• Les o d'Yvonne image











    Non, ce n’est pas le Captain Alvarez qui est à la manœuvre aujourd’hui, ni Pauline Réage (disparue en 1988) et pourtant il n’est question que d’histoires d’O dans ce billet…


     

    Qu’est-ce que ça m’énerve…

    par Yvonne Oter

    A chaque fois que je regarde un journal télévisé sur une quelconque chaîne nationale, je constate que le son " au ", ou " eau ", ou " ô " a disparu de la langue française. Il s’est tout bêtement transformé en " o ".

    Ainsi, lors des prévisions météorologiques, on entend " … un été bo, chod et sec ". Aux informations économiques, " les hots-fournox de la sidérurgie à chod ". Lors des faits divers, " Le bedo de Bone a été blanchi de toute accusation d’avoir pillé le tronc de Saint Jérome ". Pendant la retransmission de la course du quinté, " les chevox entrent dans la dernière ligne droite ". A la page people, " le chapo de la reine Elisabeth II était digne de sa réputation ".

    Passe-t-on pour un sombre plouc si l’on prononce le son " au ", ou " eau ", ou " ô " ? Cette disparition a eu lieu vraisemblablement depuis quelques années, peu à peu, lentement, insidieusement, mais je ne m’en suis rendu compte qu’il y a quelques mois. Depuis que je l’ai remarquée, ça m’énerve. Et ça m’énerve même prodigieusement ! Pas tellement parce que je me refuse à prononcer " o " comme le voudrait la nouvelle mode et que donc je dois passer pour une rétrograde, mais plutôt pour les conséquences imprévues de cette mutation.

     

    Ainsi, à l’heure où l’on prône la simplification de la langue française pour que nos chères têtes blondes éprouvent moins de difficultés scolaires, imaginons la perplexité des écoliers devant la dictée suivante, énoncée par un jeune enseignant à la mode :

    " Ox abords du châto, le jardinier muni de son râto nettoyait nonchalamment les plates bandes. Les boulox et les soles pleureurs bruissaient sous la brise caressante. Plutot que de perdre votre temps à baguenoder ainsi, vous feriez mieux d’aller vous occuper des poirox au potager, mon bo ". Madame la Baronne n’était jamais contente. Un peu chamo sur les bords, elle aimait adresser des remarques désobligeantes o petit personnel. O fond, le jardinier, qui ne lui faisait pas de cadox et profitait de chaque occasion pour proner la révolte domestique, savait que, s’il s’était occupé du potager, elle l’aurait envoyé dans les plates bandes. Hossant les épaules, il se dirigea vers les rangées de poirox qui, il est vrai, manquaient d’o. "

    Je n’ose imaginer les copies que les chers bambins rentreraient !

     

    J’habite dans le sud, en pays d’oc. Ici, c’est de naissance, avec la première tétée, que l’on prononce le son " o " pour " au ", ou " eau ", ou " ô ". Ainsi, mon ancien voisin s’appelait René Judeau, ce qu’il prononçait René Judo. Mais ça allait bien avec le reste de son discours " Ah, ma povre, putaing, cong, si vous saviez… ". Depuis quatre ans que j’y suis installée, la prononciation du sud-ouest ne me dérange plus. Mais que l’on ne vienne pas me dire que tous les présentateurs d’émissions de télévision proviennent du pays de Henry IV !

     

    J’ai de la chance ! Mon nom comporte deux " o " bien francs, bien purs, garantis d’origine. Si par hasard, la mode s’inversait, attention ! Je n’aimerais pas que l’on m’appelle Yvaunne Auter…

     


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    Ce numéro 20 de la série " A propos de… " sera peut-être le dernier. Son auteur Gilbert Marquès souhaiterait en effet marquer une pause, changer de formule ou tout simplement partir en voyage… à moins que vous amis lecteurs l’incitiez à poursuivre l’aventure…

     

     

     

    Pour paraphraser OBELIX, je pourrai dire être tombé dans la marmite théâtrale tout petit. Dès l'âge de six ans en effet, j'ai tenu mon premier rôle dans "Le Petit Prince" d'Antoine de SAINT-EXUPÉRY mais bien plus qu'au travail de comédien, je me suis très tôt intéressé à la mise en scène.

    J'ai commencé à l'apprendre sur le tas auprès de différents metteurs en scène plus ou moins prestigieux jusqu'à créer avec deux compères, notre propre troupe.

     

    Mon propos n'est pas toutefois de vous raconter ma vie mais plutôt d'essayer d'établir un parallèle entre le théâtre et le cinéma en expliquant pourquoi j'ai choisi la voie de la mise en scène théâtrale plutôt que la réalisation cinématographique.

     

    Alors donc que la troupe fonctionnait depuis déjà plusieurs années, un des associés s'est vu offrir l'opportunité de tenter l'expérience de la réalisation au cinéma. Avec lui, j'aurais pu prendre ce virage mais après l'avoir parfois assisté, j'en suis resté à la mise en scène théâtrale.

     

    Pourquoi, alors qu'à peu de chose près la direction d'acteur paraît semblable ?

    Pour moi qui suis aussi musicien, la différence fondamentale existant entre le cinéma et le théâtre m'est apparue comme étant celle qu'il y a entre un concert en public et un enregistrement de disque en studio. L'un se fait en quelque sorte au grand jour alors que l'autre se passe dans un monde en vase clos.

    Je ne suis pas claustrophobe mais poursuivre au cinéma m'aurait frustré de plusieurs choses considérées comme primordiales à mes yeux. Puis, comme en studio, m'a toujours énormément gêné l'omniprésence de la technique à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer alors qu'au théâtre, elle est beaucoup plus légère.

     

    Tourner prise par prise, recommencer parfois la même des dizaines de fois, être entouré d'une équipe de techniciens à laquelle l'œuvre se trouve assujettie ne me convenait pas. Devoir filmer des kilomètres de pellicule puis construire le film au montage me donnait l'impression de ne pas maîtriser le scénario à cause de ce que je définissais être une absence de continuité. Toutes ces phases indispensables se pratiquant dans une sorte de laboratoire, j'avais la désagréable sensation de passer à côté de l'essentiel et d'être privé de ma liberté d'action.

    A tort ou à raison, je ne sentais pas s'établir le lien qui me semble indispensable, entre l'auteur et moi tout au long des lectures nécessaires pour monter le canevas d'une mise en scène. Je n'éprouvais pas non plus la complicité qui s'établit entre les comédiens et moi au fil des répétitions mais aussi entre eux afin que chacun trouve sa place. Il me semblait que la mise en scène cinématographique me privait des relations humaines que m'offrait le théâtre.

    Selon la conception que j'avais alors du cinéma, il y avait trop de contraintes extérieures qui pouvaient aller jusqu'à dénaturer l'œuvre au service de laquelle je me mettais tout en essayant d'y ajouter mon empreinte et celle des comédiens que j'impliquais.

    Il y avait enfin dans ce processus, une part incontournable pouvant faire capoter tout projet, le financement. Le budget nécessaire pour réaliser un film m'est toujours apparu être sans commune mesure avec celui qu'exige le théâtre même si ce dernier n'est souvent pas négligeable. J'ai pu monter des pièces avec des sommes dérisoires ne nuisant en rien à la qualité du spectacle alors que secondant mon associé dans la réalisation, j'ai pu constater qu'il lui fallait parfois beaucoup de temps pour réunir tout ce qui lui était nécessaire afin de mener son projet à bien et notamment les fonds. Il dut même, quelquefois, en reporter certains et en abandonner d'autres. Ce fut probablement le motif qui m'apparut le plus rédhibitoire et me motiva à renoncer au cinéma simplement parce que j'ai pensé qu'il me détournait de mon véritable travail en m'obligeant à m'éparpiller dans des démarches annexes complètement étrangères à la création.

     

    Mais surtout, la réalisation cinématographique ne m'apportait pas le contact presque charnel avec le public dont j'avais besoin. Certes, le metteur en scène de théâtre ne l'éprouve pas aussi directement que le comédien sur scène mais installé dans un fauteuil de la salle comme un spectateur, il en sent les pulsations à chaque geste, à chaque réplique.

    Une pièce, même jouée des centaines de fois, n'est jamais complètement identique d'une représentation à l'autre. Il y a la fébrilité de la première avec le trac qui noue les entrailles. Il y a le jeu des acteurs qui s'affirme au fil des soirs au point qu'ils finissent par s'identifier complètement au personnage dont ils deviennent plus que des interprètes en s'appropriant totalement le texte de l'auteur et les détails de la mise en scène. Ils ne jouent plus à les vivre. Ils les vivent. Il y a enfin la tristesse des soirs de dernière qui se transforme à la fois en fête et en rupture puisqu'il s'agit de la fin d'une aventure.

    Durant cette osmose qui dure plus ou moins longtemps, le metteur en scène vibre à chaque scène à laquelle il découvre toujours quelque chose à ajouter, à améliorer, à inventer. Le destin de la pièce ne lui appartient plus complètement à partir du moment où il lâche les comédiens sur scène face au public mais au travers de leur travail, il se remet en question jour après jour.

    C'est à la fois cette peur, cette hantise mais aussi cette immense satisfaction vécue dans l'immédiateté de l'instant qui me manquait au cinéma. Le théâtre est un spectacle périssable avec une prise de risque quotidienne alors que le cinéma, une fois le film achevé et figé sur une pellicule, devient une sorte d'archive impérissable.

    Le théâtre joue avec le temps. Le cinéma le détourne. L'un est précaire et mortel, l'autre immuable et immortel. L'un se nourrit de contacts avec les spectateurs, l'autre de distance mais… tous deux entretiennent le rêve.

     

    Pourtant, ces deux arts dont le premier est réputé élitiste et le second plus populaire au sens noble du terme, ne sont pas antinomiques comme pourrait le laisser supposer mon propos mais plutôt complémentaires. Si l'un donne la part belle au verbe et au spectacle vivant, l'autre a su utiliser la technique pour leur donner une autre dimension en permettant toutes les excentricités possibles ou presque. Le cinéma va au-delà du rêve, il le suscite.

     

    Je l'ai compris bien plus tard et je me suis alors rendu à l'évidence que la mise en scène théâtrale et la réalisation cinématographique sont deux métiers tellement différents que si j'ai exercé le premier avec délectation, je n'aurais certainement jamais pu m'adapter au second.

    Peut-être aurais-je dû me contenter de rester comédien, ce qui m'aurait permis d'aller de l'un à l'autre pour varier les plaisirs mais je ne regrette pas mon choix et si je suis toujours un fervent partisan du théâtre, je demeure aussi un spectateur attentif de ce qu'offre le grand écran de sorte que dans mon esprit, je suis parvenu à les réconcilier.

    Aussonne, le 20 décembre 2009


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    La vie rêvée ou ce qui en reste sort toujours de la bouche des objets ; c’est en tout cas ce que propose de nous faire entendre Isabelle Renaud et ses Arts ménagers en treize nouvelles. On imagine l’auteure avec un sourire en coin effleurant une dernière fois son clavier avant d’envoyer son bel objet chez Quadrature, un éditeur qui ne fait pas dans le modèle en série.
    On en lit une, deux, trois et l’on est conquit. Sous sa plume, quelles que soient leurs destinations, les objets n’échappent pas à l’imaginaire. Derrière chaque objet réel, il y a un objet rêvé. Quelque chose à chérir, à vénérer ou à haïr. Qu’importe ce qu’il en coûte, l’objet trône, se dresse, s’érige au beau milieu du bonheur familial. Il est témoin d’une promesse, garant d’un lien. Quelque chose vient à défaillir, on l’interpelle, on le convoque, on attend de lui qu’il comble le manque, qu’il se substitue à la détresse, qu’il assimile la violence, qu’il réveille le désir.
    On le sait, l’un des moyens de gommer momentanément le trouble de la surface de son regard, c’est de l’objectiver, de le circonscrire à un objet extérieur qui a toutes les apparences de la banalité, voire de la futilité. L’œil a besoin de se poser, de se sentir pris par une sorte d’uniformité face à toutes ces choses invisibles qui le traversent et qui modifient à la fois sa propre image et sa perception du monde.Un objet est chargé de fantasmes. On peut l’exposer au regard de l’autre ou le receler dans un placard, cela ne change rien à l’affaire. On s’en remet à lui pour séduire ou pour tenter d’éviter le pire. On y investit tout ce qui n’a pas pu l’être dans les relations humaines.
    Mais l’affaire n’est pas sans risques qu’il vous échappe ou qu’il vous étouffe. Il faut prendre garde au pouvoir de suggestion des choses, de leur propension à vous coloniser Car à trop jouer les faire-valoir l’objet n’est plus que l’écho d’un monde clos, privé de paroles. Dessaisi de sa fonction d’attachement il devient l’intrus, l’hôte indésirable, une salissure que l’on ne peut pas ravoir. On le casse et à travers lui on se prend à souhaiter une dislocation de l’intégrité vivante de l’autre, celui par qui le malheur s’active
    le plus fort va étouffer l’autre, l’autre va crever et le plus fort va pousser.
    Combien d’objets tombent à pic pour sauver les meubles, pour conjurer les mauvaises augures et combien d’autres tombent en disgrâce dès lors où leur fonction de protection se désagrége et que le fantasme qui y était attaché disparaît dans les oubliettes de l’histoire. Avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité Isabelle Renaud nous rappelle que l’on ne peut pas tout faire passer dans le bac des déchets à recycler. Une belle réussite.

     

    Arts ménagers d’ Isabelle Renaud aux éditions Quadrature, 112 pages, 15€


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    Concours de nouvelles Calipso 2010

    neuvième édition

    Le thème proposé aux auteurs est :

    " Entre chien et loup "

     

    Ce concours de nouvelles est ouvert à tous, sans distinction d'âge, de nationalité ou de résidence.

    Les textes soumis pourront avoir fait l’objet d’une publication préalable sous quelque forme que ce soit à charge pour les auteurs de vérifier s’ils sont libres de droits.

    Le format des nouvelles devra être compris entre 1500 et 2000 mots (plus ou moins 10%)

    Les œuvres seront appréciées par un jury de cinq membres composé de quatre anciens lauréats et du président de Calipso

    Le jury procédera à une première sélection de 10 nouvelles dont les titres seront annoncés sur le site Calipso en septembre ou octobre 2010.

    Dans un second temps, trois grands prix seront attribués pour un montant de 600 € (dont 250 € pour le premier, 200 € pour le second et 150 € pour le troisième). Les 10 nouvelles distinguées seront publiées sous forme de recueil au cours du dernier trimestre 2010. Elles seront également présentées au public et mises en voix et en musique par des comédiens et musiciens lors d’une soirée " Nouvelles en fête " en octobre ou novembre 2010. Les lauréats seront prévenus par téléphone au moins 15 jours avant la soirée.

    Les auteurs primés s’engagent à ne pas réclamer de droits d’auteur autre que le prix reçu à l’occasion de ce concours. Les nouvelles, primées ou non, restent libres de droits.

    Le jury et l’association Calipso se réservent la possibilité d’annuler le concours si la participation était jugée trop faible. En ce cas, les droits de participation et les manuscrits seraient renvoyés à leurs auteurs aux frais de l’association Calipso.

    Pour participer

    Les nouvelles présentées au concours sont limitées à deux par auteur. Chaque texte présenté avec un titre original sera rédigé en français, dactylographié, agrafé et expédié en cinq exemplaires. Ni le nom, ni l'adresse de l'auteur ne devront être portés sur le ou les textes. Par contre, sur chaque feuille du texte, en haut à droite, l'auteur portera un code de deux lettres et deux chiffres au choix (exemple : AB/10). Ces deux lettres et ces deux chiffres seront reproduits sur une enveloppe fermée à l’intérieur de laquelle figureront le nom, l'adresse, le téléphone et l’adresse mail de l'auteur ainsi que le titre du texte (ou les titres, un code par titre).

    Les droits de participation sont fixés à 5 Euros par nouvelle. (chèque libellé à l’ordre de Calipso). Une ou deux enveloppes timbrées à l’adresse de l’auteur pourront également être jointes à l’envoi si celui-ci souhaite un accusé de réception de sa participation et/ou l’envoi du palmarès).
    La date limite de réception des œuvres est fixée au 30 juin 2010.

    Calipso - 35 rue du Rocher 38120 Fontanil Cornillon, France

    Une rubrique " Concours de nouvelles 2010 " est crée sur ce site pour informer, commenter, questionner et suivre l’évolution du concours.

    Le barman et toute l’équipe de Calipso vous souhaitent une agréable participation.


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  • Je sais, il fait froid et humide et vous resteriez bien ici à siroter tranquillement votre café tout en devisant, seulement voilà : Yvonne Oter vient d’arriver et elle propose de vous emmener chiner…

     

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    "Trois demoiselles pleines d’espoir" Elizabeth Brown

     

     

    Le vent s’engouffre dans l’enfilade de la rue peu fréquentée à cette heure trop matinale. Il n’y a pas de soleil aujourd’hui, juste une pâle clarté humide qui fait luire les pavés.

    La femme frissonne. Extérieurement, elle reste impassible. Elle frissonne à l’intérieur, sous la peau lisse de son décolleté. Un fin vêtement de voile arachnéen moule ses formes parfaites. Son bras souplement arrondi enserre une cruche. Sa tête, résolument tournée vers l’horizon à sa droite, se relève d’un air un peu arrogant. Ses cheveux relevés en chignon laissent échapper une mèche onduleuse qui vient se perdre au creux de son épaule gauche. La main s’appuie sans trembler sur une tête de lion à la crinière ébouriffée, tandis que sa hanche se décale et s’arrondit avec impudeur dans une pose alanguie. La femme ne bouge pas, la femme ne bronche pas sous les assauts du vent teigneux d’octobre, la femme reste impassible sous les regards étonnés des rares passants de ce petit matin frileux. La femme est de marbre.

    L’homme sent la bière, la mauvaise bière, celle qui est bue sans soif, par habitude, celle qui ne réchauffe pas, celle qui en appelle d’autre qui sentira aussi mauvais. Sa provision de cannettes se masque discrètement derrière une collection de panneaux routiers, rouillés, déclassés. Il y puise régulièrement le courage dont il a besoin pour ne pas remballer sa camelote et rentrer se réchauffer chez lui. Il a de la marchandise à vendre, il a fait l’effort de l’amener jusqu’ici, autant tenir le coup et risquer de trouver un bon amateur, même si le temps maussade n’amène pas beaucoup de chalands. Il suffit d’un seul client, parfois, pour sauver une journée pourtant mal entamée.

    Un marron vient s’écraser aux pieds de la femme avec un bruit mou. Elle ne l’a pas vu, puisqu’elle regarde imperturbablement vers la droite, elle l’a juste entendu. Elle a reconnu le " splotch " du marron car elle en a écouté tomber des milliers pendant toutes ces années qu’elle a passées sur le balcon de la gentilhommière. Des dizaines d’années ? Des centaines d’années ? Elle ne sait pas ; pour elle, le temps ne compte pas. Ce qu’elle sait, c’est que les marronniers du parc ont disparu l’un après l’autre. Des hommes sont venus, les ont coupés avec des engins bruyants, puis les ont débités en petits morceaux qu’on a fait brûler dans l’âtre de la maison. Et les marrons n’ont plus fait " splotch " en éclatant dans le jardin.

    L’homme a froid. Il marche de long en large pour se réchauffer. Il va faire un brin de causette avec un autre brocanteur qui a pris la précaution d’amener un brasero. Il lui amène une cannette de bière pour sa peine et ils boivent à longues goulées en se donnant des nouvelles de la profession. Ils s’interrompent à peine si un badaud fait mine d’examiner la marchandise : les clients sérieux, ils les " sentent " tout de suite. Ceux-ci sont des rigolos qui s’arrêtent pour se donner l’impression de ne pas avoir perdu leur matinée. Il y en a des paquets comme ça toutes les semaines.

    La femme regarde au loin, à sa droite. Dans son champ de vision, ses deux sœurs. Pareilles, toutes pareilles à elle. Si ce n’est que le lion de la plus proche n’a plus de visage. Depuis longtemps. Depuis qu’un galopin de la famille l’a pété lors d’un assaut d’escrime avec son maître d’armes. Le gamin était maladroit, le professeur peu attentif. La tête du lion a volé en éclats. La crinière est restée, n’entourant plus qu’une cicatrice de pierre. Son regard vogue au loin, seulement troublé lorsqu’une feuille nonchalante se laisse plaquer sur son œil par le vent malicieux.

    Cette apparente indifférence lui épargne la vue des objets qu’elle côtoie dans sa déchéance. Les panneaux routiers, bien sûr, avec " 3,50 tonnes " inscrit en grand sur celle en façade. Mais aussi une marchandise beaucoup plus triviale qui aurait le pouvoir de faire rougir une vraie jeune fille. Un lavabo même pas décrassé, avec une croûte jaunâtre dans le fond. Une cuvette de douche où des coulures douteuses racontent un usage prolongé. Des mètres de câble électrique enroulés sommairement sur une vieille planchette de bois vermoulu. Un cuveau qui a dû servir au départ à stériliser des bocaux de pâtés ou de légumes, mais dont l’état actuel laisse supposer des usages moins avouables. Une canne blanche. Qu’est donc devenu l’aveugle qui en avait l’utilité ? On n’en sait rien : Il n’y a pas de curriculum vitae fourni avec les objets mis en vente. Une maison de poupées toute déglinguée. Une poupée, trop grande pour la maison, dont le bras cassé a été recollé sans beaucoup de soin. Des vêtements de femmes, froissés mais propres. Quelques livres dont l’humidité ambiante ramollit les pages et commence à les faire gondoler.

    L’homme revient avec un client possible. Les chaussures bien cirées ne trompent pas : elles dénotent l’amateur sérieux. Mais avec qui il faudra longuement marchander. Il n’y a pas plus radin que les gens qui ont du pognon, c’est bien connu ! C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’ils en ont, du pognon !

    La discussion s’engage. L’homme vend ses trois statues en lot, il n’y a pas à y revenir. C’est les trois ou rien du tout. L’acheteur chicane. Il ne va pas payer le même prix pour une cariatide " Ce n’est pas une cariatide ! Les cariatides, c’est à Athènes ! " dont le lion n’a plus de visage ! Les deux autres, ça va à peu près, mais pas la cassée ! L’homme n’en démord pas. C’est les trois ou rien. Il fera un rabais pour celle qui est abîmée, mais ce sera sa seule concession. Les négociations se poursuivent. Le ton s’échauffe. L’acheteur fait mine de s’en aller, dégoûté. Mais en jetant un regard un peu trop appuyé sur les trois sœurs. L’homme le rappelle, sentant le poisson presque ferré. Et ça repart dans des histoires de sous, sans fin, croirait-on. Puis les deux hommes finissent par se serrer la main, un gros paquet de billets passe de l’un à l’autre, on met au point les formalités de livraison, l’acheteur note l’adresse sur un petit bout de papier puis s’en va après d’ultimes recommandations. Il ne s’agirait pas d’abîmer les statues encore intactes, déjà qu’il ne sait pas ce qu’il va faire de celle au lion défiguré !

    La femme a compris. Elle vient d’être vendue. Comme une esclave sur la place d’un marché byzantin. Elle a d’abord perdu sa place d’honneur à la gentilhommière, elle a été exposée au milieu d’objets triviaux, elle a été l’objet d’un marchandage éhonté. Mais elle garde sa dignité. Elle ne baisse pas la tête. Elle reste calme. Et puis, ses sœurs vont l’accompagner. Elles aussi, belles, fières et hautaines.


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    La ligne de chemin de fer longeait le mur jusqu’au bout du territoire. Personne n’en connaissait exactement l’extrémité et par ici, nul ne se souvenait avoir jamais croisé un voyageur qui serait allé jusqu’au terminus. Peu de trains s’arrêtaient en ville et plus la ligne se développait, plus il devenait difficile de s’informer sur le trafic. On s’inquiétait de voir passer toujours plus de convois, la plupart maculés d’une vilaine poussière rouge. Quand on les questionnait à ce sujet, les préposés à l’intendance hochaient gentiment la tête et se hâtaient d’aller faire tourbillonner leurs ordinateurs. Comme rien n’en sortait jamais, on avait fini par se dire qu’elle provenait de l’autre côté du mur, là où il n’y avait plus que ruines et désolation.

    Pas plus qu’un autre, il n’avait cherché à en savoir davantage. Depuis longtemps il était enveloppé dans une belle pièce de coton blanc et il ne souhaitait pas plus visiter les faubourgs qu’explorer le cœur de la terre ni même connaître le nom, la couleur ou l’odeur des choses qui pouvaient circuler ça et là. Il n’avait jamais rencontré d’homme qui se soit enquis précisément de l’état de l’union et il s’en félicitait. Il avait une vraie bonne vie, respectueux des lois, de la place et des prérogatives de chacun.

    On était venu le chercher à son bureau. Le crépuscule était tombé de bonne heure ce jour-là. Son sang s’était mis à battre violemment dans ses veines quand un officiel lui avait remis, avec son paquetage, l’ordre de monter à bord du premier train en partance pour les confins. Le contrôleur l’avait laissé s’asseoir à l’écart, dans un coin du wagon où l’on pouvait encore observer des bribes de paysage par les trouées. Des tranchées, des sacs de sable noir, des coulées de béton, des bandes armées qui couraient sur le bitume, des détritus balayés par le vent. Rien qui eût pu le renseigner vraiment sur les zones qu’il traversait. C’est donc comme cela que ça se passe, s’était-il dit, plus désappointé qu’accablé. Finalement, en bon subordonné, il avait rejoint la place qui lui était assignée. Une pauvre couchette qui donnait sur le mur, sans aucune perspective. Contrairement à ce qu’il imaginait, il n’avait pas vu sa vie défiler devant ses yeux. Le mur, oui, invariablement. Une vilaine poussière rouge s’en dégageait. Longtemps, il s’était efforcé de plisser les yeux pour s’en protéger mais bien avant qu’il n’entrevoit la fin du voyage elle s’était agglutinée à sa peau et engouffrée dans les moindres interstices de son regard.


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  • voeux Ysiad image

     

    Personne n’y croit mais tout le monde en parle, en donne et en reçoit. C’est la tradition, la règle, l’habitude, la recommandation, la politesse, l’initiation, l’exercice… bref, c’est une évidence, un postulat, une convention, un contrat, une nécessité… on les prononce, on les appelle, on les présente, on les fait siens, on les remplit, on les poursuit… ils sont chers, consacrés, sincères, dévoués… pieux ?

     

     

    Tous mes vœux

    par Ysiad

    C’est la saison des vœux. Les cartes du Nouvel An se ramassent à la pelle. L’année commence, tournez manège. Une de plus. Saloperie d’année qui va me faire franchir une nouvelle dizaine. Je m’en passerais bien, c’est moi qui vous le dis. Le compteur tourne et ne s’arrête pas, haut les cœurs, tout va bien. Ce n’est rien, comme le chante Julien Clerc, juste le temps qui passe. Réjouissons-nous à travers les boîtes aux lettres… Des jours que je dois souhaiter à mon tour la bonne année à tous ceux qui se sont donné la peine de nous écrire en postant une carte avec la photo de leur progéniture. Comme les gens peuvent être fiers de leurs enfants ! Fascinant, vraiment ! Allons. N’ai-je pas, moi aussi, photographié mes chouchous au sommet d’une montagne pendant les vacances et envoyé dès les premiers jours de janvier leurs petites bouilles fières au cercle des intimes ?

     

    C’était il y a longtemps. Très longtemps. C’est inconcevable, aujourd’hui. Les chouchous ont grandi. Grandi, grandi, grandi. Ça m’énerve, comme dirait Helmut Fritz. Ils sont tellement grands qu’ils ne se prêtent plus au jeu de la pose suffisamment héroïque et glorieuse pour servir de carte de vœux. C’est fini ! Et pourtant. Mon fils est un dieu, certes. Il ressemble à Mick Jagger, tout à fait exact. Il a le torse de Cary Grant, on ne saurait mieux dire, les épaules de Georges Clooney, ça tombe sous le sens, à côté de lui Brad Pitt est un gnome, il est beau mon fiiiiiiils, mais voilà : je n’ai plus le droit de le photographier au sommet de l’Olympe. C’est comme ça. Je dois dégager de sa chambre fissa et le laisser gratter en paix ses rifs d’ACDC à la guitare, sous peine de le voir claquer pour toujours la porte du domicile familial. Je suis sa " P’tite Mé ", juste là pour dégainer cinq euros quand il veut aller boire un pot avec ses potes de Terminale. Quant à ma fille, disons qu’elle pense davantage aux garçons qu’à se faire tirer le portrait, pour que l’orgueil de sa mère monte aux nues à l’instant de glisser la carte dans l’enveloppe. Qu’elle est beeeeeeelle…

     

    Les années passent et ne se ressemblent pas. Aujourd’hui 6 janvier, il ne me reste plus qu’à photographier mon gros matou roux qui se répand sur le radiateur tel un fromage coulant avec la mention :

    " Tous mes vœux pour une année reposante "

     

    Au fond, c’est ce que je nous souhaite.

    Une année reposante.


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  • Nous terminons aujourd’hui la présentation des nouvelles qui avaient été présélectionnées à la huitième édition du concours Calipso. C’est l’occasion de remercier une fois encore les nombreux participants ainsi que les membres du jury, les comédiennes et musiciens pour leur chaleureuse contribution.

    Rendez-vous maintenant en fin de semaine prochaine pour l’annonce du thème de l’édition 2010


    Fidele-poste-image.jpgFidèle au poste

    par Françoise Bouchet

       

    Le jeune homme osa quelques pas. Son regard déconcerté balaya la vieille classe aux murs écaillés. La peinture s’effritait, tombant par plaques. Dans l’angle de droite, un bureau en bois massif recouvert seulement d’une fine couche de poussière : deux mois de vacances sans ménage ; plus loin, sa chaise assortie, digne trophée de brocanteur. Issus des photos de Doisneau, les pupitres attendaient assurément un essaim d’écoliers en blouses grises. Au-dessus d’une étagère garnie de quelques "bibliothèques roses, vertes, rouge et or ", une carte jaunie de la France emmêlait villes, fleuves et régions obsolètes. Dans un autre coin, un squelette aux os bien blancs veillait à la bonne tenue de toutes ces antiquités. Les yeux du jeune maître glissèrent sur le tableau noir, seul objet un peu récent nettoyé à la perfection, pour s’accrocher à un autre tableau dont on sentait qu’il avait dû participer à l’érudition de plusieurs générations. Sans doute celui du groupe des "petits ". Il n’aurait pas été étonné de découvrir un bonnet d’âne posé dans un recoin. Une pile de cahiers vierges attendait sagement le jeudi 3 septembre 2009… Le jeune maître ouvrit la vieille armoire rafistolée: stylos, crayons de couleur, gommes, plumes rouillées et porte-plume, pots de colle blanche et rouleaux de scotch y étaient méticuleusement alignés.

    Olivier portait sur son visage la fraîcheur de la jeunesse. Tout juste sorti de l’IUFM, l’institut universitaire de formation des maîtres, il intégrait son premier poste de professeur des écoles. Il avait été nommé d’office dans ce village au milieu des collines et des champs verdoyants, égaré dans le bocage normand à soixante-dix kilomètres au sud de Caen. Lui qui avait toujours vécu en ville. Ce 31 août 2009, il découvrait donc la classe,  sa première classe ! Dans trois jours, ce sera la rentrée : sa première rentrée ! Bien sur, il avait fait des stages, mais essentiellement dans des écoles de ville. Les classes y étaient le plus souvent neuves et le matériel récent. Ici, il eut l’impression d’être entré par effraction dans un livre d’histoire.

    Olivier avait eu vent de vagues rumeurs selon lesquelles son prédécesseur, nommé une cinquantaine d’années auparavant refusait avec obstination son départ en retraite. Sa feuille de nomination, Olivier l’avait reçu le matin même : affecté à titre provisoire. Il s’y attendait un peu, célibataire, sans enfant, vingt-trois ans à peine, il n’était pas prioritaire pour un poste en ville. Il resterait ici un an probablement, puis essayerait d’obtenir une autre classe plus près de ses amis.

    Tout ici semblait dater de 1960 : l’ambiance sombre, le mobilier suranné, l’odeur rance, mélange de moisi et de renfermé, peut-être même la poussière…comme si la vieille horloge s’était arrêtée à l’entrée en fonction de l’ancien maître. Absorbé, happé par cet étrange retour dans le passé…Il sursauta au son de la voix sèche : "Bonjour". Le bonjour de mademoiselle Hortense le ramena en 2009…Il découvrait sa collègue, célibataire, la soixantaine affirmée. Elle enseignait aux tout-petits. Cheveux gris-blanc, rides et chignon, il ne manquait que les lunettes… "Monsieur Paul…Ah!… Monsieur Paul" soupira t-elle, énigmatique. Elle tourna brusquement les talons, pénétra dans sa classe, tout aussi vétuste que celle d’Olivier. Elle y disparut aussitôt, fusionnant avec les murs. Le jeune homme se sentit l’âme d’un extra-terrestre. Que dire à cette collègue ? Qu’avaient-ils donc en commun, lui l’adepte du jean-baskets, ouvert à l’avenir, amateur de musique métal et internaute assidu et elle, vieille institutrice au teint anémique sortie de la photo de classe de ses grands-parents. Le prétexte fut futile, mais il en fallait bien un… " Heu! Sauriez-vous (on avait beau se tutoyer rapidement entre collègues de l’éducation nationale, il n’y songea même pas…) Sauriez-vous où Monsieur… enfin l’instituteur précédent a rangé le registre d’appel ? " - "Monsieur Paul", elle appuya sur ces deux mots comme si le jeune collègue avait proféré une hérésie, puis articula toutes les syllabes… " Monsieur Paul connaissait tous ses élèves ainsi que leurs parents et n’avait nullement besoin d’un registre jeune homme…" Mais c’est obligatoire, objecta en pensée seulement le jeune maître.

    Olivier se dit alors qu’il pourrait peut-être trouver le fameux registre d’inscription des élèves à la mairie. Pour l’instant, il ne savait rien… ni combien il aurait d’enfants, ni leurs différents niveaux de classe … Aucun indice, aucune liste, aucun cahier nominatif pour le renseigner. Il avait beau être d’un caractère habituellement paisible, la rentrée avait quand même lieu jeudi. Il ressentit une vague inquiétude. Il fonça vers la mairie également décidé à récupérer les clés du logement de fonction. On lui en avait promis un. Il parcourut à pied les quelques centaines de mètres qui séparaient les deux bâtiments et en profita pour aspirer profondément l’air pur de la campagne normande. Le village surplombait le bocage Virois. Au loin, on apercevait les collines boisées, on soupçonnait les vallées légèrement encaissées, nids des ruisseaux qui donnaient une vie chantante aux près verdoyants. Le panorama était magnifique en cette saison. Sur la ligne d’horizon, des éoliennes modernes redonnaient sa validité au temps présent. Olivier gagnerait au moins cela. Exit le béton et les immeubles, à lui les joggings le long des petits sentiers qui sillonnent les alentours.

    A la mairie, la secrétaire, une femme entre deux âges, sans signes distinctifs, commença à parler d’une voix basse et rauque : " Vous savez, Monsieur Paul, y serait bien resté dans sa classe, c’était sa vie, c’était sa passion son métier, mais "on" lui a dit de partir,

    "on" lui a dit de prendre sa retraite. Il était bien trop…" Elle s’interrompit. Un homme entrait. Elle remit le nez dans ses papiers et plus un mot ne sortit de sa bouche. Le visage redevint terne, presque lugubre. Visiblement, elle n’appréciait pas l’homme. Celui ci parut pourtant sympathique à Olivier. Il tendit une main franche –"Je suis le maire de cette petite commune de 300 habitants. Je sais, je sais, vous êtes le nouvel instituteur…ainsi vous remplacer Paul Barbé. Vous savez, c’était un de mes anciens amis, nous étions à la communale ensemble ". Il partit d’un grand éclat de rire.  "Nous avons usé nos fonds de culottes dans la classe ou vous enseignerez, jeune homme…ah ! Quel entêté Paul !Enfin " Monsieur Paul " comme disent les gens du bourg. Un têtu, toujours le nez dans ses cahiers, toujours en train de chercher quelque chose pour intéresser ses élèves. Levé dès cinq heures tous les matins, même le dimanche. C’est sûr, c’était toute sa vie son école et sa classe. Des générations de villageois pourraient vous en parler. Ah ! Monsieur Paul !"… Le nom resta en suspens dans la pièce exiguë de la mairie. Un ange passa, et quel ange ! …Le jeune homme, saoulé par les paroles du maire, oublia ce qu’il était venu demander…le registre d’inscription et les clés. Il se retrouva dehors sans avoir pu émettre un son avec pour tous biens les remerciements de Monsieur le Maire et un " un peu de jeunesse fera sans doute du bien à l’école". Sur le trottoir, il se demanda bien ce qu’avait donc ce " Monsieur Paul " pour électriser ainsi les atmosphères. Le jeune maître n’osa pas retourner immédiatement à la mairie. Une pause l’aiderait à réfléchir. Un peu dépité, il poussa la porte de l’unique café-épicerie- dépôt de pain du village, choisit une des trois tables en formica et commanda un café. La femme agée qui le servit le regarda avec méfiance. Ici, loin de la ville, les étrangers au village ne s’arrêtaient pas. "Ah ! Euh ! Je suis le nouveau maître à l’école, la-bas…Je remplace Monsieur Paul, enfin Paul Barbé…" balbutia le jeune homme, conscient de la muette interrogation de l’épicière. " Ah! " fit-elle simplement. Alors, un vieux bonhomme, aussi jaune que les murs défraîchis du bar, l’interpella. Olivier se demanda d’où il sortait. Il aurait juré que l’endroit était désert lorsqu’il en avait poussé la porte.

    - "Monsieur Paul, Monsieur Paul, on l’a pas revu, c’est bizarre, vous ne trouvez pas vous que c’est bizarre, parce qu’il a disparu quant là-haut ils lui ont dit qu’il fallait qu’il parte, qu’il était trop vieux pour faire encore la classe. Moi je me demande bien où il est Monsieur Paul, vu qu’avant, on le voyait tous les jours, depuis les vacances, on ne l’a plus vu…hein ! Jeannette que c’est bizarre.

    - "Mmm ", maugréa Jeannette, "  Ne dis donc pas de bêtises, il est parti en retraite, c’est tout, il était pas obligé de te dire, ni à toi ni aux autres, où il allait".

    - "Comme ça, sans rien dire à personne…Alors qu’il a toujours vécu au village … J’y crois pas moi… s’est passé quelque chose"… La voix mourante du vieux se perdit dans son verre de vin. Le silence pesait.

     

     

    2 juillet 2009 : "Maître c’est vrai que vous partez en retraite ?" demanda Adrien avec tout le respect d’un enfant de dix ans de sa génération.  " Alors, qui est ce qui va venir à votre place ?" "Mon papa m’a dit qu’il ne valait mieux pas qu’on fête ton départ", ajouta Mathieu qui, contrairement à son aîné, ne pratiquait pas encore le vouvoiement. Monsieur Paul ne répondit pas à ses jeunes élèves. Ceux-là avaient trois ans quand ils étaient entrés dans la classe de Mademoiselle Hortense. Il les connaissait bien, il avait également enseigné la lecture, l’écriture et le calcul à leurs parents. L’instituteur savait qu’il était aussi le seul à pouvoir leur apprendre la règle de trois. Ah oui, ça la règle de trois, Monsieur Paul y tenait, c’était la clé de la réussite, de la compréhension de la vie. Celui qui avait compris la règle de trois avait tout compris de la vie et du monde. Il en était convaincu. Monsieur Paul était malheureux, maintenant, dans les nouveaux programmes, plus de règle de trois au primaire, mais non. L’inspecteur lui avait encore dit les deux dernières fois qu’il était venu… Plus de règle de trois, Monsieur Barbé… Il pouvait parler de proportionnalité, de pourcentages mais en parler seulement, ne pas insister auprès des jeunes cerveaux, et surtout, plus de règle de trois. Trop compliqué ! Mais cela, Monsieur Paul ne l’a pas entendu. Ah non, la règle de trois, même s’il restait le seul à l’enseigner, c’était intouchable, c’était… comme... le drapeau pour la France, comme… la croix pour Monsieur le curé, … comme… le monument aux morts de la place du village pour les descendants de poilus … C’était sacré ! … Puis l’inspecteur était revenu au mois de mai : " Cette fois, Monsieur Barbé, vous devez prendre votre retraite, vous avez donné de nombreuses années à l’éducation nationale… vous méritez bien le repos… et patati et patata…Tenez, vous partirez les palmes académiques…C’est un grand honneur vous savez ! " Mais, Monsieur Paul n’écoute plus l’inspecteur, il a passé ses meilleures années dans sa classe, dans ces murs. Il est né dans une ferme à deux kilomètres de là. Il y a appris enfant, il y a enseigné adulte, il n’a vécu que pour elle, que pour eux ... Monsieur Paul y a tellement vécu qu’il n’a jamais eu le temps de penser autrement. Il n’a même pas eu le temps de regarder mademoiselle Hortense vieillir avec l’école. Il n’a jamais senti son regard admiratif sur lui, il n’a pas eu le temps de penser qu’il y avait un dehors à son école… Un autre possible à l’existence. Non, Monsieur Paul ne veut pas quitter sa classe.

     

    Il n’y a pas eu de fête pour son départ en retraite. Il a regardé partir ses élèves, un à un. Il n’a rien dit. Personne n’a rien dit. Certains parents ont tenté, mais il à affirmé : "Je ne quitterai pas ma classe". Mademoiselle Hortense a essayé… Mais Monsieur Paul est rentré dans son logement de fonction, le deux-pièces aménagés dans la vieille maison, de l’autre coté de la cour, face à la classe. Et c’est vrai que, depuis ce jour, personne ne peut dire qu’il a revu le maitre. Mademoiselle Hortense a affirmé qu’il avait fini par accepter l’idée et qu’il était parti chez un vague cousin retraité lui aussi dans la campagne normande, mais un peu plus bas, dans le Perche… Personne ne l’a vu, personne ne l’a aidé… Personne ne s’en est peut-être vraiment soucié…

     

     

    Ce 31 août 2009, Olivier devait donc s’installer dans le logement de fonction, celui là même qu’occupait Monsieur Paul. Après son café, Il retourna à la mairie où la secrétaire lui dénicha difficilement un vieux trousseau de clés rouillées dont elle n’était d’ailleurs pas bien sur que ce soient les bonnes. Monsieur Barbé n’avait pas rendu les siennes. Elles furent bien inutiles au jeune homme. Tout était ouvert. Il poussa la porte de la vieille maison, qui, au début du siècle, avait été une partie de l’école. L’odeur d’humidité et de moisi le saisit un peu. Il fallait passer par des pièces inhabitées dans lesquelles s’entassaient de part et d’autres des vieilleries d’école, des cartons bourrés d’objets de récupération, des boîtes en tout genre, des décors de fêtes oubliés, d’anciens tableaux noirs, des vieilles tables gravées et encrées par des générations de têtes blondes et brunes, des bancs de tailles divers, des chaises parfois sans pattes…. Personne ne rangeait manifestement plus rien ici depuis longtemps. Impossible de voir dehors par les carreaux…tant de poussière en guise de rideaux…. de toiles d’araignées pour décoration. Olivier monta l’escalier qui menait au deux-pièces. La porte de l’appartement n’était pas fermée à clé non plus. Dès qu’il entra, Olivier comprit que Monsieur Paul n’avait pas déménagé. Toutes ses affaires étaient là. Le deux-pièces était ordonné, un peu poussiéreux, mais rangé…. Pas une revue ou un livre traînant, pas un verre ou une cuillère dans l’évier. Deux pantoufles dormaient près du lit, la brosse à dents attendait sagement dans son gobelet…Le tube de dentifrice paraissait presque neuf. Olivier referma doucement la porte sur cette intimité, perplexe face au mystère. Il monta l'escalier vers le grenier, escalier qui se transforma en échelle de meunier… Les sous-pentes se meublaient également de quelques vieilleries scolaires, de costumes de fêtes délavés et sales, entassés dans des cartons déchirés, à demi dévorés par les souris… Rien de tout cela ne parlait du mystère du disparu. Plusieurs morceaux de corde pendaient à une grosse poutre face à une petite fenêtre entrouverte. Olivier s'y pencha. Un léger vertige le saisit. Quatre étages ! Dans le fond, un espace entouré de hauts murs était emprisonné entre l’imposante bâtisse et la route principale du bourg: un ancien jardin sans doute, avec au milieu comme un gros tas de terre. Avec la hauteur, Olivier ne distinguait pas bien. Il redescendit les étages, ouvrit avec moins de difficultés qu'il ne pensait l’unique porte donnant sur le petit morceau de terrain. Il vit alors que le tas de terre, au milieu des ronces n'était qu'une impressionnante fourmilière probablement installée là depuis quelques années. Il eut un léger haut-le-cœur mais nota mentalement qu'il pourrait emmener ses élèves observer le va et vient laborieux, mais pédagogique des animaux.

    Une enquête s'ouvrit alors sur la disparition de Monsieur Paul. Rien ne plaidait en faveur de son départ du village. Il n'avait jamais eu de voiture. S'il avait pris le car, on l'aurait immanquablement vu et puis… partir sans sa brosse à dents et ses pantoufles, voilà qui ne lui ressemblait absolument pas. On interrogea tout le village, mais personne n'avait pris en charge Monsieur Paul, personne ne se rappelait même l'avoir vu depuis la sortie des classes. " Vous savez avec les vacances, on n’a pas fait attention ! " On fouilla la vieille maison, l'école… On pensa à la Vire, on dragua, on battit les fourrés dans les bois environnants, aucune trace.

     

    28 septembre 2009:

    "Quand j'ai lu les dernières volontés de Monsieur Paul sur le tableau noir, j'ai compris, Monsieur le commissaire, j'ai compris qu'il ne quitterait jamais sa classe, que je devais l'aider, même mort. J'ai bien lavé son tableau pour que personne ne sache. Il s'était pendu Monsieur le commissaire, comme il l'avait écrit, juste au-dessus de la fenêtre du grenier de la vieille maison. Il avait tout prévu, tout pensé, tout calculé, Monsieur le commissaire, c’était tout lui, j'avais juste à faire passer ses jambes de l'autre coté de la fenêtre, à couper la corde, et son corps est tombé, en bas, juste dans la fourmilière. Puis, à la mi-août, j'ai ramassé ses os blancs, bien blancs, ah! ... Les fourmis avaient bien fait leur travail. Puis, un par un, j'ai remplacé les os du vieux squelette de sa classe, comme on fait de la dentelle ou un puzzle. Vous comprenez, Ils étaient si blancs, si beaux"…

    Mademoiselle Hortense en parlait amoureusement.

     

     

    Le nouveau maître rit ": Mais Adrien, la règle de trois, on ne l'utilise plus." Adrien blêmit: " -Monsieur, le squelette, il a bougé"."-Voyons Adrien, un squelette ne bouge pas et pour ce qui est de la règle de trois…Oublie". Le cri de la petite Marie interrompit Olivier "C'est vrai ! Maître !". Tous les yeux se tournèrent vers le squelette. Une souris sortit d'un trou d'étagère et fit bouger la main blanche, si blanche, trop blanche du squelette qui veillait sur eux… Olivier comprit alors… le grenier, la corde coupée, la fourmilière, les yeux amoureux de mademoiselle Hortense … Olivier regarda, hypnotisé, le squelette. Il comprit que Monsieur Paul était là, les regardant. Il sut que Monsieur Paul n'avait jamais quitté sa classe…

     

    Françoise Bouchet est professeur des écoles ; elle apprend à lire a quelques générations d'enfants.


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    Ces dernières semaines vous avez pu humer ici même le parfum du concours Calipso 2009 avec au menu quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection. Nous continuons quelques jours encore cette mise en bouche avant de vous annoncer le thème de l’édition 2010.

     

     

    Je sais nager sans bouée

    par Geneviève Steinling

     


    Le vent souffle fort en ce mois de février. La plage est déserte. Paul s’assied sur un rocher. Ses cheveux taillés court dégagent une figure ravinée et ses yeux se dissimulent derrière une paire de lunettes cerclée d’un filet de métal argenté. Il porte un pantalon noir de coton. Ses pieds sont chaussés d’une paire de mocassin. L’homme remonte le col de sa parka et met les mains dans ses poches. Son regard est vide. Il fixe l’horizon. En bas, la mer. En haut, la pleine lune.

     

    C’était ici, à Barfleur, au mois d’août, quarante ans en arrière. Il passait ses vacances dans ce village de pêcheurs sur la côte nord-est du Cotentin avec Cathy son épouse et leur fils. Gabriel fêtait ses cinq ans. Pendant que Cathy confectionnait un gâteau et préparait une petite surprise, Paul avait emmené son fils en bord de mer. Gabriel savait nager depuis peu. Ils avaient fait quelques brasses côte à côte. L’enfant était fier.

    Il ne cessait de répéter : 

    - Daddy Paul ! Je sais nager sans bouée.

    Quand ils avaient regagné la berge, le garçon avait sorti de son sac seau, passoire, pelles, râteaux et s’était amusé à creuser un tunnel sous le sable. Il allait et venait avec son petit seau qu’il remplissait d’eau. Paul s’était allongé sur la plage et, la chaleur aidant, il s’était endormi. On supposa que l’enfant s’était aventuré trop en avant dans la mer et, qu’embourbé dans un amas de goémon, il avait perdu pied. Un pêcheur retrouva son corps lacéré par les goélands et les mouettes sur le récif de Quillebeuf.

     

    Les jours, les mois, les années qui suivirent furent pour Paul et Cathy une nuit sans fin. Ni l’un, ni l’autre ne parlait de Gabriel, chacun cultivant le souvenir de l’enfant à sa manière. Institutrice en école maternelle, Cathy retrouvait un peu de son fils dans chacun des élèves de sa classe. Quant à Paul, sa culpabilité l’enferma dans un mutisme sélectif. Sous la pression de sa femme, il consulta plusieurs psychologues. Aucun ne réussit à le libérer de sa névrose. Ce n’est que plus tard, lorsque Dora vint au monde, qu’il reprit goût à la vie.

     

    Ne jamais prononcer le prénom de Gabriel " était une règle à laquelle tous devaient se soumettre y compris Dora. Petite fille, elle confiait en cachette ses secrets à son frère prisonnier du cadre accroché sur le mur de la salle à manger. Plus grande, elle éprouvait toujours ce même besoin et un jour elle lui apprit qu’elle était enceinte. Elle appela le bébé, Yvan.

     

    Les années passèrent. Yvan eut cinq ans et souffla sur les bougies plantées sur son gâteau d’anniversaire. Derrière lui se trouvait la photo de son oncle Gabriel au même âge. Assis en face de lui, Paul pouvait voir à quel point les deux enfants se ressemblaient. Après le Happy Birthday to You, Yvan annonça fièrement à son grand-père :

    - Papy Paul, je sais nager sans bouée.

    Cette phrase eut l’effet d’une bombe. Le visage de Paul blêmit, toute sensation s’effaça de son corps, il entra en transe hallucinatoire et elle lui apparut fugacement. Le vieillard poussa un gémissement juste avant de perdre connaissance. On étendit l’homme sur le sofa, on humidifia son front avec un linge mouillé, on appela un médecin.

    Quand Paul revint à lui, il n’eut qu’une idée : retourner là-bas, à Barfleur. Il devait la revoir. C’était une évidence à laquelle il ne pouvait se soustraire.

     

    Et ce soir, Paul est sur la plage. Ses pensées circulent dans les méandres de son passé. Soudain, il sursaute. Il vient de percevoir une voix qui l’appelle :

    - Daddy Paul !

    C’est Gabriel. Si l’enfant est présent c’est qu’elle est là, elle aussi. Elle est donc revenue. Et paradoxalement, lui qui voulait la revoir, maintenant il veut lui échapper. Le bois ! Il y a ce petit bois, juste un peu plus loin. L’homme s’y engouffre. Il se cache. Le vent d’amont fait battre le cœur de la forêt et la pleine lune joue aux ombres chinoises avec les grands arbres noirs. L’odeur de la mer qui vient jusqu’à lui rappelle à Paul cette odeur de mort. Soudain elle est devant lui. Elle s’est matérialisée. Paul a peur. Il est vieux, faible, il ne peut la combattre. Ils sont face à face,  lui et sa Mémoire.

    Paul l’examine. Son corps est caché sous une cape de flou. De l’invisible, il ne distingue que les yeux, des yeux qui l’accusent, le jugent, le blâment, le condamnent. Il tremble. Son cœur s’emballe. Elle le regarde sans concession, sans clémence. Il se jette sur elle. Il faut qu’elle disparaisse, il doit la tuer. Il ouvre ses mains. Ses phalanges se positionnent en griffes et encerclent le cou qu’il devine dans la pénombre. Le bout des doigts cherche, parcourt, voyage. L’homme invente, fantasme, visionne. Elle s’abandonne, ils ne font qu’un, reliés par le passé. Paul enfonce ses ongles dans la chair sans consistance. La profondeur de la pénétration fait naître un orgasme de douleur. L’homme pousse un hurlement, un cri de gorge. Il ne se contrôle plus. Elle, elle a les souvenirs à vif et elle a mal :

    - Arrête ! Arrête !

    Il comprend :

    - Encore ! Encore !

    Elle s’égosille :

    - Stooop !

    Il hurle :

    - Non, encore, encore !

    Paul appuie l’extrémité de ses deux pouces là où il devine la gorge flasque de sa Mémoire. Il serre de toutes ses forces. Elle ne crie plus. Il presse plus fort. L’ombre s’écroule. Le vieillard s’enfuit laissant sa Mémoire se désagréger sur le sol qui exsude. Subitement, il s’immobilise. Il se rend compte qu’elle est morte et si elle est morte ça veut dire que plus jamais il ne se souviendra de Gabriel. Le vieillard rebrousse chemin, la cherche. Elle a disparu.

    La conscience de Paul se fourvoie dans l’illusion de ce qui a été et de ce qui est. Il chante :

    - Je l’ai tuée-e-e, je l’ai tué, je l’ai ai tués.

    Titubant comme un marin ivre, il sort du bois, longe la côte, trébuche sur les restes d’une carcasse d’un cétacé rejetés par la mer et s’effondre sur le sable.

     

     

    Couché dans un lit, le regard à la limite de l’idiotie, Paul découvre les murs clairs d’une chambre d’hôpital. On lui palpe le pouls :

    - Vous l’avez échappé belle ! Heureusement qu’un couple qui promenait son chien vous a repéré. Les marnages en cette période de l’année peuvent atteindre quatorze mètres surtout les nuits de pleine lune.

    Paul n’écoute pas, n’écoute plus. Il fredonne :

    - Je l’ai tuée-e-e, je l’ai tué, je les ai tués tous les deux.

    - Qui avez-vous tués ?

    Le vieil homme élude la question. Quelqu’un s’approche de lui, l’appelle  mon chéri et prétend être sa femme. Quel drôle d’idée ! Il continue de chanter. La femme sanglote doucement. Elle sort un mouchoir de sa poche, s’essuie les yeux, se mouche. L’homme la regarde étonné. Yvan entre dans la chambre, Paul le détaille. Il lui rappelle quelqu’un.

    Dehors la pluie tombe. Elle martèle les vitres. Fort. Très fort. De plus en plus fort. Paul s’égare. Il entend la mer. Il n’est plus dans la chambre. Il est sur la plage à Barfleur. Gabriel nage :

    - Daddy Paul ! Je sais nager sans bouée.

    Le vieillard courbe la tête, pose ses mains sur son visage et sanglote comme un enfant.

    Yvan s’approche :

    - Ne pleure pas papy Paul, demain on ira à la piscine et je te montrerai comme je sais nager... Je sais nager sans bouée...

     

    Geneviève Steinling en bref : vit dans la région parisienne. Elle écrit des pièces de théâtre pour les enfants et des nouvelles pour les adultes. Depuis un an elle s'essaye au roman. Le premier est terminé. Le second est en bonne voie.

    Retrouvez l’auteure sur : http://steinlinggenevieve.site.voila.fr/


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    Illustration Marie Bouchet

     

    Vous le savez : " Si proche, si lointain " le livre est sorti de l’imprimerie le 21 décembre et un bon nombre d’entre vous ont profité des promotions de fin d’année en le commandant avec les frais de port offerts par l’association. Dorénavant, il vous faudra mettre la main à la poche et ajouter une contribution de 1€ de frais pour recevoir ce précieux livre.

    Ces dernières semaines vous avez pu humer ici même le parfum du concours Calipso 2009 avec au menu quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection. Nous continuons quelques jours encore cette mise en bouche avant de vous annoncer le thème de l’édition 2010.

     

     

    Retour

    par  Marie Bouchet

     

    Matin du 11 novembre 1918, ça s’est fait tout à coup. Je me souviens, il y avait la rumeur depuis quelques jours, c’était au bord de toutes les lèvres mais personnes n’osait y croire. Ceux qui attendaient encore quelqu’un souriaient à demi-lèvres, frémissaient, étaient à l’affût du moindre mot d’espoir. Et puis il y’avait les autres, ceux qui n’attendaient plus, ceux pour qui ça n’avait plus tant d’importance. Au final, c’est arrivé de la même manière pour tout le monde, ceux qui pleuraient de joie et ceux qui n’avaient plus de larmes. La fin de la guerre. Ca a résonné dans toute la ville, une folle clameur de douleur et de joie, les cloches, les cris, les chants, les pleurs. Pour moi ça n’avait pas tellement de sens. Il y a eu les exclamations dehors, " La Guerre est finie ! La Guerre est finie ! ", alors on est sorti avec Maman et Louise pour constater la liesse de la ville, et puis il y a eu les mots de Maman, les seuls qui ont vraiment compté ce jour-là : " Papa va revenir. ".

    La terre est rouge d’une autre nuit dévastée.
    Je ne suis qu’un corps parmi des milliers
    Mais ils sont allongés tandis qu’encore je veille
    Et que sifflent les balles, stridentes à mes oreilles

    15 Novembre 1918. Papa est revenu, mais il ne parle plus. Il ne nous a pas embrassés quand il est arrivé. Même pas Maman, et pourtant elle l’a serré dans ses bras, et elle a pleuré très fort. Puis Papa est allé dans la chambre et on ne l’a pas revu de la soirée. Maman a préparé le dîner, et pour la première fois depuis le début de la guerre elle a mis du chocolat dans le gâteau. Je ne me rappelais même plus du goût, juste que c’était vraiment très bon. Quand je l’ai mangé ça m’a donné envie de sourire. Seulement il y avait les yeux rouges de Maman, et la part de gâteau dans l’assiette de Papa, la chaise vide, et soudain je n’ai plus eu envie de sourire. J’ai regardé Louise, et je sais qu’elle a ressenti la même chose que moi.

    Si j’écrivais jadis, que puis-je d’autre ici ?
    Enseveli dans la terre, attendant qu’un obus
    Refonde en un tombeau mon seul et triste abri
    Que j’ai cent fois, de rage, rebâti et perdu

    24 Novembre 1918. Papa ne parle toujours pas. Avec Louise on passe nos soirées à jouer aux petits chevaux. Il commence à faire vraiment froid, surtout le soir. Maman ne veut plus que je sorte sans mon bonnet et mon écharpe, elle a peur que j’attrape une maladie. Je lui ai demandé si Papa était malade.

    "  Oui, en quelques sortes, Papa est malade…
    - C’est pour ça qu’il ne parle plus ?
    - Oui, c’est pour ça.
    - C’est pour ça aussi qu’il ne veut plus nous embrasser ?
    - Il veut vous embrasser, Julien, je te l’assure, il le veut vraiment…
    - Alors pourquoi il nous embrasse pas ? "

    Maman s’est mise à pleurer. J’ai regretté d’avoir posé toutes ces questions. Je n’aime pas faire pleurer Maman. Je ne comprends pas comment Papa peut supporter de la voir pleurer tout le temps, le soir, sans rien faire.

    Ô ma tendre femme ! Ce matin mon frère
    Est tombé dans mes bras… Il n’avait plus de bouche
    Le cœur encore battant, les yeux remplis de terre
    Le visage mutilé, et le corps qui se couche…

    2 Décembre 1918. On voit Papa de plus en plus rarement. Il ne descend plus de la chambre, c’est Louise et moi qui aidons Maman pour faire la cuisine, ramasser le bois, laver le linge. En fait c’est tout pareil qu’avant, quand Papa n’était pas là. Sauf qu’il est là. Louise m’a dit qu’un soir, elle l’avait vu sortir et rentrer au moins une vingtaine de fois par la porte de la grange, en la faisant claquer très fort à chaque passage. " Il avait un air… Je ne sais pas, pas méchant, mais très dur. Comme s’il se concentrait très fort pour trouver quelque chose, mais sans regarder nulle part. ". Maman ne nous parle jamais de la maladie de Papa. Aujourd’hui, mon voisin Jacques, le fils de Jean, m’a demandé si mon père était rentré. J’ai dit non. Jacques n’est pas méchant mais il est un peu trop curieux. L’autre jour, je l’ai surpris à nous épier par-dessus la haie, ma grande sœur et moi, alors que nous ramassions le bois. Je suis sûr qu’il cherchait à voir Papa.

    Ses meurtriers hurlaient, de leurs longs cris de loups
    Dans leur langue si dure, âpre sur le palais
    Comme l’odeur de la mort qui s’infiltre partout
    S’accroche à la langue et ne s’en détache jamais

    8 Décembre 1918. Papa a parlé. Mais je n’ai pas compris ce qu’il disait… Je crois que c’était de l’allemand. Papa me fait peur. Quand il nous regarde, c’est comme s’il ne nous voyait pas. Avec Louise, on fait comme si de rien était. On lui parle quand on le voit, on lui raconte nos journées à l’école, les punitions et les bons points. On fait comme s’il écoutait. En fait, je ne suis même pas sûr qu’il nous entende. Ce soir, nous sommes tous les quatre réunis autour de la cheminée. Dehors, il neige pour la première fois cet hiver. Demain tout sera blanc, lisse, ça brillera de partout. Ce sera beau.

    Je crois que c’est la première fois depuis le retour de Papa que nous sommes au complet, Maman, Louise, Papa et moi. La radio est allumée. Des Alsaciens témoignent de leur joie d’avoir retrouvé leur patrie. L’un d’entre eux intervient en alsacien, cette langue rude qui ressemble tellement à l’allemand…

    Papa se lève d’un bond. Il dit quelque chose en allemand, d’une voix qu’on ne lui connait pas, une voix qui nous glace tous le sang. Maman le prend par le bras et l’emmène dans la chambre. On reste là, avec Louise, à fixer les flammes. Les craquements du bois sont seuls à briser le silence. Au bout d’un moment, Maman redescend. Elle nous dit d’aller nous coucher. Ses yeux sont rouges, rouges comme les flammes. Louise et moi on ne dit rien, on monte l’escalier jusqu’à notre chambre, puis on se prépare sans un bruit, et tous les deux on se glisse sous les draps. La lumière est éteinte mais on ne dort pas. Tout doucement, on sombre dans le sommeil.

    Jusqu’à ce que des cris nous réveillent. Des cris en allemand. C’est sûr, c’est Papa. Louise et moi on se regarde quelques secondes, on n’ose pas bouger. Je tremble. C’était juste en bas, dans la maison, mais maintenant ça vient de dehors. Je ne tiens plus, je me lève, j’enfile mes chaussons et je descends les escaliers, tout doucement… La porte d’entrée est ouverte, mon père est dehors, il hurle, je tremble, le froid me prend au cou, je n’arrive plus à bouger. Une silhouette là-bas, c’est le voisin Jean, je le reconnais, il va intervenir, rendre la raison à Papa… Il s’approche, oui, c’est ça, j’ai envie de lui crier, Aidez-le !, s’il vous plaît… Il s’approche encore, il porte… un fusil ? Jacques lui a dit que Papa n’était pas rentré ! Jean ne sait pas que Papa est là… Je dois lui dire, je dois…

    Le coup de feu a claqué dans la nuit comme un coup de tonnerre.

    Embrasse nos deux enfants… Donne-leur tout l’amour
    Que j’ai perdu, et je t’en prie, pardonne-moi
    Je le sais, je ne reverrai plus le jour
    Je le sais, je ne reviendrai pas…


    Marie Bouchet en bref : étudiante, 20 ans, en 2e année Dessin d'Animation à l'école Pivaut de Nantes. Souhaite réaliser des dessins animés.

    Pour en savoir plus, découvrez son blog : http://www.ephemarie.blogspot.com/


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