jour-là, j’ai eu très peur, croyant ma fin venue. Mais d’autres insectes sont accourus en grand nombre, bottés, casqués, ont déversé des trombes d’eau sur la combe, sur les fougères, sur mes branches, sur mon tronc, jusqu’à ce que le feu du ciel s’éteigne, noyé. Ils ont emporté ce qui restait des deux insectes qui avaient brûlé en premier, sur de petits brancards dérisoires. Mais les fougères qui avaient péri en grand nombre, ils les ont laissées sur place après les avoir sauvagement battues et piétinées. J’ai gardé une cicatrice le long de mon tronc qui, heureusement, cache maintenant l’inscription ignominieuse des deux malappris. Mais elle me démange lorsque le temps reste humide trop longtemps.

    Depuis quelques jours, une de mes plus anciennes racines me fait mal. Elle tente de se frayer un passage vers un coin de terre encore inexploré. Elle a devant elle un gros bloc de pierre hostile, bien dense, bien dure, qu’il va lui falloir franchir si elle veut s’implanter plus loin. Depuis quelques jours, elle explore, elle tâte, ses radicelles raclent la masse rugueuse sans craindre de s’y blesser. Elle cherche la faille, le moindre interstice minuscule par où attaquer le calcaire. Car il y a toujours un point faible, parfois soigneusement dissimulé, provoqué dans la chair du géant par des millénaires d’usure, de gelées, de pluies, de canicules. C’est là qu’il faudra qu’elle porte tous ses efforts quand elle l’aura enfin déniché. Elle en a vu d’autres, ma bonne vieille racine ; elle en a fait éclater plus d’un sous la force de sa détermination ; elle en viendra à bout, je lui fais confiance. Et je souffre avec elle.

    Mes bourgeons ont enfin éclos. Je peux respirer maintenant et me tourner fièrement vers le ciel adouci par le soleil victorieux. Je vais pouvoir prendre un peu de repos après ces longs efforts pour puiser la sève nécessaire à les alimenter. Je sens bien que je commence à me faire vieux car, d’année en année, ce travail me paraît de plus en plus dur. Il est vrai que, vu ma taille, la distance que le liquide nourricier doit parcourir devient énorme et je dois y consacrer toutes mes forces pendant la période de gestation. Les pluies erratiques du printemps viendront bientôt m’aider à reconstituer mon énergie. Et puis, j’aurai tout l’été pour me reposer béatement sous la chaleur revenue. Et m’étendre, m’étirer, m’épanouir, sous le dôme triomphant de mon feuillage. Il est encore là, l’ermite de la combe. Pour quelques centaines d’années. Je l’espère.


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    Tandis que le soir tombait elle attrapait le dernier train, celui qui à ses yeux était sacré. Elle allait de wagon en wagon quémandant un peu d’attention pour son histoire.

    Mon nom est Felicia Gonzales et je veux partager avec vous le plus beau de ma vie. Pendant sept jours j'ai demandé avec toutes mes forces qu'arrive l'homme indiqué pour moi, le meilleur compagnon, le meilleur ami, la meilleure paire. Trois jours seulement ensuite, il était là. Son nom est Javier Henriquez, je l'ai connu un soir dans ce train …

    Il était peut-être le seul à l’écouter vraiment. La plupart des voyageurs connaissaient la suite et à son passage les hommes bourdonnaient d’impatience tandis que les femmes s’absentaient, semblant prises dans le seul bruissement de leurs pensées.

    Elle parlait du fluide qui était passé entre eux à la seconde près où un éclair d’orage était venu fendre le crépuscule. Elle riait de cette chose énorme et irrésistible cachée en elle et qui tout d’un coup était apparue au grand jour. Toute sa bonté allait à son désir. Le ciel était merveilleux, parfait. Elle aimait le montrer et dire qu’il était resté éperdument clair au-dessus de sa tête. Des jours et des jours à se retrouver au train du soir sans jamais ressentir le poids des ténèbres. Le temps s’en était allé ainsi, dans une palpitation grisante et oublieuse. Jusqu’à ce qu’un fracas en tête de train vienne brouiller la lumière. Un incident voyageur, avait-on dit.

    C’est durant la confusion qui avait suivi qu’elle avait surpris un œil noir et brillant dans le plafonnier du wagon. L’image d’un ciel à l’envers lui avait alors traversé l’esprit. Le vent s’était levé brusquement et l’orage avait préparé en hâte son théâtre d’ombres. Elle s’était cramponnée au bras de son homme qu’elle avait senti captivé par le malin, l’implorant de ne pas laisser errer ses yeux. Mais au premier coup de foudre ses forces avaient été aspirées et une peur panique l’avait saisi. Alors qu’elle était entrée en prière pour le sortir des turbulences, le train avait stoppé dans les sous-bois d’une petite ville terreuse. Une sirène avait retenti à trois reprises. Pris dans le flot des voyageurs se précipitant vers la sortie, il avait été emporté.

    Un soir, il lui avait dit que c’était une bien triste histoire. Elle avait répondu ah vous croyez en levant les yeux au ciel. Mais le ciel ne faisait plus attention à rien et ses prières étaient à présent happées par le ventre énorme de la nuit. Dans ses mains tremblaient de grandes étendues de larmes.


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    Dans la série " Les grands oubliés de l’histoire " Jean-Claude Touray nous présente aujourd’hui :

     

    Ravaillac le mal aimé

     

     

    On a tendance à oublier que François Ravaillac, décédé peu après Henri IV, a quitté ce bas-monde en mai 1610.

    Le quadri-centenaire de l’évènement donnera-t-il lieu à une célébration ? Une commémoration ? A quelques articles dans la presse ? Rien de tout ça à mon sens : comme Lucifer, Caïn ou Raspoutine, François Ravaillac fait partie des " mal aimés " que l’on veut oublier.

    A l’âge de dix ans, c’était pourtant un marmouset d’un genre que, d’habitude, on aime bien : un de ces enfants de cœur que le bon peuple appelle " chouettes petits gars ". Toujours prêt à rendre service et à batailler pour la bonne cause, un vrai mousquetaire en sabots. Hélas, personne ne l’aimait.

    Il allait dès l’aube visiter taillis et futaies, pour y ramasser par tous les temps du bois mort à ranger au cellier, car les hivers étaient rudes et sa famille pauvre : le matin, au saut du lit, il lui fallait se contenter d’un quignon de pain dur, à tremper dans une tasse de lait de chèvre qu’il avait dû traire lui-même. Dans ses récoltes forestières, François Ravaillac n’oubliait jamais la part des indigents. Pour eux, il ramassait de belles bûches quand les ruisseaux étaient gelés. Et pourtant, personne ne l’aimait.

    Sur la place de son village, il faisait régulièrement le coup de poing avec les Huguenots de son âge. Il fallait le voir, très crâne, défendre la vraie foi avec un joli mouvement de menton et un coup de pied à la retourne dans la grande tradition de la savate. Avec ça, pas rancunier pour un liard, toujours prêt à verser du baume sur les ecchymoses, bleus et coquarts de ses adversaires. Malheureusement, allez donc savoir pourquoi, personne ne l’aimait, pas même monsieur le curé.

    Pire, en grandissant il allait être de plus en plus critiqué, à cause de ses visions et des voix venant du ciel qu’il entendait, à une époque où n’existaient ni la TV, ni le téléphone portable. La situation devint vraiment dure pour lui, car c’était un être sensible. Il en avait le cœur meurtri et l’âme blessée.

    Soyons clairs, les gens le détestaient et lui faisaient sentir. Ils ont fini par le faire écarteler en place de Grève, après qu’il ait été abreuvé d’huile bouillante et de plomb fondu. Tout cela au motif qu’il avait utilisé, pour poignarder le bon roi Henri, un couteau volé dans une taverne.

    Ravaillac n’avait agi ni par cupidité, ni par méchanceté, ni par haine, mais pour faire plaisir et rendre service… A trente deux ans, François était un type épatant, n’attendant que l’occasion pour se montrer sous son vrai jour : l’obligeance incarnée…

    Mais allez donc le faire comprendre aux gens… Personne, vraiment personne ne l’aimait.


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    Dernier épisode de la nouvelle de Patrick Denys

     

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert " ( Sophocle – Philoctète)

     

     

    Lettre de Pierre Lévêque à sa femme

    Cette lettre, trouvée dans la chambre de Pierre Lévêque, était sous enveloppe cachetée portant la mention : " pour Sandra "

     

    Comme je t’ai aimée, ma Kallista. Te souviens-tu que je t’appelais " ma Kallista " ? Parce que tu as toujours été ma plus belle. Mais nous avons été assez fous pour nous séparer ; nous étions un peu saltimbanques, tous les deux, peut-être avons-nous joué trop serré sur le fil… Près de toi, j’avais appris toutes sortes de jongleries. J’aimais ça, les jeux de balle. Tous les jeux d’adresse ou de maladresse. Parfois jusqu’au vertige. Il y eut nos premières fois et nous avons joué d’insouciance. Notre rencontre était singulière, une sorte d’avance prise sur l’éternité. Notre balle, c’était du cristal, et nous n’en n’avions qu’une. On ne joue pas avec l’éternité ! Les routines du temps m’ont fait découvrir des jongleries plus ordinaires. Je ne me suis jamais pris pour un héros, surtout ne crois pas ça, ma Kallista, mais j’avoue avoir pris goût aux jeux de pouvoir et de conquête. C’était l’époque de mes départs au petit matin, des aéroports, des longues semaines loin de toi. Je faisais carrière et j’étais fier de mes exploits. Cela n’étant encore que de la jonglerie, mais de la petite jonglerie de second ordre et je sais maintenant que je me faisais illusion, ces jeux brillants n’étant que chimères, une certaine idée de la réussite, les jeux absurdes du guerrier sur le champ de bataille, si comparables aux exploits pathétiques du hamster dans sa cage. Jeux d’adresse sans grands risques, les balles retombant pour rebondir plus loin, des objets ordinaires, somme toute. Un contrat perdu, une mauvaise affaire, qu’importait, il suffisait de reprendre la jonglerie avec d’autres balles. Le cristal, lui, ne tombe qu’une fois. Et c’est fini.

    Tu m’as quitté, ou je t’ai quittée, je ne sais plus très bien. Parce que nous n’en pouvions plus de nos éloignements. Et j’ai repris mes jeux de hamster. Dans ma cage. Jusqu’à l’épuisement. Je ne réussirai jamais à te dire toutes ces choses qui me viennent à la pensée de toi. C’est trop immense et nous sommes trop petits pour les saisir. De la poussière d’étoiles peut-être, qui resterait à toujours dans le grand univers. J’aimerais bien cette éternité là.

    Tu as su que j’avais été hospitalisé. Ils ont parlé de " burn out ". La roue devait tourner trop vite dans ma cage et j’ai fini par m’entraver. Il paraît que ça a fait du bruit chez PEPLOS. Ça les a inquiétés parce que je n’étais pas le seul à perdre les pédales. Ils ont enquêté auprès du personnel ; ils ont pu identifier ainsi une trentaine de salariés plus " fragiles " que les autres, et cela les a rassurés. Il paraît que la fragilité est une maladie assez fréquente aujourd’hui, qu’on peut prévenir, à condition de s’y prendre à temps. Dans tous les bureaux, ils ont affiché le numéro d’appel de la Médecine du travail. Quel grand progrès !

    Pendant ma convalescence, mon ami Michel est venu me voir. Il voulait me convaincre de revenir. Pour un contrat difficile. On avait besoin de moi et on me promettait une nouvelle promotion. J’ai d’abord refusé. Je préférais mon trou. Ils sont revenus à la charge et j’ai cédé.

    Je vais te faire beaucoup de peine, ma Kallista .Qu’importe les péripéties de cette histoire, on te les racontera peut-être un jour. Sache seulement que ton héros a voulu jouer les braves. Une fois de plus. De la grande jonglerie, tu sais. Comme autrefois. Un beau numéro, une de ces réussites comme on les aime, chez PEPLOS !.

    Et puis la chose est arrivée. Une chose qui n’aurait jamais du arriver, parce que des choses comme ça, ma Kallista, ça ne devrait pas exister... Ca s’est passé hier, à Lyon, à l’hôtel Saint Paul : Toute l’entreprise réunie pour la convention annuelle. Des discours et du champagne, … Avant le déjeuner, notre Directeur Général a annoncé les bons résultats de notre équipe en Région Paca. Il a fait allusion au contrat que je venais de négocier. Mais il n’a pas cité mon nom. Avant de passer à table, il a annoncé la création d’un nouveau poste important et à cette occasion, la promotion d’une de nos consultantes, Jocelyne Bordier. J’ai vu des collègues se retourner dans la salle, et me chercher du regard. Je ne savais pas que la honte pouvait faire tant de mal.

    Je m’en vais, ma Kallista. Ne sois pas triste et surtout n’oublie pas : la poussière d’étoiles !

     

     

    Note de service du 20 mars 2O10

    PEPLOS Direction des ressources humaines

    A l’attention du personnel.

     

    Nous avons eu la grande tristesse d’apprendre la disparition de Pierre LEVEQUE dans les conditions tragiques que nous savons.

    Un service religieux sera célébré à l’Eglise de la Trinité le jeudi 22 mars à 15h.

    Les personnes souhaitant assister à cette cérémonie pourront poser une demi journée de RTT.

    Une collecte est organisée pour l’achat d’une gerbe. L’assistante du Département Grands Comptes tient une enveloppe à la disposition des personnes désirant participer.

     

                                                                                              Patrick DENYS Avril 2010


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    Troisième épisode de la nouvelle de Patrick Denys

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert " ( Sophocle – Philoctète)

     

    Visite de Michel Verdier à Pierre Lévêque.

    Michel Verdier a rédigé ces notes personnelles quelques jours après sa visite à Pierre Lévêque. Elles n’ont pas été communiquées à la commission d’enquête.

     

    Je garderai cela pour moi. L’inimaginable. L’insoutenable. Mon arrivée un peu avant treize heures. Le deux pièces donnant sur cour au premier étage d’un immeuble vétuste, près de St. Lazare. Pierre Lévêque. Son nom indiqué sur la boîte débordante de courrier non relevé. L’interminable attente sur le palier et la porte qui s’ouvre. Avant la vision des choses, avant même les premier mots, la puanteur. Pas cette odeur de vieillesse qui traîne parfois dans le couloir des hospices, le remugle de choux et de biscuits abandonnés au fond des armoires, non, plutôt l’odeur sale, écœurante d’un corps qui s’est oublié ; la puanteur de l’air.

    - Bonjour, Michel.

    Il a parlé le premier et j’ai d’abord vu la veste du pyjama à rayures, mon regard stupidement arrêté par une miette de pain accrochée à la boutonnière, une miette retenue par un fil invisible, comme l’insecte pris au piège de la toile, le tremblement de cette chose ; et sa fragilité !

    - Bonjour, Pierre. Comment vas-tu ?

    Le visage est pâle et très amaigri. Pas rasé. Abandonné, semble t-il, au désordre des cheveux et du regard. Peut-être y a-t-il de la fièvre dans ces yeux.

    Un tas de linge dans le couloir. Derrière la porte entrouverte de la chambre, un lit défait.

    - Qu’est-ce qui t’amène, tu passais dans le quartier ?

    Je l’ai suivi dans la cuisine.

    - Comme tu vois, je passais par là et …

    Je ne me rappelle plus l’enchaînement des banalités échangées. Suffoqué par la puanteur, l’écœurante puanteur de cet abandon des choses. La vaisselle sale empilée sur l’évier et sur la table, à côté des boîtes de conserves entrouvertes, certaines à peine entamées et déjà moisies.

    - Il n’y a plus de place pour s’asseoir et je n’ai rien à t’offrir. Mais ça me fait plaisir de te voir.

    - Tu vis seul ?

    - Ça ne se devine pas ? Tu vois une femme dans cette tanière ? La mienne m’a quitté ; ou c’est moi qui l’ai quittée, je ne sais plus très bien. Il y a deux ans.

    - Pierre, il faut que tu reviennes. On a besoin de toi à la boîte. Le nouveau projet CASTEMA …

    - C’est donc ça ? Je croyais que tu venais par amitié. Te fatigue pas, Michel. Ils m’ont fait quitter le navire, c’est pas toi qui vas m’y faire remonter.

    Que s’était-il donc passé ? Je ne reconnaissais plus le compagnon solide des premiers temps. Il disait que je ne pouvais pas comprendre ; il disait que je n’avais pas l’expérience de l’effondrement, je crois qu’il a dit " déréliction ", ça commence par une grande fatigue, tu ne la sens pas venir, mais tu t’épuises ; au début, c’est la fatigue du corps toute simple après l’injonction. : Où vous croyez-vous, vomissaient ces prétendants d’une autre planète, il y a dans votre équipe une bande de tire au cul ; ils ignorent qu’il est normal, dans notre métier, de travailler pendant le week-end. La tension, Lévêque, il faut maintenir la tension ; une réunion ne commence jamais avant dix-neuf heures, voyons, auriez-vous perdu le sens de l’Entreprise ? c’est là qu’on se retrouve entre initiés, des gens élégants, l’élégance du geste, Lévêque, on y boit du champagne avant d’analyser nos chiffres, le plus tard possible, puisque le temps ne compte pas, quand on compte, on n’aime plus, les épouses étant veuves avant l’heure et les maîtresses délaissées, mais l’entreprise n’est-elle pas la plus belle maîtresse, tout le monde le sait, eux en tout cas le savaient bien, ces quadras entreprenants dressés à devenir des " killers " alors qu’ils étaient encore dans l’œuf, tous fiers d’être les produits très jeunes de la prestigieuse E.S.S.P * . Il disait encore qu’il y avait cru quand il s’était embarqué : Un vrai petit soldat ! Ils ont flairé l’héroïsme et ils en ont profité. La productivité avant tout et les objectifs ! On se fout de vos clients, Pierre Lévêque, et cessez de nous emmerder avec votre humanisme à la con. Une marge à deux chiffres, voilà ce qu’on vous demande. Ces imbéciles ont cru pouvoir gagner plus en allant gratter dans notre gamelle. Finie l’autonomie, finis les agendas personnels et l’intelligence dans le travail, une tache, ce n’est que de la matière, ça se découpe. Par fragmentation. Te rappelles-tu, Michel, l’apparition des messages lapidaires sur nos murs ? : "  Ne vous séparez jamais de votre mobile !  l’urgence n’attend jamais ". " Contrôlez vos déplacements aux toilettes … ils sont improductifs ! "

    Rien encore, que tout cela, disait-il, il y eut d’autres épuisements, d’autres destructions. Comme celle de l’amour-propre… L’écroulement des croyances. Tu découvres que plus rien ne t’appartient, pas même l’illusion de tes réussites personnelles. La sincérité de tes engagements, le simple respect d’autrui dans les rapports élémentaires, la cordialité au jour le jour, balayé tout ça ! Pendant des années, tu t’es dépensé sans compter, tu penses avoir été généreux et tu te retrouves seul derrière l’écran de ton P.C : Un flot ininterrompu de réclamations, de remontrances, de tableaux inutiles et de rappels à l’ordre. Répondre, toujours répondre, et sur le champ pour que jamais ne se ferme la boucle ; dans le couloir parfois, un hurlement, le déchaînement soudain de la haine, pour la sauvegarde ultime d’un bout de territoire, pour une miette de fierté, encore le jeu du harcèlement et l’écoute silencieuse ; derrière les portes les clans vont s’organiser pour ou contre le persécuteur, pour ou contre la victime du jour, connais-tu le piège du fourmillon, Michel, cette saloperie de larve qui t’attend au fond de son trou ? Tu aurais du comprendre que tout cela n’était que châteaux de sable mais tu es combatif et tu t’accroches. Malgré tes efforts, le sol se dérobe, encore et encore pendant ta grimpette. Jusqu’à l’avalanche finale. Tu n’as plus le choix. Tu te laisses tomber au fond du trou. Pour te faire bouffer. Et tu te retrouves sur une île déserte. Cela non plus, je ne pouvais pas le comprendre, disait-il. Une terre brûlée, Michel ! Il t’a fallu toute une vie pour construire ta maison et baliser tes repères. Soudain, plus rien. Tu ne te reconnais plus toi-même, des étrangers ont fait le siège de ta maison et t’ont mis dehors… Ce n’est pas faute d’avoir bataillé, disait-il encore. Le contrat " CASTEMA ", tu te rappelles ?

    - Tout le monde a dit que tu avais été formidable, sur ce coup-là.

    - Six mois à l’arraché, qui m’ont aidé à oublier un peu le reste. Au moment de la signature, on m’a enlevé le bébé pour le confier à qui tu sais. Jocelyne Bordier avait des attaches à Grenoble, m’a-t-on dit. Soyez beau joueur, Monsieur Lévêque. J’ai découvert que les attaches en question étaient très particulières. Le Directeur Régional était un ami personnel de Girard et Jocelyne Bordier était la maîtresse de l’ami en question. Ca méritait bien un passe-droit, le Sofitel toutes les semaines, au mépris des règles du jeu et mon humiliation pendant que le coast killer venait gratter quelques euros sur mes notes de frais.

    A l’hôpital, ils m’ont parlé de " burn out ". C’est quelque chose comme " péter les plombs ". Fini pour moi, Michel. Maintenant, je veux qu’on me foute la paix, quitte à rester sur mon île.

     

    * E.S.S.P : Ecole Supérieure des Stratégies Pro-actives (Cette institution Pro-actives n’est qu’une fiction)

                                                                                                 à suivre

     


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