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    C’est à un voyage d’espoir et d’insoumission entre l’Afrique et l’occident que nous convie Claude Romashov. Une traversée de la vie où fraternité et tendresse empoignent à bras-le-corps l’infortune.

     

     

    Les nuages de coton s’étiolent avec paresse au-dessus du fleuve Congo. De grosses mouches bourdonnent dans l’air saturé de chaleur. Il contemple les flamands et les ibis, nichés sur un îlot de sable qui déploient leurs ailes de couleur. Comme au temps d’avant. Immuable ! Du linge est étendu sur les rives, les femmes ont fait la grande lessive. Elles s’interpellent en riant et les gosses aux corps luisants plongent avec délices dans les eaux boueuses.

    A l’heure où la savane bruissera du mouvement furtif des bêtes sauvages, il partira. Il n’emmènera pas beaucoup de bagages, juste son costume de marié et la chemise rose. La route sera longue et semée d’embûches. C’est une traversée dangereuse, il le sait. Il n’a pas le choix…

    Le train file sur les rails qui serpentent. Un train qui relie une banlieue pauvre à la capitale. Il dormira à Paris chez un ami et demain à l’aube, il sera au rendez-vous.

    Les poteaux, les câbles électriques défilent. Il n’y a pas d’oiseaux bleus perchés sur les fils. Les rails se multiplient, s’entrecroisent. Des murs gris, des cheminées d’usines sous un ciel plombé. Il a froid bien qu’on soit en juin. Ce pays n’a pas de couleurs, pas d’odeurs et qui n’aime pas beaucoup les nuances de brun ou de noir. Couleur de peau différente, culture différente. On lui une fois même jeté au visage " qu’il n’était qu’un macaque descendu de l’arbre ". Quel arbre ? Un baobab, l’arbre des sages !

    Il se fait petit, n’aime pas se faire remarquer. Il paye sa place dans les trains, il est toujours correct et poli avec les gens, toujours habillé proprement. Sa mère le lui a enseigné dès son plus jeune âge.

    Une infinie tristesse l’étreint. Le manque du pays, de sa famille, qui a mis tous ses espoirs en lui. Il sait qu’il a de la chance d’être parvenu jusqu’ici. La France est un bon pays, riche et démocratique. Alors qu’elle mouche le pique ?

    Il va rejoindre un ami. Ensemble ils évoqueront son village, l’installation d’un puits, les courbes gracieuses des femmes et les éclats de rire des gosses. C’est pour le sien qu’il est parti. Pour lui assurer un avenir. Il veut aussi refaire le toit de la maison de sa mère et acheter de l’or pour le voir briller dans les yeux de gazelle de Zayenda, sa dernière promise. Et demain commencera le travail salvateur… Peut-être !

    Le train est arrivé en gare Montparnasse. Son bagage s’est encore allégé. Mamadou lui fait de grands signes. Il le serre dans ses bras. C’est si bon de retrouver un frère ! Ils sortent de la gare. Les néons de la ville lui font mal aux yeux.

    Mamadou est malin. Il connaît les combines. Que des choses honnêtes : des plans pour le travail au noir. L’expression l’a toujours fait sourire. Comme si les travaux les plus éreintants leur étaient destinés.

    La chambre ou plutôt le réduit sent la moisissure et les égouts. Ils sont plusieurs à s’entasser sur des matelas crasseux. L’eau suinte du plafond, le papier se décolle des murs en arrachant le plâtre et les toilettes sur le palier sont indescriptibles. C’est cher du matelas mais encore une fois, il doit s’estimer heureux de ne pas dormir à la belle étoile.

    Il grelotte. Les lueurs de l’aube transpercent le ciel. Le supermarché est assez loin. Il suit docilement Mamadou qui lui a prêté des vêtements de travail. Des employés de la mairie nettoient les caniveaux. Des plus chanceux que lui.

    Les sans-papiers sont déjà en place. Ils attendent les camionnettes des entrepreneurs qui feront le tri et choisiront les plus costauds d’entres-eux. Dix, douze heures de boulot pour un salaire de vingt cinq euros. A prendre où à laisser !

    Il a de la chance. Il l’a saisie à l’arraché. Il parle le français couramment et cela fait la différence. Ce matin, Ismaël, c’est son nom sera manœuvre sur un gros chantier. Quand il l’aperçoit, une gamine aux yeux affolés, une petite roumaine sans doute qui porte une charge énorme sur le dos. Leurs regards se croisent un court instant. Il existe donc plus misérable que lui. Surmontant son malaise, Ismaël se redresse. Il est de l’ethnie des bantous. De valeureux guerriers. L’espoir renaît en lui comme le soleil majestueux qui se pose sur les eaux boueuses du fleuve Congo.


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    A la santé de tous les visiteurs. Retour au café demain avec une nouvelle de Claude Romashov...


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    Mais non ! mais non ! Ce n'était point les Seychelles ni la Galilée, ni même la mystérieuse vallée de la Hop, disons que c'était plus au nord et plus frais. Et tenez, juste avant de repasser le nuage voilà quelques dômes qui se sont reflétés dans mon objectif...

     


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  • vol-oiseau.jpgMais où est donc passé le barman ?

     

     


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    Depuis quelques jours le barman est en ballade par monts et par vaux, tantôt proche, tantôt lointain parfois dans les airs, souvent sur les rails. En attendant un prochain Transit et une nouvelle Histoire d’eau, je vous convie à une épopée maritime extraite du recueil " Nouvelles paranoïaques " de  Gilbert Marquès.

     

    L’Île du marin

     

    - A quoi penserais-tu si moi, irréductible marin, j’évoquais une île ?

    - Il viendrait à l’esprit de l’indécrottable terrien que je suis les habituelles images d’Epinal attachées à ces bouts de terre entourés d’eau. D’abord, et par analogie avec ton métier, je songerai évidemment à l’histoire de Robinson Crusoé. Ensuite, je rêverai sans doute de ces îles idylliques vantées par les dépliants touristiques. Je me remémorerai enfin celles qui attisent ma curiosité, l’Ile de Pâques ou les Galápagos.

    Ma réponse te convient-elle ?

     

    Les deux hommes, deux vieux copains assis dans la salle presque déserte d’un modeste café du front de mer, jouent, chaque fois qu’ils se retrouvent, à ce jeu des questions-réponses. Ils se voient peu mais au cours de ces retrouvailles épisodiques, le Marin raconte ses voyages. Son ami, surnommé le Solitaire, écoute puis retranscrit ses aventures pour la postérité.

    Selon son habitude, le Marin attend un long moment pour divulguer le fond de sa pensée. Il tire sur son brûle-gueule en regardant, les yeux mi-clos, les volutes de fumée grise s’étirer vers les poutres du plafond. Entre deux bouffées, il lâche :

    - Non, ta réponse m’agace. Elle ne veut rien dire.

    Pas de colère dans le ton de cette voix brumeuse, seulement une pointe de déception.

    - Que veux-tu que je te dise d’autre ? Une île, si vaste soit-elle, correspond pour moi à une sorte de phobie. Je n’ai pas vraiment peur de l’eau mais tu sais que je n’aime pas naviguer au-delà de certaines limites. Il faut toujours que mon regard puisse avoir la ligne côtière en point de mire sans quoi je me sens mal à l’aise. Contrairement à toi, je ne maîtrise pas cet élément.

    N’oublie pas que je suis un homme de l’intérieur des terres qui préfère les montagnes. Certes, j’apprécie d’observer les vagues mais pas de les affronter. Devoir vivre sur une île serait un véritable cauchemar peut-être pire même que d’être enfermé dans une cellule de prison !

    - Je sais tout ça, concède le Marin en balayant de la main les certitudes du Solitaire, mais je t’aurais cru capable d’un peu plus de curiosité sinon d’imagination. Après tout, c’est ton boulot, non ?

    - Facile à dire ! Je parle, en général, de ce que je connais au moins un peu ou bien je m’inspire de ce que tu me racontes. Les îles ne m’ont jamais beaucoup intéressé.

    - Tu ne consentirais donc pas à t’isoler sur une ? Paradoxal pour un solitaire…

    - Sans obligation impérieuse, certainement pas !

     

    Le Solitaire s’indigne presque de pareille supposition. Evidemment, si la folie lui prenait de monter sur un bateau et que celui-ci, par malheur, sombre au large, il se réfugierait volontiers sur la première terre venue mais aucune obligation ne lui étant faite de naviguer, il préfère rester à quai. L’éventualité de devoir voguer et d’être entouré d’eau sans autre relief à l’horizon que celui des vagues ne l’a jamais séduit. Il veut bien croire au plaisir de certains passionnés et, avec un effort, il peut même les comprendre mais il n’a jamais éprouvé l’envie de le partager.

     

    Le voyant plongé dans ses réflexions, le Marin le houspille :

    - Avoue donc franchement que tu as la trouille !

    - Peut-être, répond-il, songeur, mais une chose est sûre, pour voyager, je préfère l’avion au bateau.

    - C’est pourquoi tu limites tes rares sorties en mer au cabotage mais le problème n’est pas là. Je te parlais des îles et curieux comme tu l’es, j’ai toujours été étonné que tu n’aies jamais tenté l’aventure au moins une fois, ne serait-ce que pour savoir.

    - ça viendra peut-être un jour si je décide de me suicider. Pour l’instant, je tiens encore à la vie !

    - Dis pas d’ânerie et laisse-moi éveiller cette envie.

    - Où veux-tu en venir ?

    - A rien sinon à parfaire ton éducation afin que tu acceptes d’embarquer avec moi pour découvrir enfin par toi-même ce que je te raconte depuis des lustres.

    - Rien que ça ? T’écouter me suffit amplement…

    - Alors, écoute-moi une fois encore !

     

    Dans la pénombre du petit café, la voix du Marin se met à résonner différemment. Dehors, le ciel gris essaie vainement de déteindre sur les vaguelettes verdâtres léchant la plage déserte. Pas un promeneur, juste un pêcheur, au loin, se battant contre le vent pour lancer ses lignes. Il fait déjà gros temps. Demain, la tempête sévira.

    Le Solitaire, loin de ses terres, s’abîme dans le récit de son ami le Marin.

     

    C’était il y a quelques années en arrière, lorsque j’ai quitté mon travail de pêcheur pour tenter l’aventure de la navigation à mon compte. Le temps, au port, se tenait au beau depuis plusieurs semaines et je n’avais qu’une envie, partir loin de cette foule envahissant le village et les plages. Malgré la chaleur, je m’affairais à préparer le bateau pour un hypothétique départ mais sans projet précis en tête. Je voulais seulement partir et je restais sourd aux protestations de la famille qui se satisfaisait de l’argent ramassé à balader quotidiennement des touristes parce que j’étais tous les soirs à la maison. Je n’avais jamais envisagé cette situation autrement que sous un aspect provisoire mais pour pouvoir appareiller, je devais impérativement trouver une bonne raison. Pêcher ou bien transporter une cargaison quelque part à l’autre bout du globe ? Je n’en savais foutre rien et je m’en foutais.

    J’obéissais seulement à une impulsion.

     

    Je parvenais tout de même à me raisonner en continuant mon job saisonnier pour assurer la pitance quotidienne mais, en même temps, je me renseignais pour trouver un vrai motif de lever l’ancre. Le hasard, comme souvent, m’offrit ce que j’attendais. Un jour que je traînais à la capitainerie, je rencontrai un type représentant une quelconque administration. Il cherchait à affréter un petit navire pour convoyer du matériel scientifique destiné à une mission qui bossait sur le cercle polaire. Ce chargement, précieux mais peu encombrant, convenait parfaitement aux capacités de mon bateau et l’affaire fut conclue.

     

    La traversée, relativement longue mais grassement payée, promettait d’assouvir mon besoin de solitude et ça, plus que tout le reste, me décida. Le chèque eut aussi l’avantage d’empêcher les reproches de ma femme à qui je n’avais parlé de rien. Elle n’eut pas le temps de protester, j’avais déjà pris la fuite, heureux comme une mouette.

    Et me voilà parti à l’aventure vers les mers froides ! A quelques encablures du port, alors que je n’apercevais presque plus la côte, je ressentis une immense sensation de liberté. Un peu enivré par l’air du large, je n’éprouvais aucune crainte à effectuer ce lointain voyage. Je me sentais prêt à tout et j’avais confiance dans mon bateau. Entretenu comme un bijou, il naviguait parfaitement par tous les temps. Plusieurs tours du monde me l’avaient prouvé depuis longtemps. Malgré son âge, il subissait avec succès les contrôles réguliers des autorités maritimes et, au fil des années, je l’avais équipé de tout un arsenal électronique sophistiqué qui me rassurait.

     

    Cette fois, je me réjouissais de n’avoir pas eu besoin d’un équipage. Je ne fus cependant vraiment tranquille que lorsque j’eus pour seul compagnon le silence seulement troublé par le clapotis des vagues contre la coque. Totalement serein, j’avais largement le temps pour rallier mon point de rendez-vous.

     

    Tout au long de l’aller, un vent favorable souffla suffisamment pour me permettre de conserver le cap en maintenant une vitesse raisonnable. Je n’eus pas une seule fois à louvoyer pour trouver la bonne brise et moins encore à enclencher les moteurs pour sortir d’un calme plat. Les voiles restaient bien gonflées de sorte que je mis à peine plus d’un mois pour arriver à destination alors que j’en avais prévu deux. J’avais craint un moment de rencontrer des difficultés en abordant les mers arctiques, à cause des glaces, mais l’été s’était aussi montré clément en cette région et la route était dégagée. En avance sur mes prévisions, le déchargement eut lieu plus tôt que convenu. Après quelques jours sans histoire passés sur la banquise avec les gars venus chercher la cargaison, je repris, sans hâte, le chemin du retour.

     

    Mes seuls contacts avec le monde prétendument civilisé passaient le plus souvent par la radio. Les émissions, brèves, se bornaient à des échanges banaux au cours desquels nous potinions un peu. Tout se déroulant bien, il n’y avait pas lieu d’épuiser inutilement les batteries.

     

    Puisque j’avais du temps devant moi, je décidai de faire l’école buissonnière. La cale vide, je filais encore plus vite qu’à l’aller. Je me déroutais pour me diriger vers une zone de pêche peu fréquentée où j’allais parfois. J’avais l’espoir de pouvoir charger une variété rare de poissons se vendant bien à la criée. J’avais toujours en stock du sel et aussi un grand congélateur prêt à l’emploi pour le conserver.

    Renseignements pris sur la météo, je choisis de mouiller dans un endroit difficilement accessible où je serai probablement seul. Le coin s’avérait assez dangereux. Les courants s’y montraient capricieux entre des récifs qui avaient éventré beaucoup d’embarcations dont les équipages avaient disparu. A vrai dire, cette partie de la planète avait acquis une sale réputation et elle était redoutée par tous les navigateurs, y compris les plus hardis ou les plus expérimentés. Comme le Cap Horn ou Le Triangle des Bermudes, c’était un endroit mythique entouré de mystères suscitant la superstition et donnant naissance à de nombreuses légendes. Même si je ne suis pas spécialement téméraire, toutes ces histoires de bonne femme ne m’ont jamais effrayé mais, par précaution, je pris soin de transmettre soigneusement ma position aux autorités.

    Je connaissais toutes les passes mais, avant de m’engager, je pris le temps de charger toutes les cartes détaillant le secteur. Je les étudiais attentivement tout en vérifiant, une nouvelle fois, le bon fonctionnement de tout le matériel électronique. Ordinateur, GPS, scanner, radar, sonde et tout le toutim branché, je carguais les voiles et lançais les moteurs au ralenti. Lentement, je progressais dans les chenaux, les yeux rivés sur les écrans et les mains solidement amarrées au gouvernail. Je connais mon bateau par chœur et sais comment il réagit à la moindre sollicitation. Lui et moi ne faisions qu’un et même si le brouillard s’invita à la fête, je pus atteindre le point fixé sans encombre après un louvoiement de plusieurs heures qui me laissa sur les rotules. Je pouvais maintenant me restaurer et me reposer un peu, tranquille puisque je n’avais entendu aucun raclement sinistre ou ressenti de choc susceptible de me faire craindre une avarie. Je coupais les moteurs et à leur doux ronronnement succéda un silence pesant et ouaté. Dehors, la mélasse était tellement épaisse que du cockpit, je devinais à peine la proue.

     

    Voilà longtemps que je n’étais pas venu dans cette partie de l’Atlantique dont je croyais connaître le décor. Si je m’en référais à mes souvenirs, je devais redécouvrir, au petit matin et pour peu que la brume consentit à se dissiper, une surface parsemée de rocailles plus ou moins imposantes, polies par le ressac et couvertes de lichens.

    Après une nuit d’un sommeil lourd, je m’éveillais en espérant pouvoir pêcher. Un froid vif me saisit lorsque je sortis de la cabine. Le vent du Nord soufflait en rafales, purgeant le ciel de toute nuée. Encore ensommeillé, je ne prêtais guère attention à ce qui m’environnait mais au moment de mettre les cannes en position, stupeur ! Des rochers auxquels je m’attendais, point ! Plus aucun. Des récifs ? Plus une trace. Les avait remplacé une île de quelques centaines de mètres carrés sur laquelle poussait une végétation brouillonne surgie du néant. Quelques jeunes arbres, encore grêles, résistaient tant bien que mal au vent. Croyant rêver, j’avançais sur le pont, ébahi par cette découverte que rien ne signalait encore, pas même les instruments les plus perfectionnés. Parvenu à l’avant du bateau, je constatais avec consternation que seulement quelques mètres me séparaient de l’embryon de côte qui se formait. J’en eux rétrospectivement des sueurs froides. Rien ne m’avait prévenu que j’avais risqué m’échouer ou bien je n'avais pas remarqué les signalements du radar.

    Pendant un moment, je crus m’être trompé mais recalculant ma position, j’acquis rapidement la conviction d’être au bon endroit. Je pris alors le parti d’examiner cette nouvelle île mais malgré les jumelles, je ne pus voir ni les extrémités ni la côte opposée. Avant de me lancer dans une exploration plus approfondie de ce nouveau territoire que je supposais vierge, je revins de mon étonnement pour en signaler l’apparition aux autorités maritimes. J’eus beaucoup de mal à convaincre l’opérateur radio de la réalité de ma découverte. Il prétendit soit que la solitude m’avait tapé sur le système, soit que j’avais bu un coup de trop. Il poussa le bouchon jusqu’à me prendre pour un touareg en plein désert victime de mirages. Excédé, je lui dis envoyer les preuves et coupais la communication. Un peu plus tard, l’officier de permanence accusa réception des premières photos et des relevés topographiques sommaires que j’avais faits en hâte. Il avait évidemment vérifié mes allégations au moyen d’images satellites mais si elles prouvaient ma bonne foi, elles demeuraient imprécises. Il me pria donc de rester sur zone pour attendre une équipe océanographique qu’il dépêchait en urgence pour compléter mon travail préliminaire. Toutefois, le vaisseau ne pouvant pas me rejoindre avant plusieurs jours, dès le lendemain des avions tourneraient quotidiennement. Ma coopération acquise, la conversation prit fin. Comme promis, les appareils remplirent leur mystérieuse mission mais j’attendis le navire plus d’un mois.

     

    Lors de nos habituels échanges radios, je reçus les félicitations des uns et des autres. Au début pourtant, tous m’avaient pris pour un dingue parce que personne ne comprenait pourquoi les satellites n’avaient jamais mentionné le surgissement de cette île. J’avançais l’hypothèse que n’étant pas une zone stratégique, ce n’était peut-être pas les machines qui n’avaient pas fait leur boulot mais les hommes qui n’y avaient pas prêté attention. Qui pouvait être intéressé par un tas de cailloux ?

    Comme tous, je me posais des questions mais je n’avais pas les connaissances suffisantes pour y répondre. Il me fallait patienter pour en apprendre davantage. Pour m’y aider, je me fixai un emploi du temps simple. Le matin, j’explorerai l’île. L’après-midi, je pêcherai. Après le souper, je tiendrai mon journal de bord, mettrai mes notes à jour et enverrai le tout par Internet aux autorités et chez moi.

     

    En fait, j’ai arpenté ce bout de terre dans tous les sens, estimant sa superficie au pif. Faut surtout pas croire que mon île était paradisiaque. Elle était plutôt tristounette. Presque partout, une pierre noire d’aspect volcanique affleurait à peine au-dessus des flots. Le sol était parsemé de failles profondes, apparemment dangereuses, remplies d’eau claire, presque limpide. Par curiosité, je l’ai goûtée. Elle n’était pas salée mais dégageait une odeur assez prononcée de soufre. Selon les endroits, certaines sources dégageaient aussi une chaleur plus ou moins intense.

    Ces détails m’intriguaient comme m’interpellait la végétation qui gagnait du terrain de jour en jour. Je n’avais jamais vu pareilles plantes aux feuilles rondes et un peu grasses comme celles des cactées. Munies d’épines impressionnantes au bout desquelles suintait une goutte de liquide opaque, je me gardais de les approcher de trop près comme j’évitais de humer le parfum envoûtant des grosses fleurs roses ou jaunes qui les ornaient. Cette île se transformait progressivement en un jardin extraordinaire. Les quelques arbres qui se développaient ressemblaient à des acacias ; mêmes fleurs blanches, même feuillage. Je me demandais comment cette flore bizarre, qui s’étendait à une vitesse vertigineuse, parvenait à se nourrir. Pas de terre ! Pas un grain de sable ! Les racines s’enfonçaient dans la moindre anfractuosité de la rocaille et, en à peine quelques heures, un modeste brin d’herbe se transformait en buisson. Pour pouvoir prouver cette fantastique évolution, je fixais des repères et chaque jour, j’enregistrais un bout de film. Au cours de mes pérégrinations, je ne pus cependant déceler la présence d’une quelconque faune. J’eus beau fouiller, pas un insecte, pas un oiseau.

    Finalement, faire le tour complet de l’île et la sillonner dans tous les azimuts me prit du temps. Les pièges naturels ne manquaient pas et j’avais besoin de toute ma lucidité au cours de ces explorations. Chaque jour davantage, elles me prenaient plus d’heures que prévues. J’en retirais la désagréable impression que de jour en jour, l’île s’étendait et s’élevait hors de l’eau tant et si bien que je dus changer de mouillage deux ou trois fois. Cette émergence se produisait doucement, sans secousse ni séisme, sans le plus infime tremblement mais avec une régularité de métronome. Ce que je prenais pour une illusion me fut confirmé par les observateurs aériens qui me conseillèrent la prudence parce qu’ils craignaient une éruption volcanique beaucoup plus violente. Je redoublais donc de vigilance, prêt à appareiller à la moindre alerte. Depuis que j’étais là et que les rotations quotidiennes se succédaient, l’île s’était bel et bien étendue de plusieurs dizaines de mètres et un certain relief commençait à se dessiner. Ainsi, au sud, un début de plage en pente douce se formait alors qu’au nord se dressait déjà une falaise creusée de trous qui deviendraient, plus tard, un réseau de grottes. Assister à pareil phénomène était fascinant. Je pouvais me croire spectateur de la création du monde.

     

    Je n’étais cependant pas au bout de mes surprises car le fruit de mes pêches se révéla encore plus fantastique. Lors de mes précédentes escales, je ramenais essentiellement des poissons de roches, une variété de rascasse rare à la chair très fine particulièrement prisée des gourmets. Elles se vendaient à un prix tellement prohibitif que j’avais fini par devenir un des spécialistes de cette pêche relativement dangereuse tant à cause des difficultés d’abordage du seul endroit où elles vivaient que de la bête elle-même, particulièrement venimeuse.

    Cette fois, rien de semblable. Mes premières prises consistèrent en diverses espèces de poissons tropicaux aux couleurs chatoyantes mais sans intérêt culinaire. Déçu, je m’obstinais mais, jour après jour, le résultat restait le même. Alors, je tentais d’aller beaucoup plus profond avec un filet que je remontais chargés de bestioles pour le moins extraordinaires. Moches à faire peur pour la plupart, pires que les lottes auxquelles les poissonniers coupaient les têtes avant de les exposer sur leur étal afin de ne pas effrayer les clients. Je n’avais encore jamais rien vu de tel. Je me documentais mais pas plus les quelques livres que j’avais à bord qu’Internet ne purent m’apporter d’information fiable. Aucune ressemblance avec des espèces connues ou approchantes.

    Prudent, je conservais ces spécimens sans y goûter faute de savoir si leur chair était comestible. Il y en avait de tous les acabits mais une majorité était serpentiforme, avec des gueules impressionnantes aux mâchoires garnies de dents acérées. Presque toutes les prises pesaient plusieurs kilos.

    Plus je laissais le filet descendre profond, plus je ramenais de nouveaux monstres, de plus en plus gros et de plus en plus laids. Agressifs bien que dépourvus d’œil, ils s’avéraient difficiles à tuer. Malgré les mailles en fil d’acier, le filet souffrait de cette pêche inhabituelle tant et si bien qu’il devint pratiquement inutilisable. Je tentais néanmoins une dernière expérience en le larguant à bout de filin. Après quelques heures d’attente, je mis le moteur du treuil en marche pour le remonter. Le bateau fut alors agité de violents soubresauts. Il se cabra à plusieurs reprises, la poupe flirtant avec la mer au point d’embarquer des paquets d’eau. Bien que peinant, le treuil enroulait le filin sans discontinuer. Je m’en désintéressais pour surveiller la gîte du bateau, déterminé à cisailler le câble si nécessaire. Je préférais perdre le filet déjà plus ou moins foutu que de sombrer. J’ignore combien de temps dura cet affrontement mais il me sembla ne devoir jamais finir. Je commençais à m’inquiéter sérieusement lorsque sur le plat-bord apparut un tentacule gros comme ma cuisse. L’enroulement terminé, le filet se balançait en l’air, emprisonnant un animal énorme tenant à la fois du poulpe et de la pieuvre. La bête se débattait, lançant ses membres puissants dans tous les sens, essayant de s’accrocher ici ou là pour se délivrer. Impossible de m’approcher sans risquer d’être attrapé. N’ayant pas d’arme de gros calibre, je ne pouvais pas l’achever. Je pris le parti de la laisser pendue. Elle finirait bien par mourir étouffée comme tous les poissons laissés à l’air libre. Je n’aimais pas agir de cette façon mais je n’avais pas le choix. Contrairement à ce que j’avais cru, l’agonie ne dura pas. Je m’en réjouis car le bateau tanguait dangereusement.

     

    Quelques heures à peine après cet événement et alors que je dormais, recru de fatigue, des pas résonnèrent sur le pont. Ils me réveillèrent. Je sortis précautionneusement, pistolet au poing. Pas de pirate ! Seulement un officier de marine. Le vaisseau attendu venait d’arriver, enfin ! J’en fus secrètement soulagé car je commençais à éprouver une certaine appréhension. N’eût été la promesse de rester sur place, j’aurais volontiers vogué vers d’autres cieux.

    Le bateau militaire avait mouillé à quelques encablures de l’île, accompagné par une autre embarcation appartenant à une compagnie privée. Le jeune commandant, dès le jour venu, me conseilla de me poster près d’eux tant l’île s’étendait rapidement. Je n’eus pas besoin qu’il me le répétât. Au petit matin, je fis demi-tour et m’éloignais de cet enfer dont la perspective, de loin, était différente. Ce qui m’était apparu comme un jouet au milieu de l’océan prenait maintenant des allures véritablement menaçantes.

    Quelques jours suffirent aux scientifiques venus en renfort pour examiner les informations que j’avais réunies, Les poissons furent disséqués, analysés, leurs variétés répertoriées. Nous en goûtâmes même quelques-uns, aussi succulents qu’ils étaient hideux. Des spécialistes en diverses matières sillonnèrent l’île et ses abords. Des plongeurs explorèrent les fonds marins avec un bathyscaphe et un petit sous-marin. Ils m’expliquèrent que ce phénomène géologique soudain n’était pas spécialement rare. Généralement, il trouvait son origine quelque part dans les abysses. Dans ce milieu là, quasiment insondable, la croûte terrestre bougeait sans cesse. Il était donc probable qu’une éruption volcanique de très forte magnitude poussait les fonds marins vers la surface d’où l’émergence de cette île qui n’était, autrefois, qu’un labyrinthe de récifs et l’apparition de ces étranges poissons fuyant le cataclysme. Toutes ces hypothèses se vérifièrent peu à peu. Un seul détail troublait ce beau monde : il n’y avait pas eu de grand fracas et l’île continuait à émerger comme si elle était mue par une force régulière alors qu'à terre aucun sismographe ne signalait d'anomalie.

     

    Maintenant, l’endroit me pesait vraiment. Je n’avais qu’une envie, reprendre la mer pour rentrer chez moi. Permission m’en fut donnée à condition de garder le secret jusqu’à ce que l’annonce devint officielle. Je promis tout ce qu’ils voulurent et j’appareillais. Je revins finalement au port, plutôt dépité de n’avoir pas à vider ma cale d’une précieuse cargaison mais la perception du solde de ma première mission me rasséréna. Je repris mes occupations habituelles dans l’attente d’une nouvelle occasion de partir.

     

    Des mois s’écoulèrent sans avoir de nouvelles de l’île. Je n’avais pas oublié mon aventure mais je l’avais remisée dans un coin de ma mémoire comme un fabuleux souvenir lorsque je reçus un courrier officiel m’invitant à une cérémonie se déroulant à Paris. La lettre émanait d’une quelconque académie sans précision sur le motif de cette convocation. Me rendre dans la capitale ne m’enchantait guère mais alors que j’allais décliner l’offre, un coup de fil me remémora toute cette histoire.

    Tout avait été prévu pour ma venue et, pour tout dire, impossible de me défiler. Une voiture vint me chercher chez moi et moi, le marin, je me retrouvais dans les airs, à bord d’un hélicoptère, pas très rassuré. Le pilote me déposa tout près d’une horde de personnalités en costume d’apparat. Accueilli comme un prince, j’eus droit aux honneurs officiels et de la presse. Ce cirque dura quelques heures au cours desquelles je fus le héros de la fête. Complètement abasourdi, je repris l’hélico sans encore très bien comprendre ce qui venait de m’arriver. Je retins seulement deux choses : l’île avait été baptisée de mon nom et pour ma contribution à cette extraordinaire découverte qui aurait fait progresser les sciences, je fus amplement dédommagé. Cela seul, au fond, m’importait puisque ça me permettait de continuer mon métier en toute indépendance.

     

    Le Solitaire reste un moment silencieux après que la voix du Marin eut cessé de résonner dans la salle du café maintenant complètement vide. Sentencieusement, il déclare enfin :

    - Tu crois pas que ton histoire est un peu tirée par les chevaux ?

    Le Marin rit.

    - Je savais que tu ne me croirais pas et pourtant…

    Je conçois que tu sois sceptique mais je t’ai amené tout ce qui te démontrera que je n’affabule pas. Dans le coffre de la voiture, j’ai un gros carton qui t’est destiné. Il contient mes notes, les films, le dossier de presse patiemment compilé par ma femme, les lettres officielles, les enregistrements radios, enfin, absolument tout le nécessaire pour te prouver que, quelque part au milieu de nulle part, une île a porté mon nom. En prime, je t’offre même une carte marine indiquant sa position.

    Un mot encore car l’histoire n’est pas complètement terminée.

    Cette île, aujourd’hui, n’existe plus. Après quelques années, elle a disparu presque aussi vite qu’elle était apparue. Il n’en reste absolument plus aucune trace, même pas un récif. J’en suis d’autant plus sûr que je suis retourné sur les lieux parce que je ne croyais pas que ce fut possible.

    J’en suis encore peiné. Certes, ce n’était pas l’Atlantide mais tout de même…

     

    Restait maintenant au Solitaire à immortaliser cette aventure du Marin de sa plus belle plume.


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  • Retraite dorée image-copie-1

     

     

     

     

     

     

     

    C’est le grand sujet du moment, celui qui éclipse tous les autres, un sujet proprement parfait pour rêver joyeusement du temps futur. Dans quelques mois tout sera dit et sera fait. Bien fait ! On ne reviendra pas dessus. Promis, juré. Nous autres, au café sommes partie prenante d’un tel projet et nous fondons beaucoup d’espoirs sur sa mise en œuvre. Bien sûr nous avons quelques petites idées sur le pourquoi et le comment, nous avons nos fondamentaux nous aussi, et fort heureusement nous pouvons deviser sans crainte d’être dérangés par des manifestations d’indignation. Sachez que le grand sujet de la décennie ne se profile pas droit devant nous, l’horizon est à portée d’œil, il suffit de s’ouvrir et d’écouter ce qu’en disent les Anciens.

      

    Pied de biche

    par Jean-Pierre Michel

     

    Je m’appelle Georgette, j’habite à Gérönville*, un petit village au fin fond de la Normandie. Je le dis sans coquetterie, c’est moi la plus jeune du village, je n’ai que 75 ans.

    A ma naissance, il paraît que j’avais de très jolis petits pieds. De ce fait, on m’a surnommé Pied de Biche, et ce surnom m’est resté jusqu’à ce jour.

    A 32 ans, après une puberté tardive, j’ai eu quelques aventures avec les gars du village. Ils n’étaient pas très futés, je l’avoue. C’est souvent, quand j’avais été un peu trop gentille avec l’un, qu’il allait claironner dans le village –Y a encore la Pied de Biche, qu’est venue forcer la porte de ma chambre cette nuit ! Vous croyez que c’était plaisant pour moi, d’entendre des plaisanteries d’aussi mauvais goût.

    Mais enfin, je m’égare, car je voulais vous parler de choses plus importantes, qui se passent dans mon village et qui m’inquiètent.

    En effet, depuis peu, le culte du corps s’est imposé chez une bonne partie des hommes du village, et ceci sans pudeur aucune. Ainsi, il suffit de passer à proximité des jardins, pour voir ces sportifs du septième âge, en string , en train de soulever des haltères à la vue de tous. Certes, les charges sont en polystyrène compensé et la barre en fibre de verre. Il n’empêche, ils respirent et soufflent comme des phoques à chaque effort, pour se donner un genre. Leurs jours s’égrènent ainsi, au son du corps…

    Même le doyen du village, Octave, 98 ans, s’y est mis aussi. Sous prétexte, qu’il peut en tendant les bras au-dessus de sa tête, soulever un manche à balai, en prenant appui sur une seule jambe, il se rend ridicule au possible. C’est souvent, qu’il manque son coup, et qu’il tombe en renversant la vaisselle. Ce sont ses voisins, alertés par ses hurlements et ses jurons, qui viennent le remettre sur pied. Et ce n’est pas une mince affaire, tellement, il gesticule. Sitôt relevé, il part en torse nu se balader dans la rue, en sifflotant comme un pinson. La modestie ne l’étouffe pas celui-là !

    Il y a quelques jours, de jeunes malappris passant en voiture lui ont crié _ Rentre ton bide, pépère, y s’fait la valise avec la poignée !- Quel langage ! Et on nous demande d’aider les jeunes parce qu’ils courent après le travail, sans jamais le rattraper…

    S’il avait eu dix ans de moins, il leur aurait volé dans les plumes, tellement ça l’avait mis de mauvais poil…

    Octave, est tellement fripé, qu’il a la peau du dos qui descend jusqu’à mi-fesses. Un jour de grand vent, celle-ci s’est mise à flotter comme un drapeau. Tout le monde a cru qu’il allait s’envoler. Depuis, on l’appelle Batman…

    L’entraînement de ces messieurs à l’âge canonique, et l’abus de vitamines qui échauffent le sang, ont fait naître quelques pensées malsaines chez certains, si vous voyez ce que je veux dire ! Aussi, quand le mari de la voisine est parti taper la belote au bistro, ces vilains polissons viennent roucouler sous les fenêtres de la belle convoitée. Après quelques regards furtifs, pour s’assurer que personne ne puisse les voir, elle entrouvre l’huis, et à la vue de la mâle assurance de ce sportif au jogging dernier cri, avec un rembourrage aux épaules pour évaser la silhouette, la porte s’ouvre discrètement pour le laisser entrer.

    Je vous le dis, il s’en passe des drôles de choses à Gérönville !

    Les bruits courent, que ces messieurs n’assurent pas toujours. Il y aurait, paraît-il, plus de pannes qu’à l’EDF…

    Notre sacristain, Gaëtan, 93 ans, très assidu à l’entraînement, mais aussi incorrigible fumeur, a réussi à séduire la Mathilde, une jeunette de 78 ans, veuve depuis dix ans. Son mari, en allant en ville, après s’être fait délester de son portefeuille quelques instants plus tôt, avait été fauché par une voiture…

    Des mauvaises langues disent que dans sa jeunesse, c’était une sacrée polissonne, qui avait ébranlé bien des ménages. La rancune est tenace, car le jour de son mariage avec Gaëtan, il lui a été offert une sauteuse…

    Avec le temps, elle perd un peu la tête. Il est fréquent de la voir brosser les pulls de Gaëtan, avec une brosse à dents pour purifier la laine et renforcer les mailles…

    Quant à Gaëtan, sa première femme l’avait quitté, en lui reprochant que son haleine avait pris une odeur de pied, quand ses dents ont commencé à se déchausser…

    J’allais oublier Antoine, notre ancien facteur. Un drôle aussi celui-là, toujours à l’affût d’une bonne combine pour arrondir ses fins de mois. Comme c’est lui qui a le plus d’instruction dans le village, il s’est équipé d’Internet. On dit que c’est pour aller sur des sites où s’exhibent des filles de petite vertu.

    Conscient des problèmes rencontrés par certains habitants, il avait commandé par correspondance des petites pilules bleues, dont je ne connais pas le nom, qui, paraît-il, redressaient la barre, quand le gouvernail de ces messieurs avait quelques avaries.

    La vente de ce produit se faisait le soir, derrière la mairie, dans la plus grande discrétion. Ainsi, à l’heure où les épouses regardaient la télé, les maris quittaient la maison sur la pointe des pieds, avec une cagoule sur la tête, pour ne pas être reconnus dans la rue. Ils longeaient les maisons en silence, ombres furtives, pour aller se ravitailler auprès du " dileur ".

    Le sacristain, ayant eu vent de ce trafic, allait se fournir deux fois par semaine, afin d’honorer son épouse, qui, malgré son âge avancé, se montrait toujours gourmande de la chose.

    Mais depuis qu’il prend cette pilule, il n’est pas une semaine, sans que ne soit appelée en urgence une ambulance, pour l’emmener à l’hôpital au service de réanimation…

    A chacun de ses retours, tout le village l’accueille avec joie pour lui souhaiter bonne chance.

    Et puis, un jour, pendant que les paysans fumaient leurs champs, il s’est éteint… en allumant une dernière cigarette.

     

    *Gérönville – du grec gérön, vieillard


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    C'est à une partie de chasse chez l'épicier du coin de la rue que nous convie Ysiad en cette douce journée de printemps... Une aventure accompagnée par le grand Gainsbourg.

     

     

    Un chat vif et affamé

    par Ysiad

     

    Aujourd’hui, le ciel est blanc et lourd. Un peu trop blanc, un peu trop lourd à votre goût. Lundi, vous vous engouffrerez dans le métro et rejoindrez le deuxième étage gris et morne de l’immeuble de vos employeurs. Ce mortel ennui que chantait Gainsbourg, vous l’éprouvez depuis des mois. Il couve sous la blancheur du ciel. Et ça traîne. Et ça dure. Vous n’avez plus d’élan. Vous vous laissez glisser sur un tapis roulant. Les mots se dérobent, s’évaporent, éclatent sous la plume comme bulles de savon. Pas le moindre brimborion d’idée, pas le plus petit bourgeonnement de quelque chose qui pourrait faire surgir des phrases en collier. C’est la panne. La dérobade devant l’obstacle. L’incipit reste bloqué entre deux synapses. La corbeille en témoigne, qui est pleine de papiers froissés.

     

    Vous ouvrez la fenêtre. Pas un chat dans les rues. Quant au vôtre, il dort. Vous le regardez, pelotonné sur l’oreiller, et vous déprimez. Cet animal s’ennuie presque autant que vous. Cela se voit, cela se flaire. Si seulement il pouvait sortir de sa neurasthénie en ce samedi trop blanc ! Vous caressez son flanc. Collez votre oreille contre son ventre. Lui grattez le menton, dans l’espoir qu’il ronronne. Mais non. Il plisse les yeux en vous manifestant un dédain tranquille. Vous troublez sa sieste. Allez donc fouetter d’autres chats ailleurs. Vous retournez à la fenêtre. Comment faire pour secouer sa torpeur ? Il y aurait bien une solution qui s’ouvre sur le plafond du ciel comme une fleur de réminiscence, alors que vous slalomez avec le caddy dans les allées de l’épicier discount, en évitant de glisser sur les morceaux de salade qui vous ont valu naguère d’atterrir en vol plané au milieu des choux-fleurs. Je crois avoir vu une souris, dites-vous au magasinier. – C’est Ernestine, vous répond-on. Il y en a une colonie. Il nous faudrait un chat vif et affamé pour nous en débarrasser. Ce chat vif et affamé, vous l’avez, de même que les arguments pour convaincre le magasinier. Chef, y a une cliente qu’est d’accord pour nous prêter son chat sauvage... Le chef s’approche, intéressé, les mains fourrées dans les poches de sa salopette. C’est quoi comme race ?Un léo… Un Européen. – Ah. Il sait chasser ?Et comment ! répondez-vous avec conviction. Le malabar vous regarde. Bon. Rev’nez avec lui tout à l’heure.

    Vous glissez sous un ciel qui commence à scintiller le chat vif et affamé dans son panier et prenez le chemin de l’épicier discount. Il est treize heures, et votre cœur ne battrait pas plus fort au moment de franchir le seuil de l’Elysée. Le chef vient vous ouvrir. Il est sympathique, un peu bourru. Il s’appelle Mohamed, il veut voir la tête du fauve. Dans la réserve, en ouvrant le couvercle sur la bête alanguie, devant son air goguenard, vous dites avec du feu dans la voix : Patou cache bien son jeu, et vous sortez le tigre de son panier.

     

    Assis sur des sacs de farine, vous attendez l’un et l’autre que la course-poursuite veuille bien démarrer. Patou fait le tour des lieux, de temps en temps s’arrête pour humer l’air pendant que Mohamed bâille et regarde sa montre. Bon. C’est pas tout ça, mais j’vais déj’ner, lance-t-il en tirant la porte derrière lui.

     

    Vous voilà seule avec le chat qui se lèche les pattes. Les rongeurs sont planqués un peu partout, on entend gratter dans tous les coins, un léger raffut que seules des souris sont capables de faire. Patou dresse une oreille. Ce chat, vous l’avez recueilli huit ans auparavant. Il errait dans les rues de Bourg-la-Reine, et vous l’avez sauvé de l’hiver. C’est un beau mâle à la robe rousse, qui vous tient lieu de bébé, maintenant que vos enfants vous regardent de haut et vous tapent sur l’épaule en vous appelant : P’tit’ Mé.

    Pour l’instant, ramassé sur lui-même, le matou fixe une abstraction. Vous l’encouragez de la voix. Vous commencez à avoir mal aux fesses sur le sac de farine. L’animal vous ignore. Il s’étire voluptueusement sur le carrelage frais, se ramasse en boule, pose une patte sur son œil et repart au pays des rêves. Nous voilà bien. Vous vous levez, poussez la porte, traversez la semi-pénombre jusqu’au rayon des fromages où vous raflez un morceau de gruyère et rebroussez chemin. Le chat continue de roupiller, sa patte a glissé sur son museau.

     

    Vous déchirez l’emballage avec les dents, en sortez le fromage et commencez à l’émietter. Vous disposez des petits morceaux de pâte en tas dans les angles de la pièce, et revenez vous asseoir sur le sac de farine. Le chat pionce toujours, il pousse même de légers soupirs de béatitude. Vous attendez, en retenant votre respiration. Les grattements se précisent. Une première souris est apparue à trois mètres du fauve assoupi. Vous la voyez qui s’avance, renifle les morceaux, prélève le plus gros entre ses pattes et commence à le ronger… Le félin ouvre un œil. S’étire. Se redresse sur son séant. Enfin. Qu’il bondisse, qu’il rugisse, qu’il s’en paie une bonne tranche ! Qu’il fiche la pâtée à ces intruses !

     

    Comme s’il vous avait entendue, Patou est parti aux trousses d’une grosse souris grise, qui zigzague entre les briques de lait et les paquets de chips renversés. Vas-y, chuchotez-vous, chope-là, nom d’un Raminagrobis ! La chasse bat son plein entre les cartons empilés. Le fauve se rapproche, il gagne du terrain, zigzague au ras du sol aussi vite qu’un lézard, abat sa patte à gauche, à droite, pif ! paf !, plante ses griffes dans un sac de pois cassés en ratant de peu la fuyarde, bondit souplement par-dessus une pyramide de conserves, renverse dans son élan des bouteilles d’eau et de coca-cola, se récupère sans effort, allonge une patte vive et plaque l’intruse sous ses griffes. Il la balade entre ses pattes, la lance en l’air comme une balle de fourrure, une fois, deux fois, trois fois, ah le superbe, le glorieux animal, et tout pourrait continuer dans la fureur et la démesure si le magasinier n’avait fait irruption dans la pièce. Bon, fait-il au milieu du chaos. On va s’arrêter là. Combien de cadavres ?Douze, affirmez-vous. – Bon chat, fait le magasinier. Vous attrapez l’animal, le félicitez et le glissez délicatement dans son panier.

     

    Mohamed est satisfait. Vous aussi. Le ciel vous paraît moins blanc et lourd, quand vous refermez la fenêtre.

     Quant au chat, il dort toujours sur l’oreiller.

     


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  • deja-vu-image.jpg

    Eh bien non, vous ne l’avez ni déjà vue ni lue ! Vous auriez dû pourtant : la nouvelle de Catherine Wrobel faisait partie de la sélection du dernier concours Calipso " Si proche, si lointain " et à ce titre elle avait sa place réservée au café. Hélas, quelques malencontreux bugs dans les échanges l’ont fait passer à la trappe. Fort heureusement, rien ne se perd jamais tout à fait. Voici donc :

     

    Déjà vu

    par Catherine Wrobel

     

    Je suis en retard. J’éprouve cette sensation pénible d’être, encore et toujours, fautive. C’est une matinée plombante et découragée qui s’annonce.

    J’attrape mon bus au vol. La borne de compostage recrache mon coupon avec dédain. Le chauffeur me regarde de travers. Je lui tends ma carte en gage de bonne foi. Une jeune femme en profite pour me passer devant. Elle s’assoit sans vergogne sur le siège que je convoitais. Mon regard de reproche ne l’atteint pas, son portable est collée à son oreille et la rend aveugle au monde. Evidemment, toutes les places assises sont prises. Il faudra attendre Gambetta pour espérer accéder à un siège. Il y a un peu de monde dans le couloir central, ça ira.

     

    En observant autour de moi, je ressens une impression de déjà vu, peut-être à cause de cette femme qui regarde droit devant elle, ou ce vieillard aux yeux vides… ou les deux… Ca arrive quand on fait le même trajet tous les jours, c’est un peu bizarre…

    Ce matin, le ciel ne frotte qu’un seul ton de gris sur sa palette et la Seine doit remuer des flots couleur d’huître. A Paris, si on veut voir le temps, mieux vaut lever le nez. Autrement, on se sent dans une boite grise et humide où l’on apprend qu’il a plu parce que le trottoir luit d’une averse qu’on n’a ni vue ni entendue. Les saisons s’y manifestent en mode mineur, un géranium isolé à une fenêtre, des tons de miel aux abords de la Seine et c’est le printemps. Une éclaboussure de soleil piégée entre deux murs, une terrasse de café qui envahit un bout de trottoir et c’est l’été… Là, c’est l’hiver, Paris s’est habillé en gris.

    La mine des voyageurs est en harmonie avec ce ciel d’étain étal, leurs pupilles réglées sur un vide sidéral, leurs nez plongeant dans leurs cous, leurs bâillements découvrant des bouches encore pâteuses de sommeil, leurs têtes dodelinant dociles au rythme des cahots de l’autobus.

    Dehors, il fait un froid sec. Dans l’autobus, la promiscuité nous procure une douce chaleur qu’un souffle glacé s’engouffrant par les portes vient anéantir à chaque arrêt.

    Brusquement, mon cerveau est alerté par un sentiment de familiarité avec une silhouette assise au fond du bus. Ma mémoire vacille quelques secondes…Lui.

    Nos regards se rencontrent et nous nous sourions. Nous masquons notre trouble.

    Je commets la bêtise de me diriger vers lui. Il s’exclame :

    - ça alors !

    Et nous nous mettons à bavarder, nous déroulons le fil de nos existences depuis notre séparation, celles de nos amis communs. Et un tel, que devient-il ? A dire vrai, je m’en fiche mais il faut bien dire quelque chose…

    Silence.

    Je laisse flotter mon regard sur les rues qui affichent le désordre de gencives mal plantées …

    Quel silence…

    Voilà l’écheveau emmêlé de l’échangeur, des pavillons en meulières rangés comme des oignons derrière leurs jardinets, puis les façades de guingois de la longue et piteuse rue de Bagnolet…

    - Tu vas jusqu’où ?

    - Louvre.

    - Ça alors, moi aussi !

    Pas de chance. Il va falloir se le coltiner jusqu’au terminus. Nous ne savons que faire de nous-mêmes. Nous sommes rue de Charonne, je scrute, pour la contenance, ses modestes immeubles à quatre étages. Puis ceux de l’avenue Ledru-Rollin et les hautes bâtisses du faubourg Saint-Antoine appuyées sur les vitrines des marchands de meubles.

    C’est d’un long ce trajet…

    - Tu travailles dans le coin ?

    - Mmmh, rue d’Aboukir…

    Silence.

    Nous voilà place de la Bastille, sous l’élan ailé du génie de la liberté qui brandit son flambeau bien haut. Je lui fais en secret un petit coucou, car j’aime d’amour tendre son allure de Peter Pan joyeux surplombant la ville.

    - Marrant de se retrouver comme ça!

    Silence.

    Une petite voix fluette le perce: " Maman, c’est quand qu’on descend ? " Une voix douce corrige: " On ne dit pas cékankon, on dit : quand est-ce qu’on descend ", et la petite fille se tortille et blottit un sourire dans la manche de sa mère.

    Est-ce que je l’ai jamais vraiment aimé ce type ? Non, notre liaison a été un malentendu. C’est inouï de penser que j’ai connu les moindres détails de ce corps, que son odeur m’était aussi intime que la mienne. Inouï et un peu écœurant.

    Dans ce brusque face à face dans l’autobus, notre ancienne intimité nous encombre, comme un voile un peu déplaisant qui flotte entre nous.

    Tout à l’heure, il n’en restera rien. Je laisserai la foule nous séparer, je descendrai du bus en hâte, et chacun rejoindra son univers où l’autre n’a pas de place.

    Quand je descends le marchepied, heureuse d’être libérée, il m’empoigne doucement la main, exactement comme il l’avait fait, autrefois, au sortir de la boite de nuit où notre histoire a commencé.

    Regret, défi, clin d’œil ?

    Je dégage ma main, je prends la fuite. Que croit-il ? Ce qui est fini est fini.

     

    Il est des jours où l’on est content d’avoir une occupation. Ma journée de travail me distrait, au bout de quelques heures, il n’en reste presque plus rien. A peine quelques petits écarts de pensées… La tiédeur sournoise de sa paume revient parfois dans la mienne. C’est désagréable. Comme le sillage d’un parfum incommodant.

     

    Le lendemain, je me demande si je ne vais pas prendre le métro. Je suis encore en retard. Je me décide pour le bus. Une rencontre fortuite ne se reproduit pas.

    Une impression de déjà-vu m’assaille quand je gravis le marchepied… peut-être cette fille qui passe devant moi portable collée à l’oreille… le ticket que je ne parviens pas à insérer dans la borne de compostage… le coup d’œil excédé du chauffeur… je dois confondre, je me fais des illusions, il est temps de prendre des vacances… je souris.

    Mais cette silhouette au fond…

    Deux fois de suite après cinq ans, c’est un peu fort ! Il me sourit comme hier. Je souris moi aussi, bêtement, en dépit de mon trouble.

    Comme la veille, je commets la bêtise de le rejoindre.

    - Ça alors !!!  dit-il avec le même à propos, et me revient en mémoire le contact insidieux de sa main glissée dans la mienne.

    - Ça fait combien ? Au moins cinq ans, non ?

    - Vingt-quatre heures !

    Il me dévisage, interloqué et enchaîne :

    - Tu vas jusqu’où ?

    Incrédule, je réponds:

    - Louvre.

    - Ça alors, moi aussi !

    Il se fout de moi ! J’éclate de rire.

    - Tu travailles dans le coin ?

    Il commence à m’agacer, je ne réponds pas. Je laisse flotter un regard faussement indifférent le long des rues. Nous longeons les modestes immeubles de la rue de Charonne que relaieront les Haussmanniens plus cossus de l’avenue Ledru-Rollin puis les belles bâtisses du faubourg appuyées sur les vilaines vitrines des marchands de meubles. …

    C’est d’un long ce trajet…

    Il continue à bisser notre morne conversation d’hier, et je décide d’y faire face avec humour. Ce qui, bizarrement, semble le vexer.

    Silence …

    Je me console en pensant qu’aujourd’hui, je saurai mieux le semer, et je me prépare mentalement au slalom entre les voyageurs pour y parvenir.

    Une petite voix fluette perce le silence : " C’est quand qu’on descend ? " Une voix douce la corrige: " On ne dit pas cekankon, on dit : quand est-ce qu’on descend " et la petite fille réfugie son sourire dans la manche de sa mère en se tortillant.

    J’ai envie de vomir… la tête me fait mal, je vois trouble. C’est une migraine ophtalmique. Les migraines peuvent susciter ce sentiment d’irréalité…

    " Je suis en retard " lui dis-je dans un pitoyable sourire quand le bus longe enfin les bâtiments de la Samaritaine. Je m’empresse d’avancer dans le couloir. Il me suit de près. Il m’empoigne doucement la main tandis que nous descendons, exactement comme il l’a fait, la veille, et autrefois, au sortir de la boite de nuit où notre histoire a commencé.

    Je décide qu’il s’est suffisamment payé ma tête et prends littéralement la fuite pour remonter la rue du Louvre.

    Je l’entends s’écrier dans mon dos:

    - à demain !

    Demain je prendrai le métro…

    Je remonte la rue du Louvre, mal à mon aise, migraineuse et défaite. Pourquoi se moque t’il ainsi de moi ? Après cinq ans, m’en veut-il toujours? Je songe avec déplaisir à notre rupture, à cette extinction douloureuse de mon désir peu à peu transformé en dégoût. Au point que sa seule approche me faisait reculer. A présent, reflue comme des eaux usées le souvenir de sa souffrance d’alors, une souffrance qui déformait son visage d’une moue particulière, comme s’il était contaminé par mon rejet et se dégoûtait lui-même.

    Oui, je m’en souviens, il a eu l’air de beaucoup souffrir. Il se tordait même de souffrance. Il avait hurlé sa peine. Il me poursuivait afin que je la contemple, cette souffrance que je lui causais. Ce fut une rupture pénible. J’avais dû changer de quartier, et couper les liens avec nos amis communs…

    Il se venge.

    Demain, je prendrai le métro.

    Le lendemain, je découvre à la dernière minute que ma ligne de métro est fermée pour travaux. Une affichette nous invite à prendre l’autobus !

    Je retourne à l’arrêt du 76, ça ne m’amuse guère. L’autobus arrive. Un peu craintive, je gravis le marchepied, et c’est sans doute pour cela que je ne parviens pas insérer mon coupon dans la borne de compostage, sous l’œil courroucé du chauffeur. J’hésite et une furie, son portable greffé au tympan en profite pour rafler la dernière place assise. Je reste plantée là, évitant de regarder vers le fond du bus. C’est un peu idiot. Voilà cinq ans que je fais ce trajet, je ne l’ai jamais rencontré, c’est impossible que l’incident se renouvelle trois fois de suite. Aucune chance qu’il y soit Je me sens un peu ridicule. Des voyageurs veulent s’engouffrer dans l’habitacle et râlent. Je ne bouge pas.

    Il me semble sentir sa présence… On me pousse, je résiste comme je peux, mais le mouvement de la foule l’emporte sur moi et je me retrouve au milieu du véhicule.

    Il me fait un grand signe. Je l’ignore. Il m’appelle. Je porte ostensiblement mon regard sur les meulières de la porte de Bagnolet, une douleur me vrille le ventre, comme si une main m’arrachait les intestins pour en faire un nœud, je regarde de tous côtés maintenant. Ces visages... Tous ces visages… Même l’odeur de ma voisine m’évoque quelque chose. Tous ces gens aux yeux pareillement fixés, butés sur un horizon invisible, la sonorité du klaxon qui déchire le murmure des conversations, le roulis de l’autobus, ces éclats de rire au dehors, ce silence sournois au dedans, les yeux de mon ex qui m’observent, là, juste à l’instant où nous quittons l’avenue Ledru Rollin pour le faubourg. Tout cela a été vécu. J’en suis sûre.

    Les gens s’agitent, se bousculent et je suis propulsée vers le fond.

    - Ça alors !

    Je ne peux plus l’éviter, je tente l’ironie : " ça devient un gag! " Il me dévisage, surpris.

    Nous arrivons place de la Bastille. Le génie me semble moins aérien qu’à l’habitude. Je répète telle un automate les mêmes réponses aux mêmes questions que la veille et l’avant-veille. Les rues défilent sous mes yeux inquiets…Je suis malade, je délire… la vie avance, elle ne peut pas se répéter à l’identique comme ça, même un petit fragment de journée ne le peut pas, c’est mon cerveau détraqué qui me bloque dans cet instant. Rue Saint-Antoine, Saint-Paul, Hôtel de ville… Le bus poursuit son chemin… Châtelet…

    " Cékankon descend? " demande une petite fille à sa maman.

    …Louvre…

    Une voix douce lui répond : " Tu vois bien qu’aujourd’hui, on ne descend pas ! "

     

     

    Catherine Wrobel en bref : journaliste de métier, j'écris sporadiquement depuis longtemps et très sérieusement depuis deux ans. Je suis entrain de terminer un roman et de monter un atelier d'écriture. Pourquoi écrire? Pourquoi ? A défaut de savoir faire autre chose sans doute? Pour faire entendre une petite voix, à l'heure je vous écris, un élévateur fait un boucan du diable dans ma cour, et je ne l'entends guère... Mais, le plaisir s'explique-t-il ? A-t-il des raisons et des causes ? Je n'en sais rien, j'écris sans savoir...


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