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    Le barman et toute l’équipe du café vous adressent leurs meilleurs vœux pour 2010.

    Et pour clore cette année-ci nous vous proposons le vingtième chapitre d’Histoires d’eau accompagné d’une photo spécialement dédicacée à Suzanne Alvarez, l’auteure inspirée de ces palpitantes aventures maritimes.

     

     

    Le carnaval de la misère

     

    Pourquoi être né dans une famille plutôt qu’une autre ? Quand l’enfance ressemble à un conte noir de Maupassant et que la vie d’adulte n’est plus qu’un champ de ruines, comment s’en sortir ? Pour Marthe, c’était toujours le même brouet noir de regrets, de haine et de désillusions.

     

    - :- :-

     

    Après le désarroi composé de tristesse, d’euphorie et d’incompréhension dans lequel son divorce l’avait plongée, Marthe qui venait tout juste de fêter ses quarante-six ans avec ses nouvelles amies, s’étonna d’avoir si vite effacé de sa vie, Charly - un ancien capitaine au long cours, alcoolique qui l’avait larguée pour une jeunesse- aussi naturellement qu’elle s’était accommodée d’avoir rompu définitivement avec sa famille trente ans plus tôt pour fuir une existence misérable, faite de privations et de coups.

    - Je suis vraiment trop laide ! fit Marthe de sa voix grave à la Dietrich et dans un soupir de satisfaction mal dissimulé, tout en jetant un dernier coup d’œil à son miroir.

    - Tu plaisantes, j’espère, on te prendrait presque pour ma grande sœur ! la rassura la moussaillonne du Pythagore.

    Anna lança un regard amusé à son amie. C’est vrai qu’elle avait de l’allure, Marthe. Pourtant, Anna, tout comme sa fille, n’avait pas jugé bon de se mettre sur son " trente-et-un " pour aller faire un tour en ville.

    - Finalement, c’est toi qui as raison Carole, je ne me suis jamais sentie aussi jeune… J’ai l’impression d’avoir dix-huit ans ! ajouta la coquette.

    Salvador de Bahia. Brasil. La Baie de tous les Saints. La terre des artistes. C’est là qu’il fait bon vivre, c’est là qu’on fait toujours la fête, où le carnaval est le plus beau parce le plus populaire, et c’est ici que le luxe et la misère se côtoient sans complexes.

     

    Sous le baiser vorace du soleil, elle marchait fièrement, un peu devant elles, et se retournait de temps en temps pour leur sourire ou promener ses regards alentour afin de bien s’assurer qu’elle ne passait pas inaperçue. Sous son chapeau de paille orné d’un large ruban, son visage rayonnait de contentement et d’assurance. Elle portait une audacieuse robe à fleurs qui soulignait sa taille juvénile, et de magnifiques escarpins.

    - Non, mais, vous avez vu ça ! fit tout à coup Marthe en faisant quelques pas en arrière, pour rejoindre ses amies, et pouffant tout bas en indiquant de la tête l’homme âgé, vêtu seulement d’un slip de bain, qui venait de sortir du somptueux palace et qui allait se retrouver presque à leur hauteur.

    - Il aurait pu prendre une serviette au moins…. Moi, je trouve ça indécent… oui…franchement indécent ! s’entêta Marthe.

    - Bien d’accord avec toi…Mais… regarde, il se dirige vers la plage en face…Il ne va pas bien loin ! lui fit remarquer la jeune fille.

    - Tu sais, ici, vaut mieux pas trop s’encombrer. Toi, par exemple, si on n’avait pas insisté pour que tu ne prennes pas ton sac… sans compter qu’on va tomber bientôt en pleine période de carnaval…et…

    Anna n’acheva pas sa phrase….

    Marthe fut prise sous les aisselles par deux bras puissants qui la soulevèrent de terre, tandis que quelqu’un par derrière la délestait de ses chaussures et de son beau chapeau qu’elle venait à peine d’étrenner.

    Incrédule, stupéfaite, Marthe jeta des regards éperdus à droite, à gauche, derrière elle. Pendant un moment, sa tête comme bloquée n’arrivait plus à regarder devant.

    - Là !… fit Anna en pointant un doigt en direction des trois individus qui venaient de traverser l’avenue à toute vitesse avant de se fondre dans la foule des touristes.

    Marthe qui semblait avoir perdu la raison se lança à leur poursuite, échevelée et les pieds nus, ignorant le flot ininterrompu des voitures. Mais elle ne vit pas le jeune motocycliste qui manqua de la renverser :

    -Então, Vovó, nós queremos nos suicidar ?(1)

    Abasourdie sous le coup de l’insulte, elle resta sur place, oubliant déjà le malheureux épisode du vol de ses effets, crucifiée de rage et de douleur, frappée de paralysie et la respiration coupée… Elle finit quand même par crier :

    - Salaud ! comme si elle eût crié " Au voleur ! ".

    Des têtes s’étaient retournées, étonnées, des pas s’étaient rapprochés :

    - Nós o ferimos ?(2)

    - Nós o roubamos sua bolsa ?(3)

    Il s’agissait bien de son sac ! On venait de lui voler sa jeunesse !

     

    En même temps, elle eut le sentiment étrange qu’on venait de la lui voler pour la seconde fois. Alors, prise d’un horrible doute, se sentant pauvre et abjecte dans sa robe toute chiffonnée et salie, face à ce monde de boue et de pestilence, elle éclata d’un rire sans joie qui gardait mystérieusement quelque chose de l’enfance, semblait se prolonger à l’infini jusqu’à froisser le bleu immuable du ciel, tandis que les images du passé surgissaient du disque dur de sa mémoire dans une ronde obsédante : perdante sur toute la ligne.

     

     

    *Salvador de Bahia. Port brésilien bordé par l’Océan Atlantique. Environ 3 500 000 hab. Langue officielle : le portugais. La ville aux 165 églises. + de 35° à l’ombre en décembre. Ancienne capitale du Brésil du 16e au 18e siècle. Premier marché aux esclaves du Nouveau Monde à destination des plantations de canne à sucre.

    - Alors, Mémé, on veut se suicider ? (1)

    - On vous a fait du mal ? (2)

    - On vous a volé votre sac ? (3)


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  • rendez-vous-image.jpgSi proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour.

     

    Rendez-vous

    par Jacqueline Bordeau

     

    Pour certaines c'est encore la poussière, la rouille, la disgrâce du corps bancal au fond d'un carton. Il leur manque un peu, beaucoup pour tourner rond et reprendre du galon. Elles s'y prennent parfois à deux pour vaincre le handicap et ne font qu'une au mieux de leur forme, derrière celles qui déjà trottent menu sur les pistes d'émail. Pansées, cajolées, celles-là sont sorties de ses mains. Elles campent fières sur les meubles cirés ou le pavé briqué.

    Dans sa maison, deux préférées! Hautes comme des clochers, les comtoises sonnent, arpentent gravement sur deux temps, le silence : tic, tac, tic, tac… Avec amour, il les remonte quand elles sont fatiguées, essoufflées d'avoir trop couru après le temps. La plus ancienne, royaliste rescapée des années 89 a toujours toute sa tête. La Louis Philippe expose ses rouages dentés encore jeunes à l'étage d’un cabinet de verre. A chaque fois il ajuste l'écart des aiguilles. Un pas de deux, en avant, en arrière, l'une sur l'autre à l'unisson, la grande et la petite valsent sur le cadran où on peut lire où elles sont nées: pour l’une Jura, Suisse, Bavière… il ne sait pas, pour l’autre Forêt noire, il est sûr!

    Elles se balancent dans leur coffre de bois, on les entend compter à voix basse avant de tinter qu'il est l'heure...l'heure de quoi?

    L'heure de tout et de rien, c'est l'heure, un point c'est tout! Pour lui c'est le pouls, le coeur qui dit qu'elles vont bien; ça lui suffit!

    Sous ses doigts, toujours elles ressuscitent...ramènent au goût du jour le passé de leur être, s'étonnent d'être encore belles. Eternelles elles deviennent. Dans des cages de laiton, de vieil argent, des gangues de marbre, des corsets de porcelaines, des ventres d'émail, elles tournent comme la Terre, tempèrent ou pressent tout ce qui vit.

    Même sobres ce sont des objets d'art loquaces sur qui, comment, quand, où...sur tout ce que l'on veut savoir de là où elles sont nées! Si sur la table, elles trônaient, si chez les domestiques, en sous sol on les lisait, si dans le château elles résonnaient, si dans l'alcôve, elles réveillaient.

    Le jour où il a déniché la "Napoléon III" noire comme une veuve, il la pensait bien de chez nous, bourgeoise et comme il faut. Haussmannienne dans le chien assis de son fronton incrusté de nacre elle arborait un magnifique cadran de cuivre strié au ton chaud. Du moins c'est ce que ses coups de chiffons patients et amoureux avaient mis à jour. Les quatre colonnes torsadées se paraient en leurs bouts d'une virole du même éclat fringant: en chapiteaux ouvragés pour le haut, en pattes sculptées de fines farandoles pour le bas. Parfaitement décapé le socle d'ébène lustré offrait à la lumière des grimoires d'écaille rouge et des pastilles de nacre en écho au fronton. Une pure merveille extirpée du fatras d'un vide grenier au bord de l'Indre.

    En ce dimanche d’octobre, le soleil caressait les étals des brocanteurs alignés le long de la rue du village. Il réconfortait tous les objets, disposés ça et là, en attente d’une nouvelle adoption. Son regard explorait les nombreuses verreries en tout genre qui pourraient inspirer les investigations en décoration de Maud: la compagne qui partageait sa vie peignait sur verre. Tous deux prenaient plaisir aux déballages hétéroclites qui vidaient caves et mansardes.

    Ainsi ils voyageaient de par les années, musardaient dans la saga des familles et leurs menus patrimoines …Du quotidien jaillissait l’exceptionnel, c’est ainsi que le temps le façonnait sous la poussière et l’oubli.

    " -Tu te souviens des assiettes ? Depuis on en n’a jamais retrouvées!"

    Le sourire de Maud le reporte quelques trois années en arrière, un passé si proche et si lointain qui le propulse dans les souvenirs plus anciens de son enfance.

    " -Oui, je les revois comme si c’était hier. Au détour d’une table en chêne fatigué, elles étaient sept rescapées d’une douzaine. "

    Leur propriétaire lui avait décliné leur pedigree : " Ce sont des assiettes du siècle dernier, vous savez. " Vernissées, deux ébréchées, un feston de vert empire rehaussait la faïence crème en leur pourtour. Leur motif central dessiné se légendait de quelques mots sur une écharpe. Ils les reconnaissait et sans doute bien d’autres enfants avec lui ! Quand il était petit, il les recevait des mains de sa grand-mère. Avant de les poser sur la table, avec sa sœur il choisissait le sens pour lire et puis, chanter ! … La grande cuillère en argent déposait les fruits au sirop sur la ronde imprimée de l’assiette, et c’était le péché (…de gourmandise). Le goût aigrelet tout juste de sucre paré, la chair pourpre à cœur, emprunte vivante des noyaux et il revoyait les bocaux vert foncé en ébullition dans la vieille lessiveuse, juchée sur le trépied à gaz dans l’allée du jardin strié de murets de buis.

    Il entend très net le bruit sec de l’élastique plat sur l’armature de fer. Les oreillons parfumés des petites pêches de vigne glissaient doucement dans le saladier de verre rose…la vendeuse s’était impatientée : " Alors, monsieur, vous les prenez ? "

    Une ribambelle de notes oubliées s’était mise à défiler dans sa tête. En accéléré, Cadet Roussel s’en allait en guerre avec Malbrough, la mère Michel dansait la Capucine au Clair de la lune sur le Pont d’Avignon ! Un peu triste il avait refusé l’offre pressante de la femme agacée et fui le haussement d’épaules désabusé qui accompagnait son dos tourné ; à chacun sa petite madeleine, chère madame!

    Porté par le sourire malicieux de sa grand-mère sous sa couronne de cheveux neigeux relevés en chignon moelleux comme une brioche, il avait poussé plus loin éclairé de l’intérieur,en quête d’objets plus étrangers à son coeur. 

    " -Tu ne regrettes pas maintenant ? "

    Maud le plante dans le présent, lui le rêveur, le nostalgique des petits bonheurs d’antan.

    " -Non, d’autant que nous ne sommes pas revenus bredouilles ce jour-là ! "

    C’est après l’émotion des assiettes qu’ils étaient tombés sur elle devant une camionnette dont l’Argus ne devait plus être d’actualité. La ribambelle de vignettes collées tout autour du pare-brise en disait long sur son âge. Au sol, couchée sur une couverture douteuse elle gisait! Un rustre hirsute, un homme des bois, basané sous une casquette crasseuse de capitaine au long cours pêchée on ne sait où l’avait bradée pour un billet bleu.

    Face à son corps élégant dressé sur le merisier du buffet on peine à l'imaginer, poisseuse, ternie gris cendre, dépenaillée...Et pourtant c'est dans ce triste état qu'elle avait monopolisé son établi dans l'atelier, la pendule, milieu du dix-huitième, celle qui devait trôner sur bien des enfilades bourgeoises au coeur des maisons de maîtres endormies au fond des grands parcs. C’est du moins le vécu qu’il lui accordait. Jamais il n’aurait pu penser…

    Certes il était fier de la merveille mais malheureusement elle n'était pas parfaite: la voix lui manquait, elle était muette: pas d'aiguilles, pas de balancier! Son coeur d'engrenages bien chevillés au cadran n'attendait que des ailes pour prendre le temps au vol.

    Orpheline de balancier, elle est restée bâillonnée trois longues années dans sa beauté restaurée. Maintes fois il avait cru trouver...mais il était trop pâle le cuivre du déniché, plus fade que le roux du cadran. A l'oeil il faisait trop pièce rapportée! Et puis trop moche, ce plastron plat pour s'accorder aux motifs délicats de la fraise qui enserrait le disque vieil or où rien ne trottinait. Trop simple ou trop rouge toujours trop ou pas assez seyant pour l'aristocrate en deuil sur le buffet.

    Bien souvent sur le Net il fouillait, traquait aiguilles et balanciers pour trouver parure à la belle de l'empereur, le troisième aux moustaches conquérantes comme ses armées, ses généraux embusqués en guerre aux confins des frontières, au-delà de la mer, là où ils avaient bien failli rester séquestrés tous les deux ! Faute à la veuve !

    Maud avait blêmi quand le détecteur s’était emballé lors de leur retour. Une silhouette incongrue se profilait sur l’écran fouineur. On les avait isolés du groupe des voyageurs comme des pestiférés. Dans une petite pièce surchauffée au fond de l’aéroport, des hommes en uniforme avaient violé l’intimité de leurs valises pour dénicher un paquet de kraft grossier auréolé de tâches de graisse. Corseté par une ficelle de chanvre bien trop grosse pour la longue forme moulée dans l’emballage, l’objet s’avérait plus que suspect, il le reconnaît ! Au sortir du capharnaüm découvert dans la coursive des arènes d’El Jem cela ne lui avait pas sauté aux yeux ! Le vieux chiffonnier Berbère avait extrait de son fatras de vieilleries une cordelette et le cornet graisseux de son kebab sous le comptoir pour emballer son coup de cœur, un de plus.

    Peut-être que Maud l’aurait mis en garde s’il l’avait informée de son achat ?

    Il s’en veut encore tant le souvenir de sa mine défaite l’avait chagriné. Surtout au moment où les policiers suspicieux les avaient confiés, lui à un colosse de l’armée, elle à une femme trapue et volubile, le visage enserré dans un voile qui faisait rebondir ses joues  : 

    "-Par ici, madame veuillez me suivre! "

    Dans un vestiaire contigu, chacun de leur côté, ils avaient dû se déshabiller pour une fouille complète.

    Maud surprend le regard qu’il pose sur le buffet :

    " -Après la frousse que tu m’as faite, tu pourrais au moins le monter ! "

    C’est vrai qu’elles sont toutes à le compter autour de lui et il ne l’a pas trouvé, le temps !

    Tous les deux éclatent de rire. Elle n’est pas rancunière…

    N’empêche, il se souvient des yeux mauvais du policier tunisien qui avait dû se rendre à l’évidence. Le poignard interdit d’exportation tant suspecté dans l’oblongue du paquet barbare planqué au cœur de sa valise n’était pas au rendez-vous !

    Il y avait eu pire encore. Quoi de plus offensant pour cet homme qu’un fou rire de femme dans ce pays encore très attaché à la tradition musulmane! Surtout, lui semblait-il, à ses dépends, du moins c’est ce qu’il croyait !

    S’imposait plutôt un rapatriement, un juste retour des choses…

    Maud riait et pleurait tout à la fois devant la merveille ; l’éclat du cuivre roux prenait ses aises au grand jour : la veuve avait trouvé son balancier. Si lointain sous le ciel de Tunisie, si proche d’eux, à portée de sa main qui l’avait extirpé du souk, il les avait menés jusqu’au chiffonnier d’El Jem…

    Il a fallu se rendre à l’évidence : la Napoléon trois était une bourlingueuse rescapée du protectorat! Restait à l’interroger sur l’endroit où elle s’était déchaussée, pour dénicher les aiguilles …et trotte menu, la laisser raconter son périple au pays des oranges.

     

    Jacqueline Bordeau en bref : peintre écrivain aux heures de la retraite, née en Mayenne, vit en Touraine entre Cher et Loire. S'émeut, brosse des images, happe les mots, tisse les phrases, brode des histoires, des souffles de réalités pailletés d'imaginaire.


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  • enfant plume
    Si proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour. Merci encore à tous les participants et rendez-vous en début d’année pour la présentation de la neuvième édition.

     

     

    L’enfant plume

    par Laurent Houssin

     

     

    Dimanche prochain, l’enfant reviendra. Léger comme une plume. Comme apporté et déposé là par le vent léger d’avril. Il arrivera de sa curieuse démarche, un peu raide, les bras serrés le long du corps, son grand cahier à spirale sous le bras.

    De nouveau, l’homme verra son expression grave et souriante à la fois.

    L’enfant lui touchera le visage, les bras ; il passera sa petite main chaude sous sa nuque, et ouvrira son cahier à spirale. Puis il débouchera le stylo plume que sa grand-mère lui a offert pour Noël et s’assiéra sur la chaise où il a coutume de s’installer. Ce ne sera que dimanche prochain.

    Dimanche. Le jour de la visite.

    Pour le moment, l’enfant n’est pas là et l’homme est dans l’entre-deux ; il se traîne dans l’antichambre de son existence.

    Là où il se trouve, les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles pourraient être ; ce qu’elles avaient coutume d’être, avant. Les vivants ne sont plus en vie.

    Ici, il n’est qu’un asticot qui se débat misérablement en plein soleil, au beau milieu d’une autoroute en plein mois d’août. Un cas désespéré. Il n’a aucune chance de revenir sur la rive, avec les autres. Il le sait.

    Là où il traîne sa misère, il n’est rien pour aucun être humain, il n’est rien pour rien.

    À l’intérieur de lui, c’est autre chose.

    Un esprit qui pense, qui envisage, pèse le pour, le contre, refait les conversations qui ont laissé des blessures, récentes ou anciennes. Un cœur qui fait le compte de ses amours passées, essaie de savoir enfin pour de bon celles qui ont vraiment comptées pour lui et celles qui n’étaient que des ondées passagères.

    Il est à l’intérieur.

    Dedans.

    Là-bas, au-dehors, il y a les oiseaux qui chantent, les voitures de sport, les enfants qui lèvent le doigt dans les salles de classe, les marchands de marrons grillés, les mains qui caressent, les bouches qui embrassent, qui disent des mots d’amour, des injures, des mots de rupture.

    Là-bas, dehors, c’est bleu, blanc, noir, orange, carmin.

    Chez lui, c’est le gris.

    Des mois qu’il moisit dans sa prison. Qu’il tourne en rond. Si loin de tout.

    Son esprit n’a cessé d’élargir l’horizon étriqué de sa geôle, stabilisant peu à peu des frontières hésitantes au départ. Pour l’agrandir un peu, il a puisé sans relâche dans ses souvenirs. La géographie de son royaume est démentielle.

    Pour bâtir son domaine, il a commencé par y mettre sa ville. Puis il y a accolée celle de son enfance, puis des endroits où il est allé en vacances ou en voyage d’affaire. Un quartier complet de Lyon, un bourg de Normandie, une rue perchée de Gourdon, une petite impasse dans un village dont il a oublié le nom mais dont il se souvient l’odeur puissante de mimosa.

    Il arpente tout cela dans son esprit à défaut de pouvoir aller dans le vaste monde. Maintenant, il met plusieurs jours à en faire l’inspection. Lorsqu’il se sent à l’étroit, il ajoute de nouveaux quartiers dont il fignole les plans pendant des semaines.

    Depuis quelques temps, il n’a plus rien bâti de nouveau.

    Depuis que l’enfant vient régulièrement, a-t-il remarqué.

    Il ne sort plus guère. Depuis que l’enfant vient le dimanche, il a changé, un peu. Il a moins peur de rester à l’intérieur.

    Lorsqu’il est arrivé ici, il ne s’est pas intéressé immédiatement à ce qu’il y avait dedans. Il était encore trop impliqué dans ses activités extérieures. Trop tourné vers le moment où il sortirait.

    Au début, lorsque l’enfant ne venait pas encore le dimanche, il n’y avait que le futur. " Lorsque je sortirai de là, j’irai boire une bière au bar des fleurs ". " Lorsque tout ça sera fini, je ne vivrai plus comme avant, c’est sûr. Je m’en fais le serment. "

    Peu à peu, les souvenirs consultés, repassés, ressassés, rabâchés, histoire de s’occuper pendant qu’il traîne dans son royaume gris et chaud. De moins en moins souvent le futur dans sa bouche. Les souvenirs, l’imparfait, le plus que parfait, le passé simple.

    L’infirmière arrive.

    " 37,4. Pas terrible. "

    Il a envie de lui dire qu’il l’emmerde, que s’il veut avoir 37,4 ce matin, c’est son problème. Il a envie de lui dire que peut-être bien que sa température va encore augmenter, tiens, rien que pour l’emmerder.

    Il ne l’aime pas. Elle est méchante avec lui. Elle ne le respecte pas.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses collègues, dans le couloir, elle l’appelle la courgette, le potiron, et d’autres noms de légumes ; plutôt dans la catégorie des cucurbitacées.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses supérieurs, ce n’est guère mieux, elle l’appelle le L.I.S.

    Locked-In Syndrome

    Elle lui change sa perfusion sans ménagement, en lui parlant de choses inintéressantes, lui rappelant sans tact que sa famille ne vient presque plus jamais le visiter. Il faut dire qu’il a peu de moyens d’action pour protester.

    Il ne lui en reste qu’un.

    Il ferme les paupières.

    Elle est brutale. Elle lui fait mal en replaçant le cathéter. Si seulement quelqu’un dans cet hôpital pouvait lui expliquer qu’un L.I.S ressent douleur, chaleur, qu’il n’est pas dans le coma. Mais il pense qu’elle sait tout ça. Elle ne respecte pas son corps, voilà tout.

    Elle ne le respecte pas, lui. Elle se venge de quelque chose. Il trinque pour les saletés que quelqu’un d’autre lui a sans doute fait subir.

    Elle est dure.

    Il y a des gens comme cela. Et il y en a d’autres qui n’ont plus les moyens de défendre le peu qui leur reste.

    Il n’a presque plus rien, lui. Plus que son corps immobile. Sa prison de chair.

    Ses veines sont ses rues, ses organes des stations. Le sang, les feux arrière des voitures du périphérique dans la froide nuit d’hiver, les poumons, des arbres.

    Son cerveau est devenu le grand maître, la capitale.

    Mais le plus important, c’est sa paupière gauche.

    Sa paupière, c’est la bouche qui parle, ce sont les mains qui caressent, qui écrivent, les pieds qui agissent, un reste de ce que fût son corps, autrefois. Avant qu’il ne rentre sans le vouloir à l’intérieur de lui-même et qu’il ne parvienne plus à en trouver la sortie.

    Sa paupière, ce sont surtout des lettres qui sortent laborieusement une par une le dimanche et que l’enfant écrit sur son grand cahier à spirale.

    L’enfant récite :

    E S A R I N T U L O M D …

    L’enfant forme un D laborieux sur on cahier.

    E S A …

    DA…

    DAN…

    DANS

    Un mot. Puis deux.

    Des mots, qui mis bout à bout deviennent des phrases, des vers.

    Des vers qui forment de longs poèmes.

    Des poèmes bizarres. Des poèmes de là-bas, avec des mots de chez lui. Qui parlent du temps qui s’écoule autrement. Lorsqu’il en a fini un, L’enfant lui relit à voix haute en essayant de mettre le ton.

    L’homme se souvient lorsqu’il avait l’âge de l’enfant et qu’il fallait réciter la poésie de Maurice Carême bien droit devant la classe, les deux mains dans le dos et le menton haut. Mais la sienne n’est pas du Maurice Carême. Seulement des mots de souffrance.

     

    Dans la mansarde étroite de mon poignet immobile, tu t’agites, tu tournes, n’aspires qu’à me nuire.

    Tu dois te fatiguer, à virevolter de la sorte, trotteuse. Je te hais.

    Je t’aime.

     

    Il rouvre la paupière. L’infirmière sadique est repartie.

    Dimanche l’enfant viendra.

    On est mardi. Il a cinq jours pour polir ses mots. Rien de trop. Il retourne chez lui, s’assoit à sa table de travail, seul dans son monde fluctuant.

    Un peu plus tard dans la journée, pour se reposer l’esprit, il marchera peut-être sur les pentes du mont Canigou, fera un tour dans la neige cotonneuse de l’un des nombreux ponts de Stockholm ou il traînera dans la forêt de Bord, à deux pas de là où il vivait juste avant de se retirer sans l’avoir voulu dans sa prison de chair.

    Il ne sait pas encore. Il verra.

    Une seule certitude : Dimanche prochain, l’enfant plume viendra.

     

     

    Laurent Houssin en bref : j'ai quarante ans, j'habite en Normandie avec ma femme, mon fils de 10 ans et notre chien. J'aime lire, avec une préférence pour les auteurs américains et évidemment écrire, en écoutant du rock et en buvant beaucoup - trop - de café. Bonne continuation à vous. Je participerai à l'édition 2010 et cette fois, j'essaierai de faire partie de la sélection finale.clignementclignement de paupière..


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  • couverture proche lointain2


    Le voilà ! Tout beau, tout frais ! Quoi ? Mais le livre pardi ! Le Livre. L’imprimeur a rendu son devoir pile poil. A nous de jouer. Les exemplaires déjà commandés ainsi que ceux des lauréats seront confiés au facteur dès lundi matin. Hormis l’arrivée imminente d’un cataclysme climatique qui entraînerait une formidable banqueroute postale avec dépression massive des préposés, crise mondiale du timbre, épidémie de crevaison sur les vélos et soulèvement général des boîtes aux lettres, les recueils " Si proche, si lointain " seront sous le sapin en temps voulu.

    Quant aux malheureux qui n’ont pas encore réservé leur exemplaire, il leur sera encore possible de se rendre au café pour réparer leur oubli et se confondre en excuses sans que pour autant ils aient la garantie de recevoir en temps et en heure l’objet de leur convoitise. Néanmoins, dans sa grande mansuétude, le barman de Calipso prolonge jusqu’au 5 janvier 2010 son offre des frais de port. Qu’on se le dise !
    Si proche, si lointain , recueil des nouvelles lauréates au concours Calipso 2009, 100 pages, 6,70€.

    Au sommaire : Le grand voyage, de Romain Nilly - Au pied du cerisier anglais, de Jean-Claude Touray - L'empouse, de Sylvie Dubin - Fin de saison, d’Annie Mullenbach-Nigay - La complainte des derniers jours, d’Emmanuelle Hersant – Correspondances, de Jacqueline Dewerdt-Ogil - Télescopage de parallèles, Dominique Guérin - La course du sanglier en Transcarpatie, de Benoît Camus - Le dormeur, de Michele Benoit - Si proche si lointaine, de Sylvain Onchelet - Parents adoptés, d’Isabelle Clement - Juste ta respiration qui change, d’Aline Gross-Batiot - Rêves partis, de Jean-Michel Faure

     

    Commande auprès de assocalipso@free.fr  


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  • alors-loup-image.jpgEn attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.  

     

    Alors le loup

    par Annick Demouzon

     

    Il m’a dit :

    — Je pars.

    J’ai demandé :

    — Où ?

    Il s’est tu. Il a eu l’air de réfléchir et il a grogné :

    — Loin.

    Et c’est tout.

    " Reviens ! reviens ! criait la trompe. "

    Je savais.

    *

    Maintenant, j’attends.

    *

    J’attends encore.

    *

    J’attends toujours.

    *

    Je ne supporte plus d’attendre.

    *

    Il me disait : " plus tard, je serai un grand voyageur, un aventurier. Plus tard, je…

    Et moi, j’écoutais, j’entendais. Je riais.

    J’aurais dû comprendre.

    J’aurais dû savoir. J’aurais dû.

    Je n’aurais pas dû sourire. Et, moins encore, en rire.

    *

    La solitude et l’attente, si on ne sait pas, on ne peut pas comprendre. Non, on ne peut pas.

    Il faut être resté — seul —, longtemps, déjà, entre des murs — des vrais, en pierre, en brique, en béton, ou ces autres, les murs de silence — des murs lourds, épais, compacts —, ces murs que tisse la solitude autour des êtres, pour les enfermer. Il faut avoir vécu ces murs, pour comprendre. Pour savoir. Pour sentir.

    On rencontre des gens. On est seul.

    On bavarde — parce que, oui, on bavarde ! — on est seul.

    On se tait, on marche dans la rue, on pousse une porte, on cherche, on demande, on se penche, on s’assied, on se relève. On est seul.

    " Une demi-baguette, s’il vous plaît. Oui, oui, tout va bien… des nouvelles ?... pas vraiment… c’est la vie… c’est normal… bien sûr… on ne les a pas fait pour soi… oui… c’est sûr, c’est sa vie, après tout… oh, moi !… loin… très loin… oui, oui… une carte parfois… je ne sais pas exactement… parfois une carte… ou une lettre… oui… bien sûr… non, je ne sais pas si… " On est seul.

    Même avec les autres — surtout avec les autres — on est seul.

    Encore plus.

    Mais il faut l’avoir vécu pour comprendre.

     

    Je hais les explorateurs, les voyageurs de tout crin et de tout poil, les traîne-savates, les globe-trotters, les nomades, les itinérants. Je hais ma solitude.

    *

    Je lui avais acheté un casque. Il devait bien avoir huit ans, peut-être neuf, un casque blanc, rigide et épais, comme on faisait autrefois. Un faux, bien sûr, pour jouer. C’était un jeu.

    Il jouait. Je le voyais d’un œil attendri. Étais-je sotte ? Stupide ?

    — Oui, oui, mon trésor, tu seras un aventurier, un grand voyageur, un explorateur, un…

    Et je riais.

    Sotte, je riais.

     

    J’ai de lui une photo. Avec le casque. Et une machette en bois, qu’il s’était fabriquée dans une vieille planche. Autour du corps, en baudrier, un long rouleau de corde qui lui sangle le ventre et la poitrine, et qui s’écoule vers ses genoux. Les genoux sont boueux. C’était un jeu. Il est fier. Il y croit. Il est ce personnage, qu’il joue. Il l’est vraiment.

    Et je ris.

    J’aurais dû comprendre. Savoir.

    *

    Il m’a dit :

    — Je pars.

    " Comment, Blanquette, tu veux me quitter ! "

    J’ai demandé :

    — Où ?

    Mais cela n’avait pas vraiment d’importance.

    " Je pars ". Je savais qu’il partait. Seuls ces mots comptaient. Cela seul suffisait.

     

    Quelques jours avant son départ, il m’a dit :

    — On va le voir ?

    J’ai dit oui.

    On est allé le voir. Son père.

    On n’a vu que sa tombe, cette pierre grise, de ce gris profond et luisant d’anthracite, cette tombe que sa famille avait voulue. De lui, au vrai, il ne restait rien. Que ça. Cette pierre. Et son nom inscrit en lettres d’or sur le marbre. Et tous ces autres avec, qui n’étaient pas lui et qui ne m’étaient rien. Caveau de famille. Tradition. Mise au rang.

    Il m’a pris dans ses bras :

    — T’en fais pas, qu’il m’a glissé. Moi, je reviendrai.

    " Reviens, reviens… "

    " Oui, oui, tu reviendras, j’ai répété. Tu reviendras. "

    Quand ? J’ai pensé. Quand ? Et comment ?

    Comme lui, là ? j’ai encore pensé, en regardant la tombe. Mais je n’ai rien dit. J’ai souri. J’ai fait semblant.

     

    Tu avais le droit. C’était ta vie, comme tu disais.

    Ils le disent tous.

    *

    Maintenant, à nouveau, comme autrefois, comme il y a longtemps déjà, chaque jour, ma vie est semblant. Semblant de marcher. Semblant de m’asseoir. Semblant de parler. Semblant de porter à ma bouche les aliments que tu aimais. Semblant de deviner ta présence derrière le mur. Semblant d’écouter ton souffle quand tu dors.

    Semblant.

    Pourtant, on dirait que je vis.

    " On ferait comme si… On dirait que… Alors, tu serais… "

    C’est comme si je vivais. Donc, je vis.

    " Maman, regarde, comme pour de vrai ! — Oui, oui, mon chéri, on dirait, comme pour de vrai… "

     Et je riais.


    J’entends parfois des mots sur mon passage. Des mots qui ne me sont pas adressés.

    Mais que j’entends.

    La pitié.

    " Courageuse… ne montre rien… pas revu depuis… déjà, le père… tout pareil… pauvre femme… fait pitié…"

    Je hais la pitié. Je hais ce regard enfoncé dans mon dos. Et qui me cloue. Je les hais tous, de me prendre en pitié. Je le voudrais, lui. Comme avant, déjà, j’aurais voulu son père. Auprès de moi.

    Non, je n’irai pas supplier de l’amour, réclamer ma part. Pitié ! Pitié ! Non. D’ailleurs, ce n’est pas ça qu’ils ont à me donner.

    Ils pensent : " Heureusement, nous… pauvre femme, mais… pourvu que… pas à moi… heureusement, pas moi… et si ?… "

    Ils n’ont pas pitié. Ils ont peur.

    Pour eux.

    Tous pareils. Mais je les comprends. Je ne peux pas leur en vouloir.

     

    Sur cette photo, avec le casque blanc et la machette en bois, il ressemble à son père. La dernière fois où je l’ai vu. Beaucoup. Trop. C’est son fils. Tout pareil…

    — Je pars

    — Où ?

    Oui, oui, je sais, il le faut, c’est ta vie, TA vie.

    Et la mienne ? Hein ? la mienne ?

     

    Il m’avait fait, lui aussi, un grand sourire en partant, comme tu as fait — peut-être exactement le même —, et un joli geste de la main — très gracieux. Je me rappellerai toujours ce geste. Et ce sourire. Il ne m’en voulait pas de partir. De me quitter. De me laisser.

    " Comment, Blanquette, tu veux me quitter ?… "

    Je lui ai souri. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Et un geste — aussi — de la main. " Au revoir. "

    Adieu.

    Je ne l’ai jamais revu.

     

    Sous la pierre, il n’y a rien. Que les autres. Ses parents, un frère, un oncle, une tante. Lui, il n’y est pas. Il n’est que ce nom ridicule gravé en lettres d’or — de l’or de pacotille, aussi faux que ce nom écrit sur cette tombe où il n’est pas, où jamais il ne sera. Du toc. Du vent… De la poudre aux yeux.

    Et, pourtant, j’y vais parfois, pour le rencontrer. Où, sinon ? Il n’est pas là, je le sais. Mais il n’est nulle part.

    Loin, seulement.

    Je n’ai jamais pu savoir où. Et jamais, sans doute, je ne le saurai.

    Le hais les voyageurs et les explorateurs, les traîne-savates, les globe-trotters, les nomades, les itinérants, les aventuriers. Tous ! Et je le hais, lui surtout, d’être parti.

    " Reviens ! reviens !... "

    Il ne reviendra pas. Et je l’aimais.

     

    Il ne me reste de lui que quelques souvenirs, ceux que m’ont laissés ses passages, ses retours si brefs, ses étapes tellement provisoires vers un autre départ. Et des mots gribouillés à la hâte sur du mauvais papier, des cartes postales : " Pas le temps de t’écrire… nouvelles viendront plus tard… t’en dirai davantage… te raconterai à mon retour… pense à moi !…"

    J’y pensais, bien sûr. Pas besoin qu’on me le dise. Je ne faisais que ça.

    Mais, lui, il n’avait jamais le temps. Le temps de rien. Et surtout pas de m’écrire. Et encore moins de revenir… et de rester. La terre lui brûlait les semelles.

    Partir, partir, il ne pouvait pas faire autrement, disait-il. Et je l’ai attendu. Tant attendu !

     

    De lui, il me reste également ces articles que j’ai gardés — souvenirs —, et qu’il envoyait aux journaux, ces articles qui faisaient de lui un héros — une sorte de héros. " Un homme extraordinaire… exceptionnel… remarquable… vous devez être fière… un grand… n’est-ce pas ?... "

    Un grand.

    Un grand vide. En moi. Surtout. Et depuis si longtemps comme une seconde nature. Un vide fait d’attente infinie. Fière ? Moi ? Peut-être. Mais pour quoi faire ?

    Ma vie, c’est l’attente. L’attente sans fin.

    Par sa faute.

    Attendre encore et encore. Attendre. Toujours. Je n’ai fait que ça.

    Fière ? Non. Pour quoi faire ?

    Et la peur, et la crainte… et si… et si… et… Et toutes ces images dans ma tête, ces idées. La peur. Et l’attente. À m’agripper.

    Parfois, pourtant, les pointillés de quelques retours, de quelques passages… Une poussière de vie. Une aumône. De quoi me faire tenir. Et le poudroiement d’une présence parcimonieuse — jusqu’à l’avarice.

    Et, toujours, à nouveau, la solitude, comme une seconde peau. Et l’espoir aux ailes éjointées.

     

    Heureusement, il y avait son fils. Toi. Mais, toi aussi, maintenant…

    " Je veux aller dans la montagne… "

    Comme un vrai.

    Tu ne joues plus.

    Tu lui ressembles.

     

    Et il y a eu, un jour, cette lettre officielle. Et d’autres. Bien entendu, on n’était pas sûr. Sûr de rien. Mais peut-être. Sans doute. Il y avait des chances. Pourtant… " Chance " ? Des chances ? de quoi ?

    Son dernier article n’était même pas arrivé !

     

    Et j’ai cherché, fait chercher, continué, et persévéré. Rien trouvé. Des traces, des passages, des effleurements. Sa présence impalpable. Un pied posé là. Une main accrochée ici. Ailleurs, le souvenir d’un mot. Le rappel vague d’un séjour. " Mais, oui, je me rappelle… Je crois. " Jamais l’homme entier. Ni même sa dépouille.

    Rien. Il n’est pas revenu.

     

    Peut-être il s’était couché dans l’herbe et au matin…

    " Une lueur pâle… dans l’horizon… le chant enroué du coq… Alors le loup… "

    " Sans doute mort. " Oui, oui, sans doute. Sans doute oui.

     

    Et, un jour… enfin… Acte de disparition officielle, temps écoulé, réglementaire. Veuve enfin. Veuve certifiée. Par la loi. Sans mort à enterrer. Sans cérémonie. Sans cadavre. Mais qu’est-ce que cela changeait ? Veuve, ne l’avais-je pas toujours été ? Et, pour finir, son nom en lettres d’or sur la pierre noire.

    Officiel.

    *

    Tu m’as dit :

    — Je pars.

    J’ai dit " oui, je sais. "

    J’ai demandé :

    — Où ?

    " Je veux aller dans la montagne. "

    Tu m’as répondu :

    — Loin.

    Tu lui ressembles.

    Trop.

     

    Je devais m’incliner. Il le fallait. C’était ton tour. Je me suis inclinée. Je te revois sur cette photo, avec le casque colonial — cet emblème du baroudeur de ton enfance — la machette à la main. Grand voyageur, explorateur. Et ce cordage bien trop long pour tes jambes, autour de ton cou. Oui, tu lui ressembles.

    J’ai souri. Je sais sourire. Faire semblant.

     

    Maintenant, je t’attends.

    Cette fois, ce sera la dernière.

    Tu ne repartiras pas dans la montagne. C’est dit. Jamais. Si tu reviens — mais reviendras-tu ? — si tu reviens, je suis prête.

    " En voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi. "

    J’ai tout préparé pour quand tu seras là. Tout est prévu. Si tu reviens. Même le nom à graver sur la pierre noire, cette pierre lisse et luisante, comme l’œil du loup. Ton nom. En lettres d’or. Avec les dates. Mais " Pour de vrai. "

    Et, cette fois — toi — tu y seras, dessous. Oui, tu y seras.

    Je suis prête et je t’attends. Tu ne repartiras pas.

    Plus jamais.

    Je hais les voyageurs. Tous.

     

    Annick Demouzon en bref : née en région parisienne, elle vit désormais avec les siens dans le calme du Sud-ouest, auprès d’un étang. D’abord professeur de Lettres, puis orthophoniste, elle pratique depuis toujours l’écriture. Ce n’est que depuis peu, qu’elle a fait le choix d’y consacrer davantage de son temps, de participer à des concours, et de tenter d’être publiée. Elle a ainsi été lauréate d’un bon nombre de concours depuis 2005. Certaines de ses nouvelles ont été éditées en revue ou en recueils collectifs ou bien sur internet. Et une nouvelle a été mise en onde par la RTBF. Par ailleurs, un recueil de poésie est paru aux éditions Saint Germain des Prés : " Sur le chemin de l’oiseau-feuille ".

    Le ton de ses écrits pourra être cruel, souvent, parfois, baigné de nostalgie, ailleurs, se teinter d’humour ou de fantaisie, cynique, il se peut, mais tendre presque toujours, avec, par dessus tout, une empathie bien réelle pour ces personnages qui, somme toute, nous ressemblent tellement…

    Quand elle n’écrit pas, elle s’adonne aux bonheurs du chant, aux joies de la peinture, où bien se reconstruit avec béatitude dans la marche.


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  • portes-enfer.jpgEn attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

      

    Aux Portes de l’Enfer

    par Anne Lurois

     

    Seule dans sa chambre, dans cette propriété où Auguste l’emmenait autrefois pour de tendres séjours loin du regard parisien, Camille se remet doucement. La grosse horloge de l’entrée vient de marteler ses coups dont le bruit sec comme un couperet la fait toujours sursauter. Puis les heures s’égrènent marquant la fuite des jours. Elle est là depuis un mois déjà, mais se sent toujours aussi lasse, plus épuisée que si elle s’était battue contre un bloc de pierre. Elle n’a plus aucune force, et plus envie d’être forte. Elle aime pourtant cet endroit, cette chambre baignée de lumière dès les premiers rayons du soleil. Elle ne tire jamais les lourds rideaux pour vivre chaque matin la naissance du jour. La naissance ! Quelle ironie. Chaque nouvelle journée naît à la mort de sa joie.

    Si les premières lueurs la trouvent éveillée à sa douleur, elle n’en apprécie pas moins la tendresse de la nature, le doux chant des oiseaux, les bruits de la vie échappant au suaire de la nuit. Tout est si paisible, comme à Villeneuve quand, petite fille, elle parcourait les chemins pour ramasser de la terre et modeler des sujets pour son jeune frère. Elle aurait pu être heureuse ici. Aujourd’hui, livrée à ses angoisses, blessée au plus profond d’elle-même, elle ignore quand elle sera capable de reprendre sa vie à la force de ses mains. Sa douleur n’a d’égale que son humiliation. Rien ne pourra effacer cette marque qu’elle sent inscrite en elle, gravée en son corps en lettres de sang. Son propre sang. Celui-là même qu’elle vient de verser en laissant échapper la vie.

    A-t-elle mérité cette blessure immense ? Est-ce un châtiment, comme le diront certainement son frère et sa mère qui ne manqueront pas de la couvrir d’opprobre. Pourra-t-il encore naître d’elle quelque chose ? Saura-t-elle encore créer, faire vivre ses statues avec grâce comme sa Valse dans laquelle elle a mis tant de son propre renoncement. Pourra-t-elle à nouveau donner à sa vie la légèreté de cette danse enivrante qu’elle a menée dans un abandon total de son art et de son être. Ils ont été si unis. Auguste lui a pris sa chair. Retrouvera-t-elle son âme ? Depuis un mois qu’elle est accueillie par sa chère amie, elle n’a rien construit. Pas l’ombre d’un buste, pas la moindre esquisse. Elle est vide. Elle se sent exsangue et desséchée. Ses mains se ferment, les poings serrés à en devenir diaphanes, les ongles plantés dans les paumes. Ses mains habiles, aujourd’hui incapables de retrouver les gestes familiers de la création, seul moyen pourtant d’étouffer sa douleur.

     

    En se coiffant ce matin, elle a enfin osé regarder son image. Aucune expression sur son visage. Aucun mouvement sur ses lèvres crispées. Le bleu de ses yeux reflète la noirceur de l’abîme dans lequel elle sombre. Son teint cireux évoque un masque mortuaire. Le pincé de ses lèvres taira à jamais son besoin d’amour. Elle ressemble à ces plâtres vides qui encombrent les ateliers de sculpteurs avant de naître à leur talent. Depuis sa plus tendre enfance, ses terres ou ses marbres s’animent, elle sait offrir une vie à des matériaux figés mais, elle a dû renoncer à la plus belle œuvre qui soit.

    Camille n’est pas femme à écouter son corps, trop préoccupée par l’observation des autres. Jamais elle n’a prêté attention à sa féminité, ni aux changements qui se sont opérés en elle au cours des années, et a toujours laissé à son amant l’orgueil de sa sensualité. Elle a pourtant immédiatement perçu la manifestation de vie au plus profond de son être, et n’a rien dit pour jouir seule de sa joie et de sa fierté. Créer sans maîtrise des formes ni du résultat, quelle excitation, quel bonheur. Puis très vite, elle a compris qu’elle devrait garder son secret à jamais enfoui. Elle a alors pris la déchirante et irrévocable décision de ne pas donner jour à la plus belle de ses créations. En cette lumineuse journée de printemps, ses idées sombres la laissent telle une source tarie. Elle se sent vide. Alors même que la renaissance est partout, qu’elle aurait pu approcher le plus grand des bonheurs, elle a réduit à néant ses espoirs d’être mère, détruit le chef-d’œuvre de sa chair. Sa souffrance physique le dispute à son abattement moral. Flétrissure et douleur. Elle qui a toujours assumé ses choix doit se cacher. Elle se terre, en disgrâce totale à ses propres yeux.

    Elle en était là de ses pensées lorsqu’elle perçut des voix. Noyée en elle-même, elle n’a pas vu l’heure tourner. La chambre inondée de soleil, elle a sombré dans sa nuit. Des voix rieuses l’ont sortie de sa sinistre rêverie, pour lui rappeler que son hôtesse l’a invitée à partager une collation avec sa fille et sa petite-fille, Marguerite, de passage pour quelques jours. Elle a ignoré ce détail de la présence d’une enfant jusqu’à ce qu’un joyeux babillage la sorte de sa torpeur funèbre. Elle s’est avancée vers la fenêtre pour observer discrètement la fillette et prend un plaisir aussi soudain qu’inattendu à contempler la chevelure tirée en une tresse ample dont de multiples mèches rebelles s’échappent.

     

    Attirée par le rire lumineux de la petite, elle se décide à affronter le monde pour repartir à la conquête d’elle-même. Fascinée par l’enfant, Camille ne prête qu’une attention distraite à la mère dont elle a immédiatement senti le regard accusateur. Cette jeune femme sage, sans saveur ne peut que juger l’artiste pour sa vie hors des conventions. Marguerite au contraire pose un regard vierge de tout préjugé sur son entourage. La petite femme en devenir a déjà la raideur imposée à son rang mais, ce maintien maîtrisé par une si jeune enfant contraste avec l’agitation intérieure dont elle irradie. Elle observe inlassablement les grandes personnes, et son front marque tantôt la surprise, tantôt l’incompréhension mais toujours une grande concentration pour ne pas éveiller une attention maternelle qui pourrait la contraindre à sortir du cercle des adultes. Pourtant, chaque regard de la mère sur son enfant n’est qu’amour et tendresse. Camille le ressent profondément, elle qui n’a connu qu’indifférence et froideur. La petite est aimée, elle sera plus armée.

    Camille éprouve un besoin irrépressible de faire le portrait de l’enfant. Elle demande la permission à sa mère qui hésite la toisant d’un regard hautain. Confier sa chère enfant au regard de cette femme dépravée ne peut rien présager de bon. Elle cède cependant et accorde une séance de pose. Camille vient de subir un nouvel affront. Si près de la rédemption, elle en est chassée par le regard des autres. Elle se raccroche à cet impérieux besoin de travail qu’elle sent renaître et qui seul lui permettra de surmonter sa honte. Camille choisit pour l’enfant un siège bas, la forçant ainsi à lever la tête. Le temps fait une pause. L’artiste observe Marguerite qui n’ose rompre le silence. Ses mains engourdies par des semaines de crispation et d’inactivité reviennent lentement aux gestes familiers de l’esquisse. La petite, le visage levé, les yeux attentifs, un sourire sur les lèvres, suit le mouvement du fusain. La main de Camille se fait à chaque seconde plus sûre et plus rapide. Elle porte son regard sur l’enfant, revient à son dessin. Sans un mot. Avec cette fièvre propre à la création. Une première page noircie, elle se lève, fait le tour de son jeune modèle, reprend son croquis. S’attache à la chevelure épaisse et ondoyante. Revient à la courbe du front. Se fixe sur le rebondi de la joue. Elle la fait changer de place. Commence un nouveau dessin. Toujours en silence. Son regard a changé. Elle travaille. Elle crée. Elle revit. Si longtemps éloignée de sa vie, elle en reprend le cours du bout de ses doigts.

    La petite invariablement attentive et sage malgré la difficulté de l’exercice suit du regard la main de la jeune femme, accoucheuse d’une œuvre longtemps restée en gestation. Plusieurs heures se sont écoulées. Chaque nouvelle ébauche rapproche l’artiste du modèle, la femme de l’enfant dont elle devine le tempérament de feu qui ne manquera pas de la consumer. Le temps imparti au travail a été bien long sans que Marguerite ne s’en plaigne. Camille, elle-même épuisée, met fin à la séance, enchantée d’avoir repris goût à l’ouvrage. Apaisée, elle a pris la décision de sortir de sa réclusion, de reprendre sa vie à la force de ses mains, d’oublier sa honte. Elle est satisfaite de ses esquisses. Profondément touchée par cette petite femme chez qui elle a lu autant de soumission que de révolte. Elle exprimera ces sentiments contradictoires dans divers matériaux. Les yeux posés sur ses dessins, elle imagine un marbre, un bronze, un plâtre ou encore une glaise torturée, la petite avec sa tresse sage et son visage sérieux, l’enfant aux cheveux ébouriffés, ivre de liberté, tous ces sentiments que l’artiste blessée a lus sur le visage lisse de l’enfant. Marguerite devra affronter la vie. Le front buté laisse présager des révoltes, la douceur du regard des déceptions.

     

    Aux portes de l’enfer, Camille a repris son destin en mains. Sa douleur et son abattement lui ont insufflé une force nouvelle que la faiseuse d’anges lui avait arrachée. Elle est à nouveau prête à plonger dans la création. Ses terres et ses marbres feront renaître son enfant. Cet enfant qu’elle ne serrera jamais contre son sein renaîtra de ses mains. Elle sera mère à nouveau. Mère d’une œuvre de pierre offerte au regard du monde par la toute puissance de son talent.

     

     

    Anne Lurois en bref : née alors que les hommes posaient le pied sur la lune, j’ai grandi dans l’imprimerie familiale. C’est donc tout naturellement que j’ai glissé du papier aux Lettres Modernes ! Très tôt, j’ai aimé lire mais également écrire entretenant pendant mes années fac une correspondance assidue avec mes amis. Aujourd’hui, ma première passion se concentre sur ma famille. Les suivantes s’articulent autour de nombreuses lectures, de mon goût pour les arts et pour Paris. Les brefs e-mail ayant remplacé les lettres fleuves, je me suis mise à écrire pour le plaisir, et participe depuis peu à quelques concours.


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    En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

    La corde

    par Chantal Molto

     


    Ce matin, je suis allé chez Jean. Je voulais lui emprunter sa corde. Parfois, on suit des chemins, on croit les avoir choisis, et pourtant ils ne vous mènent pas là où vous allez. Vous arrivez ailleurs.

    C’était simple et futile. J’avais besoin d’une corde pour attacher ma vieille télévision sur les barres de toit de la voiture. Elle ne rentrait pas dans le coffre. J’avais décidé de me débarrasser de cette énorme boîte noire, laide et encombrante. Je voulais en changer, me distraire avec en plus l’élégance d’un écran plat.

    Je me suis souvenu de la corde. Jean l’avait peut-être gardée. Quand on demandait à Jean pourquoi il avait une corde dans sa chambre, bien enroulée sous son lit, il répondait " une corde, c’est fait pour se pendre, non ? " Il devait avoir seize ans à cette époque-là. Sa mère disait " C’est une menace d’adolescent. Ça lui passera! " On n’en a plus parlé depuis.

    Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas prévenu Jean de mon arrivée. En un quart d’heure de voiture, j’y étais.

    Jean s’est établi à la campagne, pas loin de la petite ville où nous vivons encore, sa mère et moi. Il fait dans le bio. Il dit que ce n’est pas une mode. Moi, je m’en fous. Pourquoi essayer de bien se nourrir quand la vie vous régale chaque jour de chienneries ? S’empoisonner d’une manière ou d’une autre, le résultat reste toujours le même, la boîte, la fosse, le malheur absolu.

    C’était bien calme. Il faisait à peine frais. Les tilleuls sentaient bon, je m’en suis fait la réflexion.

    J‘ai frappé à la porte et personne n’est venu ouvrir. J’ai regardé ma montre. Jean et sa femme devaient être sur la route. Ils accompagnaient chacun un enfant le matin à l’école. Les habitudes se répètent mais les temps changent. Comme ils habitent à la campagne, c’est en voiture que Jean dépose son plus jeune fils à l’école primaire.

    Jimmy, je l’emmenais à pied le matin. Je l’obligeais à me donner la main. Il trottinait toujours derrière. Je le tirais, je le traînais. L’envie me rongeait quand je voyais les pères, tellement à l’aise, tellement heureux, à bavarder avec leurs gamins. Papa portait le cartable, et le petit, le sac de viennoiserie, pour plus tard, à la récréation.

    Au début, nous aussi on faisait le détour par la boulangerie. Mais Jimmy enfouissait le pain au chocolat dans un coin du cartable, où je le retrouvais rassis, en miettes, avec tous les autres de la semaine, quand il acceptait de ranger son cartable le dimanche soir en ma compagnie.

    Ce n’était pas si simple de l’amener à ouvrir ce cartable. A croire qu’il avait peur de tout. A moins qu’il ait eu peur de moi. Pourtant, j’essayais d’être doux, de ne jamais m’emporter. Et j’aurais pu mille fois l’assommer d’une gifle, qu’il n’a jamais reçue.

    Il m’exaspérait avec ses manières effarouchées, cette façon qu’il avait de ne pas me regarder en face, de ne pas répondre à mes questions, de trembler au moindre geste.

    Sa mère avait beau dire qu’il était pareil avec elle, toujours craintif, timide, renfermé, il lui faisait tout de même l’honneur de se cacher derrière elle quand j’approchais, et d’accepter ses baisers.

    Plus encore que Jean, Jimmy a été le fils de sa mère.

    Et pourtant! Pour celui-là, je m’étais senti pousser des ailes dans le dos. Jimmy, c’était l’accident qui offre une deuxième chance, ce serait mon petit, à moi seul. Je l’attendais dans l’impatience. Je me perdais dans les projets. " Je lui montrerai ceci, je l’emmènerai là ". J’ai même arrêté de fumer, parce que ça incommodait sa mère, et je voulais qu’il soit en forme, pour réaliser mes projets.

    Il est né malade. L’hôpital l’a eu plus vite que moi. J’ai passé deux mois à son chevet, je m’y rendais chaque jour. Il est resté fragile, toujours un rhume, une toux. Et puis, un petit corps pas solide. Alors, sa mère l’a, lui aussi, accaparé.

    Il ne me ressemblait pas. Il était blond, avec de belles boucles que je trouvais toujours trop longues, trop blondes, trop voyantes. Il fallait bien les couper, un jour ou l’autre. Mais c’était sa mère qui décidait, et je parlais en l’air.

    Finalement, j’ai dû en faire le constat. Cette femme-là me l’avait pris. Je suis allé voir ailleurs. Elle n’a pas été contre. Elle avait les enfants.

    Je n’ai pas eu d’autres enfants. Et je ne suis pas arrivé à quitter le bercail. Je m’acharnais à séduire Jimmy et cela occupait une bonne part de mon temps. Je ne réussissais pas à renoncer à mes rêves. Tout ce que je proposais à Jimmy l’inquiétait et il refusait sans rien dire, en secouant la tête.

    J’ai passé vingt ans à l’élever, à sucrer sa tasse, à ranger ses livres. De petites attentions que j’imaginais utiles, à la longue.

    Et puis il a quitté la maison pour l’université. Qui l’eut cru ? Cet enfant fragile est devenu patron d’une entreprise. Il dirige des centaines de salariés. Des centaines, j’exagère sûrement, il ne m’en a jamais parlé. Je l’aperçois deux fois l’an, quand il vient embrasser sa mère, qui habite près de chez moi.

    J’imagine qu’il la fréquente plus assidûment que moi, mais Jean me le cache, comme il m’a toujours tout caché.

    Quand Sabine est née, ma femme m’a quittée. Les langues du voisinage se sont rapidement déliées. Que Sabine ne soit pas ma fille, je m’y suis fait. Et le divorce aussi, je l’ai accepté sans regret. On ne s’aimait plus depuis si longtemps. Mais que Jimmy soit l’enfant d’un autre! Jean devenait mon unique enfant. Cela aurait été risible, si j’avais eu envie de rire.

    Je murmurais dans l’oreille de sa mère autrefois, quand nous étions jeunes mariés " j’aimerai t’emmener partout avec moi. Hop, tu sautes dans ma poche, tu t’installes un petit coin, entre le mouchoir et la boîte d’allumettes, et quand j’enfoncerai le poing, il fera doux là-dedans, je saurai que ton cœur bat pour moi ". C’était le moment de l’amour, celui qui n’a pas duré.

    Jean est né. J’ai su très vite qu’il prenait ma place. Enfin, celle que je m’étais attribuée, parce que, à la réflexion, si je l’ai perdue si vite cette place, c’est que je l’occupais mal, ou alors je n’étais qu’une doublure, un remplaçant. Quand il est arrivé, sa mère m’a remisé, oublié.

    Jean, il a compris tout enfant qu’il m’avait pris quelque chose d’important. Un voleur, voilà comment je le voyais. Et lui, face à moi, qui avait toujours l’air coupable. Bien sûr, un voleur!

     

    J’étais devant sa porte. J’ai frappé plus fort, j’ai appelé.

    J’ai tourné la poignée, comme ça, machinalement, et c’était ouvert. Je suis rentré, juste pour m’asseoir et attendre. Et puis je me suis dit " c’est trop bête, cherche la corde, prends-la et va-t-en. Tu lui laisseras un mot, à Jean ".

    L’idée m’est venue qu’elle était sous son lit. C’était là où il la rangeait, il y a bien vingt ans. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à aller voir dans sa chambre si c’était là que je la trouverais.

    J’ai monté l’escalier en bois. Il grinçait vraiment à chaque marche. J’ai dit tout haut " c’est difficile d’être discret avec un escalier pareil. " Je n’avais rien à cacher, c’était histoire de parler. Je n’étais pas à l’aise mais j’ai continué à grimper.

    J’ignorais où se trouvait la chambre de Jean et de Marianne, sa femme. J’ai ouvert toutes les portes. J’ai vu les chambres des enfants. J’avais l’impression bizarre de replonger dans le passé. Là, la chambre de Jimmy, ici celle de Jean. Sabine n’avait pas eu le temps d’avoir la sienne à la maison, elle était encore au berceau quand sa mère m’a quittée.

    Comment s’appelaient les fils de Jean, voilà que je ne m’en souvenais plus. Je suis rentré dans les chambres des garçons. Elles étaient bien rangées, comme autrefois. Je me chargeais de celle de Jimmy, et ma femme, de celle de Jean.

    Puis j’ai trouvé facilement la corde sous le lit de Jean, bien enroulée, facile à transporter. Je l’ai saisie d’une main. De l’autre, j’ai refermé la porte.

    J’ai eu envie de revoir une fois encore la chambre du cadet. Il faisait beau dehors et le soleil entrait gentiment dans la pièce. J’ai caressé le petit bureau, les crayons posés à plat. Mon coupe-papier - celui que j’avais donné à Jimmy pour ses dix ans, hérité de mon propre père - était aligné aux côtés d’une règle et d’une gomme. Il y avait de la douceur dans l’air. La chambre de Jimmy donnait plein sud, elle aussi.

    Je me suis senti fatigué tout à coup, le cœur lourd. Le cœur, non. C’était la corde qui pesait sur mon épaule, sur mon torse. En quittant la chambre, je l’avais passée, comme un pull. Elle paraissait légère, juste un filin vert tendre, presque la grosseur d’une corde à sauter.

    J’ai commencé à descendre l’escalier. Je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir le petit bureau de bois, si propret, et le coupe-papier, souvenir de mon père. J’ai trébuché. La corde pesait un poids de plomb.

    Je me suis emporté " Ce Jean, qu’est-ce qu’il a toujours foutu avec une corde pareille sous son lit ? "

    J’ai crié ses mots " une corde, ça sert à se pendre! " et la corde a frémi. Une petite secousse que j’ai ressenti à la taille, comme si elle se mettait à balancer tranquillement dans le vide, derrière moi.

    " Laisse! Elle est enroulée! " j’ai dit pour me rassurer.

    Mais toute enroulée qu’elle était, elle bougeait mollement d’avant en arrière, d’un côté puis de l’autre. J’ai voulu la soulever, m’en débarrasser, mais elle était devenue trop lourde. Elle supportait un poids, dans mon dos. Il me tirait vers l’arrière, comprimait mon cou, creusait mes reins.

    J’ai réussi tout de même à atteindre le rez-de-chaussée. J’avais laissé la porte ouverte en entrant dans la maison et du salon, j’ai aperçu une lumière crue, blanche, tranchante, qui commençait à s’infiltrer, venant du jardin.

    J’ai tempêté une nouvelle fois contre Jean " Qu’est-ce que tu veux me prendre encore, avec ta corde ? " Alors, une nouvelle secousse a rétréci la corde, la plaquant sur mon cou.

    " Voleur, voleur ! " J’articulais avec peine, la gorge garrottée.

    C’est à ce moment que j’ai pensé " Je vais mourir comme l’autre, il veut me tuer! "

    Je ne tenais plus droit. Le corps, dans mon dos, m’affaissait, m’étouffait. Je me suis traîné jusqu’à la terrasse, à genoux.

    Au dessus de ma tête, les fleurs de tilleul se balançaient doucement. Je me forçais à tenir encore les yeux ouverts. J’avais la gorge enserrée, entaillée. La corde m’étranglait. " Comme l’autre " je me répétais " comme l’autre !".

    Cela me revenait, en quelques vieilles images, vieilles d’au moins vingt ans. Celui qui s’était pendu, on l’appelait le blond, l’étranger, l’anglais. 

    Qu’il tourne autour de ma femme, qu’il fraternise avec Jean, c’était sans importance. Qu’ils soient, avec Jimmy, les deux seuls blonds dans un pays qui fabriquaient des noirauds cuits au soleil, cela ne me tracassait même pas.

    Mais un soir, en rentrant à la maison, je l’ai trouvé là, assis sur mon canapé, Jimmy sur ses genoux. Et Jimmy riait! Je me suis dit que c’était beau de voir Jimmy heureux comme ça.

    Alors, je lui ai arraché le gamin des bras et je l’ai foutu dehors à coups de poing. Je l’ai menacé " si tu reviens, si tu touches mon fils, je te tue. " C’était des mots prononcés dans la rage. Il n’est pas revenu, il s’est pendu.

    Dans un sursaut, j’ai retrouvé ma voix pour appeler " Jean, Jean, dis-moi si c’est toi qui l’a détaché de la corde, dis-le moi, si c’est vrai! "

    Mais Jean n’était pas là, et il fallait bien que je me débrouille tout seul, que je comprenne tout seul le secret de la corde.

    J’ai hurlé " Jean, tu as gardé la corde, pour qu’elle serve à nouveau! C’est ça, hein? Elle va servir, je te le dis, moi! "

     

    Elle m’y a mené tout droit, la corde, dans le clocher de l’église, où l’autre, l’anglais, s’était pendu. Peut-être que cette fois-ci, elle restera là, oubliée de tous. Mais peut-être pas. Si c’est Jean qui vient me dépendre, elle va servir encore, elle va servir.


     

    Chantal Molto en bref : je suis née à Alger en 1952. Après des études de droit à Toulouse et à Paris, j’ai multiplié les petits emplois tout en ébauchant romans et nouvelles. Puis je suis devenue avocate et j’ai consacré dix années au barreau avant de reprendre le chemin de l’écriture. Je me suis alors installée en pays d’Arles où j’ai suivi un atelier d’écriture. " La corde " met en scène un personnage, lequel suit un chemin qui ne l’amène pas où il croit aller. Il est précipité dans l’imprévisible et c’est l’instant où sa vie bascule qui est conté.


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  • voyage image3En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

    Voyage

    par Marie France Duprez-Abrassart

     

     

    Elle est folle ! Il n’y a qu’elle pour inventer une histoire pareille.

     

    Denis descend à toute vitesse les quatre étages qui le séparent du garage. En abordant le dernier virage il se dit presque tout haut : pourquoi n’a-t-elle pas été plus claire ? Des mois à se voir tous les jours ou presque, à travailler ensemble. Il peste sur la serrure : mais pourquoi cette porte est-elle toujours fermée à double tour ? Les clefs, sac à dos, poche de devant. Tendre et pourtant inaccessible, voilà ce qu’elle était. C’est possible çà ? Mais qu’est-ce qu’elle a cette moto ? Jamais elle ne rechigne à démarrer ? Pas aujourd’hui cocotte, non, je pars, maintenant, tout de suite, la retrouver, lui dire que j’ai lu sa nouvelle dans " Le Temps " ; c’est rare une nouvelle dans ce journal, sauf quelquefois au moment des vacances. De toutes façons je ne les lis jamais. Où habite-t-elle maintenant ? Son adresse, çà pourrait servir ; elle m’avait juste laissé le nom d’un patelin un peu à l’écart de la route de Normandie je crois.

     

    Choisir des bûches pour le feu, voler quelques branches à un fagot, porter le tout précieusement de la grange à la cheminée de la grande salle, chaque soir en rentrant du boulot c’est un rite dont Maud se passerait difficilement : le contact du bois, l’odeur de la grange, et puis un peu plus tard le premier craquement du feu, quand on a disposé le journal, le petit bois et la première bûche, passage obligé pour lâcher la tension de toute une journée de travail. Depuis qu’elle est seule, elle a d’ailleurs remarqué que son symptôme s’est accentué ; pas si simple la solitude, même quand on a fait vœu d’indépendance. Elle s’apprête à chiffonner une feuille de journal et s’arrête effarée : page vingt quatre son nom s’étale en toutes lettres: Maud Mallet. Elle avait presque oublié cette nouvelle écrite un soir de déprime et envoyée presque au hasard à plusieurs journaux ; Toujours des retrouvailles, impossibles bien sûr ; des histoires terminées avant de commencer. Enfin elle sourit, pensant qu’elle devrait sans doute en parler à sa psy.

    Ce soir elle a envie que le feu dure longtemps ; la soirée sera longue, les jours rallongent, il fait presque doux. Elle sort chercher encore deux ou trois grosses bûches. Mais elle est à peine sortie qu’elle stoppe son élan : du fond de l’allée, lui parvient le bruit d’une moto ; çà ne peut pas être celle de Robert, le fils des voisins, il est en stage à l’étranger pour plusieurs mois. Elle n’a pas le temps d’approfondir sa recherche, en face d’elle, dans le dernier coude de l’allée, débouche effectivement une moto, une vraie ; elle n’a jamais aimé les Harley prétentieuses, encore moins les nouvelles motos carénées comme des clowns, couleurs fluos et formes super phalliques si possible ; non, une moto noire, avec juste ce qu’il faut de chromes et un moteur au chant doux et profond, vibrant comme les basses d’un chœur russe. Et celle là, elle la connaît. Quelque chose en elle la reconnaît même un peu avant, qui se met à battre au point de dérégler tous les honnêtes stéthoscopes. Denis.

     

    Au moment où il s’approche, ayant retiré son casque et ses gants, il ouvre son blouson, et elle aperçoit un journal plié. Son regard ; impossible d’avoir oublié ; vert et brun mêlés, un petit air d’enfance accroché, le coup d’œil rapide qui prépare ou retient la parole, et la tendresse surtout, celle qui la faisait craquer chaque fois qu’elle s’était crue éloignée, libérée, celle qui se transformait quelquefois en orage ou en couperet. Contre son épaule, juste une place pour cacher ses yeux à elle ; vite le serrer dans ses bras, maintenant, tellement fort, et le laisser chercher sa bouche ; rattraper si possible un peu du temps perdu, épuisé à ne pas se trouver.

     

    -"  Tu es folle. ", est la seule phrase qu’il réussit à prononcer des siècles plus tard après l’avoir écartée juste un tout petit peu.

    -" Je sais. " dit-elle en l’entraînant vers la maison, puis, interceptant son regard vers la moto :

    -" Tu peux la laisser, ici il n’y a pas de problèmes. "

     

    Dans les maisons basses de ce type, on entre directement dans la pièce de séjour qui est généralement vaste et parfois un peu sombre. Maud y avait disposé tout au fond, le plus loin possible de la cheminée, son piano à queue et le violoncelle dont elle commençait à peine à jouer. Denis ne voit que le piano, prend à peine le temps de retirer son blouson, descend légèrement le tabouret et s’installe. Déjà Véronique ferme les yeux. Elle avait toujours su qu’elle ne devrait jamais l’écouter jouer du piano, comme dans les contes de fées, les enfants ne doivent pas franchir la limite du jardin magique. C’est déjà trop tard ; elle s’allonge sur le tapis, c’est une manie chez elle quand elle écoute de la musique, peut-être pour mieux sentir les vibrations. Chopin, il joue Chopin comme jamais elle ne l’a entendu interprété ; si peut-être par cet ami polonais de son professeur de piano, cet homme sans visage à qui elle avait donné le droit d’être un gnome tellement il jouait beau. Des larmes coulent doucement sur ses tempes avant de tomber sur le sol ; elle a envie de se lever pour le voir jouer ; non, ne pas l’interrompre ; quand il la rejoint, quand elle sent son corps contre le sien, les larmes s’arrêtent de couler.

     

    Le lendemain un grand soleil la surprend dans le lit à baldaquin, là haut dans la chambre qui s’étire sous les combles, sur toute la longueur de la maison, mais il n’a pas encore réveillé Denis. Elle descend préparer un café ; au moment où elle prend le plateau, elle sent ses mains autour de sa taille, elle ne l’avait pas entendu descendre ; elle laisse peser sa tête en arrière sur l’épaule qui se penche.

    -" Dis donc, dans ta nouvelle, tu ne lui prépares pas un festin pareil à ton Mickael ; d’abord, je n’aime pas ce prénom ; pourquoi m’as-tu appelé comme çà ? "

    -" Vous voilà bien prétentieux et sûr de vous mon ami ; qui vous a dit que ce Mickael ne représente que vous ? "

    -" Il me ressemble quand même beaucoup, non ? "

    -" Tu sais quand tu écrits, tu construis tes personnages, ils sont faits de mille et un traits glanés chez tous ceux que tu as croisés sur ton chemin et qui t’ont plus ou moins marqué. Le prénom par exemple, c’est un clin d’œil à une amie. "

     

     

    Denis reste pensif quelques instants , et poursuit le jeu :

    -" On décide quoi alors, pour la suite de l’histoire ? Normalement je suis passionné de voile, nous partons pour plusieurs mois dessus la mer jolie, sauf qu’on ne revient jamais du voyage ; plouf ! "

    -"Merci ! Je n’ai pas envie de mourir, pas tout de suite ; j’ai l’impression d’avoir des choses à vivre, une espèce d’urgence, peut-être à cause de la quarantaine. "

    -" On partirait quand même mais pas en bateau. Tu serais d’accord ? Tu pourrais abandonner tes pesantes responsabilités pour quelques jours avec moi ? "

    -" Accordé. Quelle direction ? "

    -" Le Sud, Barcelone, Lisbonne, une ville chaude où les nuits sont blanches. Tu m’as fait passer presque vingt quatre heures dans ta cambrousse, à mon tour de t’emmener sur ma planète. "

     

    Maud téléphone au dispensaire, laisse un petit mot sur la table de l’entrée pour Georgette, la femme de ménage : " Je pars quelques jours, ne changez pas les draps, je le ferai moi-même à mon retour. " Plus tard, retrouver le creux de l’oreiller, et l’odeur du lit froissé.

     

    Epilogue :

    A quelques kilomètres de la frontière espagnole, sur la route de Barcelone, le policier s’accroupit ; il cherche dans la poche du blouson un portefeuille, une indication, une adresse ; il faut bien prévenir quelqu’un. Mais il trouve seulement une espèce de machine à calculer. Tant pis se dit-il, peut-être que le chef pourra en tirer quelque chose. Il est tard, il en a assez de dépasser toujours ses horaires de service. Si ce n’est pas malheureux quand même, pour une fois que ce n’est pas la faute du motard ! Un salopard qui double en haut d’une côte, çà, çà ne pardonne pas ! A voir jusqu’où ils ont été projetés, il n’y a rien à espérer. Dans l’autre poche, une feuille pliée en quatre ; le policier la prend aussi, jette un œil ; c’est un poème. Il se dit : dommage que ce soit écrit en français ; tant pis, je le prends ; çà intéressera la petite.

     

    Le soir, "  la  petite ", assise sur son lit, dictionnaire de Français sur les genoux, déchiffre :

     

    VISAGE

     

    Un trait après l’autre,

    Au bout des doigts

    Trois rides tendres,

    Dessinées sur tes joues

    Le long d’un rire.

     

    Au bout des lèvres,

    Ta bouche à effleurer.

    A jamais ton regard

    Si loin, si près ;

    Envie de m’y noyer.

     

    Je t’aime encore

    Tu sais,

    Bien plus loin que toujours.

     

     

    Elle n’essuie pas ses larmes.


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    En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

    Premier jour

    par Sylvette Heurtel

     

      

    Marcher derrière toi sur le pont bombé, à l’angle du canal et des terrasses en appontement. Au-delà des maisons basses, la brume efface l’horizon de la lagune. Les îlots plantés d’arbres noirs semblent flotter sur du gris, informes silhouettes hérissées de balais levés. Murs trempés et briques rouges, la nouvelle année commence à la prison des femmes où le temps dure longtemps. Les traits de la pluie nous séparent comme un rideau de fils, nos pas côte à côte fondent sur le marbre orangé. Nous suivons l’arête du quai bordant l’eau verte, sur l’autre rive les coupoles roulent contre la verticale du campanile, la ligne des silhouettes grises sur le ciel gris comme une phrase familière à force d’être relue. Je cherche tes yeux. Tourné vers un mur aux volets clos, tu téléphones.

    Les échoppes basses et fermées de la Giuddecca défient la splendeur, là bas, de l’autre côté des vagues. Sur la solitude de la chaussée, une onde joyeuse émane de la seule boutique ouverte, brouhaha de voix d’hommes d’où débordent des rires heureux. Le siège de la cellule du Parti, sans faucille ni marteau. Engoncés dans les blousons de leur jeunesse, serrés autour des tables dans peu de place, leur plaisir d’être ensemble irradie jusqu’au trottoir trempé. Debout devant la porte malgré l’humidité, l’épaisse chevelure grise encore rayée par le peigne, le chef en veste de cuir accueille les arrivants. Sa poignée de main sans sourire scelle le passage de la nouvelle année. La lutte continue, il importe de se le dire. Le rituel passé, les visages des vieux militants s’éclairent pour la plongée dans la chaude mêlée derrière la vitrine que la buée obscurcit. Envie furtive d’entendre leurs souvenirs entre certitudes et regrets, je me tourne vers toi. Le bord de ton chapeau cache ton visage, ta main en visière protège du crachin le Palm que tu programmes sans me voir. J’éteins mes yeux et mon sourire.

    Marcher encore, fondre dans la douceur de la pluie, traverser le paysage quasi dissous dans la brume, longer les courtes vagues qui affleurent la chaussée, leur clapot incessant, leur fraîcheur. Je suis la ligne de tes épaules, ton allure trop rapide, ta silhouette que je reconnaîtrais entre mille. Mes pas dans les tiens depuis tout ce temps.

    Luisante parmi les volets clos, encadrée par l’or d’une guirlande usée, l’étroite devanture noire et rouge du Milan Club. Vingt figures de contreplaqué peintes aux couleurs des équipes figurent le classement sur un minuscule podium, chaque petit footballeur lève au ciel des bras à angle droit. Qui les a sciés un à un dans le bois ? Qui a tracé d’un pinceau un peu tremblant les détails des shorts et des maillots, les traits aplatis des visages muets aux sourires identiques? Qui les déplace au gré des résultats du dimanche ? J’imagine le vieil enfant découpant le papier doré ; il colle les photos et range les joueurs chaque semaine, ses doigts un peu raidis ajustent les fanions de papier et enfilent les pieds des figurines dans la rainure poussiéreuse. Je le vois retirer ses lunettes et sortir examiner l’effet de son travail avant de revenir pour un dernier ajustement. Je me tourne pour te dire combien m’attendrissent ces dix mètres carrés. Face à ton dos j’avale mes mots. Tu te hâtes vers le quai en remontant ton col. Où est le bateau ?

    Reprendre le vaporetto près de trois Vénitiennes debout, enveloppées de longues fourrures mordorées. Droites entre les sièges de bois remplis d’étrangers, les yeux noirs, les cheveux sans défaut, les sourcils suivant le même arc. La mère dissimule sa peine à compenser les mouvements du bateau, chacune des filles l’aide sans le montrer. Elles se parlent dans les yeux, ignorant le reste du monde, comme si un dais de velours grenat couronnait leur conciliabule hors du temps. Les deux gendres aux cheveux gris, en retrait sur le pont, attendent l’arrivée à l’île pour se tourner vers elles. Le long mur de briques claires sort de l’eau, élégance des colonnettes, arcades tendues sous la sombre perruque des cyprès. Les femmes vont au cimetière, les hommes leur prêtent la main pour débarquer à San Michele. Leur départ m’ abandonne au siècle des moteurs, seule au milieu de touristes absents. Tu es resté sur la coursive, je te regarde chercher la connexion de ton téléphone, les contours de ton chapeau et de ton bras levé découpés sur le reflet d’aluminium de la lagune.

    Une heure du matin dans l’air froid, descendre les marches pâles du pont degli Scalzi vers la rue encore illuminée, déserte. Seul, le garçon du café Olympo en gilet grenat et pantalon noir, finit de balayer la mince terrasse. Les manches de sa chemise blanche impeccablement repliées, le coton contre la peau brune de ses avant-bras comme un présage du jour puis de l’été qui reviendront. Sans se baisser il guide les poussières dans la pelle à long manche, son dos voûté dit la fatigue de la journée, l’élégance de sa tenue résiste à l'épuisement. Le rideau à demi baissé laisse échapper une lumière paille à travers la vitrine. Il n’est plus l’heure d’entrer s’asseoir sur le velours rouge des banquettes, de s’appuyer à l’arrondi doré du bar vide. Tous ces cafés où nous nous sommes posés ensemble, avides de bribes de vie croisées ; nous aimions tant les rencontres de hasard, les conversations où les mains et les yeux suppléaient les mots. Nous avons parcouru le monde, toi et moi depuis tout ce temps. Venise est déjà couchée, les clients d’ Olympo sont partis, les serveurs finissent de ranger, la tête ailleurs. Le regard terni et la voix éteinte, ils laissent leurs mains jouer la routine quotidienne.

    La froidure monte du grand canal, noir et silencieux contre les quais blanchis. Le courant sombre paraît enfler à mesure qu’on le regarde. Il faut revenir à l’hôtel, laisser l’humidité pour la chaleur, l’obscurité pour les miroirs et les lustres, la pierre pour l’épaisseur des tapis. Longer cent mètres de rue pavée pour te rejoindre, presser le pas vers la porte brillante et l’arbre de verre bleu du hall que tu as presque atteints. Tu as envie de dormir, rien n’existe plus sinon ta fatigue, le besoin de poser ton corps et de fermer tes yeux. Tu vas réaliser que tu es seul au moment de pousser le tambour luisant, tu prendras le temps de presser la touche qui me correspond. Le fil invisible qui nous relie partout va s’activer. Mon téléphone va crisser dans mon sac. Mes doigts reconnaissent la surface lisse de l’écran et la mollesse des touches, je sors l’insecte et le regarde dormir au creux de ma paume. J’attends son réveil. Il allume déjà ses interstices bleus. Ma main en cuiller pivote au-dessus de l’eau. Il coule après une légère hésitation, comme un regret, semblant envisager de flotter avant de s’éteindre et de disparaître. Noir dans l’eau noire.

    Assise sur un degré de pierre blanche, immobile quand je devrais marcher, perdue sur une route tracée, je sens l’hésitation me paralyser.

    A droite l’hôtel. Toi, que je peux rattraper en pressant le pas pour glisser ma main contre la tienne, plongée dans la poche de ton épais manteau. Pressé d’être au chaud, tu ne penses à rien, mon geste te freinera à peine. Ne te surprendra pas. Normal que je te rejoigne puisque nous sommes ensemble, partout, depuis toujours. Sous les lustres de cristal, foulant la laine épaisse, calinés par la chaleur, nous atteindrons rapidement l’ascenseur de verre. Entre les draperies des murs et les rideaux, nous marcherons vers la torpeur, à l’abri de la brume qui monte et du froid des murailles. Tu as un peu bu, tu es fatigué, tu ne parleras pas, n’entendras pas mes questions. Tu t’endormiras dans le lit rococo sitôt sorti de la salle de bain, devant le flot vulgaire vomi par la télévision.

    Je n’ai pas sommeil.

    A gauche la rue sombre qui mène à la gare, les marches luisantes, l’édifice sans style, les vitres obscures, les silhouettes furtives. Un train toutes les heures vers l’aéroport. Mon passeport dans mon sac. Des avions pour toutes les villes d’Europe. Attendre une place quelle qu’elle soit. Seule. Libre. Vivante. Prête pour le cadeau d’une nuit inattendue, la première de l’année.

    Je pars à gauche.


    Sylvette Heurtel
    en bref : aime les livres, les voyages , les bateaux et les villes. S'émerveille toujours de la rencontre entre son bonheur d'écrire et l'émotion d'un lecteur. La nouvelle Premier Jour a été primée au concours CALVA 2008 à Varaville.


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  • En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

     

    Montre moi tes cornes

    par Laurence Marconi

     

     

    Geneviève et Lucile m’observent à travers les gouttes de pluie qui serpentent sur les carreaux. Je le sais. J’imagine leur regard, affolé. J’imagine leur ton, larmoyant. J’aime la pluie, le ciel gris et bas, le vent qui fouette le visage. Allongé sur la pelouse, au milieu du jardin, j’offre mon visage aux rafales. Les gouttes de pluie rebondissent sur mon ciré et sur mes bottes en caoutchouc avec un bruit sec. Elles me martèlent le visage avec régularité. Je suis bien, les yeux fermés, la bouche ouverte, pour recueillir un peu de cette eau qui me purifie, me lave de toutes les souillures du quotidien. Les paroles vides de sens distribuées mécaniquement, les gestes absurdes accomplis pour rassurer mon entourage, les sourires fades, les baisers concédés sans chaleur. Je suis une marionnette. Ma femme et ma fille tirent les ficelles à leur guise, pour m’animer selon leur humeur. Mais lorsqu’il pleut, les fils s’emmêlent. Je ne suis plus un pantin inanimé. Impuissantes, elles me guettent de derrière les carreaux. Mon corps s’épanouit dans l’herbe boueuse, ruisselante.

    Elles, elles aiment abandonner leur corps aux rayons du soleil brûlant, moi, je m’enivre de cette eau glaciale qui me libère de leur étreinte.

    Seulement, voilà, aujourd’hui, tout est différent. L’orage tombe mal, très mal. Geneviève et Lucile ont observé avec angoisse les paquets de nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel. La table était prête, les couverts à poisson gisaient sur la nappe blanche immaculée. Les couverts à fromage étincelaient à l’ombre des verres en cristal. Et le soleil avait été commandé de longue date, en même temps que le traiteur, le champagne.

    Le traiteur avait livré, le champagne était au frais, mais voilà que le soleil faisait faux bond, le traître. " Papa, je t’en supplie ! Pas aujourd’hui, tu peux bien t’en passer, juste une fois ! " " Tu ne vas tout de même pas faire cet affront à ta fille ! Nous seules pouvons supporter tes manières de rustre ! Tu ne vas pas imposer ça à Luc et à sa famille ! Quelle honte pour nous ! " J’étais planté au milieu du salon, affublé d’un costume neuf, blanc, ridicule. Un sourire jusqu’aux oreilles, figé, grimaçant. On m’avait habillé, abreuvé de recommandations. Guignol rutilant, prêt pour la parade, pour la plus grande hypocrisie de l’année. Ma femme recevait pour la première fois le fiancé de Lucile, Luc, et ses parents. Déjeuner capital, où nous allions être jugés, jaugés, à la qualité des petits fours, l’éclat de l’argenterie et la vacuité de nos paroles. Mais le ciel n’en a fait qu’à sa tête. Il s’est mis à gronder, tempêter et s’est enfin libéré de toute cette eau, comme une outre trop pleine.

    C’est l’affolement dans la cuisine ! Le mur des lamentations! Luc et sa famille vont bientôt arriver ! Et je suis vautré dans la boue, libre, affranchi. Pour rien au monde je n’abrègerais cet instant si délicieux. Je me ressource. Geneviève et Lucile le savent. Mais soudain la pluie cesse, les dernières gouttes glissent entre les poils de ma barbe fraîchement taillée. Je reste encore un long moment étendu, inerte, jusqu’à ce que le soleil chasse les nuages et me chasse par la même occasion. Je n’aime pas la caresse de ses rayons obséquieux. Je me relève.

    C’est le moment, le moment que j’attends avec jubilation. Je me mets à arpenter mon jardin, en lisière de la haie touffue qui nous sépare des voisins, et je guette, fébrile. Je sais qu’ils vont venir à moi, majestueux, dans un glissement lent et élégant. Comme moi, ils sortent avec la pluie. Je les aperçois enfin qui pointent leurs cornes hors des taillis et mes gestes d’automate retrouvent souplesse et dextérité. Un à un, je cueille les escargots qui acceptent de me confier leur existence. Je les transporte avec délicatesse dans la remise au fond du jardin : ma coquille, mon bouclier contre la bêtise humaine. Geneviève et Lucille ne foulent jamais le sol de mon refuge. " Quelle horreur ! Des escargots ! Comment peux-tu te passionner pour des bestioles aussi répugnantes ! Gluantes ! Sans intérêt ! " Eh oui, Geneviève, ils sont ma vie, ma passion. Toi, tu ne l’as jamais été. Eux seuls donnent un sens à ma vie. Je me suis laissé caresser par tes rayons, il y a longtemps, très longtemps, alors que j’étais jeune, plein d’illusions. Tu m’as ébloui, un court instant, le temps de me passer la bague au doigt, ou plutôt la corde au cou. Mais j’ai rapidement senti le souffle froid, le vide, le gouffre. Même lorsque ton ventre était rebondi, tu étais creuse. Ta fille est comme toi, tu l’as façonnée à ton image. Je n’ai pas réagi, je suis rentré dans ma coquille. Je n’ai pas élevé ma fille, mais j’élève mes escargots. Je les aime, je les cajole. Je les respecte. Eux, prennent le temps d’être eux-mêmes. Toi, tu cours après ton apparence. Ils ont sans cesse leurs sens en éveil. Les tiens ne servent plus à rien depuis longtemps : tu ne sens plus, tu ne humes plus. Tu parades, tu fais la roue pour plaire, tu roucoules pour séduire. Mes escargots sont des bestioles répugnantes ? Tu es un paon vaniteux, une tourterelle stupide et coquette ! Grâce à leurs cornes, mes escargots captent tout. Toi, tu ne comprends plus rien, tu passes à côté de l’essentiel. Alors, accueille donc Luc Pomarolle et ses géniteurs, et laisse moi accueillir mes nouveaux Hélix Pomatia en toute tranquillité !

    Depuis combien de temps suis-je accroupi, le visage collé contre le grillage, les mains enfouies dans le trèfle nain? Ici la vie est au ralenti. Les secondes s’égrènent au rythme de mes chers compagnons. Une à une, les gouttelettes s’échappent du tuyau d’irrigation, avec lenteur et régularité. Je suis fasciné par le glissement des centaines d’escargots qui rampent sur leur lit vert tendre. Je les laisse grimper sur mes mains. J’aime le contact de leurs corps gluants qui lentement traversent la paume de ma main, en suivant le sillon de ma ligne de vie, et laissent leur empreinte, trace luisante et collante, avant de glisser à nouveau sur le trèfle humide. Je ne suis pas un obstacle pour eux, je me fonds dans le décor, ils m’ont apprivoisé. J’aime la légère succion qu’ils exercent sur ma peau, lorsqu’ils s’agrippent à moi. Je contemple les dessins de leur coquille, tous différents. Seuls mes escargots me donnent la force de survivre, de subir. J’admire leur placidité, leur fierté. Lorsqu’ils sont en confiance, ils sortent de leur coquille et se redressent, fiers et conquérants, dardant leurs cornes comme le symbole de leur liberté. L’humidité constante plonge la remise dans une moiteur quasi tropicale et je somnole, les battements de mon cœur ralentissent, mes yeux se ferment, et je deviens l’un d’eux.

    Des bruits de voix me parviennent et je refais surface. Les invités sont sans doute arrivés. Il va falloir que je les rejoigne, sinon, je n’ai pas fini d’entendre les jérémiades de ma fille et de sa mère. Je ne dois pas être responsable de l’échec de son mariage avec Luc. " C’est la chance de sa vie ! Luc est un garçon a-do-rable, qui a reçu une éducation re-mar-quable. Et n’oublie pas que son père est à la tête d’une des plus grosses conserveries de la région … l’avenir de notre fille est assuré ! … " Son avenir, sans doute, mais son bonheur, lui, n’est pas assuré du tout. Luc, un garçon re-mar-qua-blement coincé tu veux dire ! Un pur produit de sa classe, pétri de certitudes, toutes plus stupides les unes que les autres ! Un avenir en conserve, voilà ce qui attend ta fille, Geneviève ! Tu es un paon, une tourterelle, ta fille ne sera rien de plus qu’une vulgaire sardine à l’huile, rangée dans une boîte, marinant dans un monde étriqué, étiqueté…

    Je me faufile hors de la remise et rentre dans ma coquille. Vite, je traverse le jardin, en longeant la haie. Surtout, ne pas être vu dans mon accoutrement. La terrasse donne sur le côté ensoleillé de la maison, je peux donc rejoindre le garage ni vu ni connu. Geneviève jacasse, s’esclaffe, le grand show a commencé. J’en ai la nausée. Mon costume blanc gît sur le dossier de la chaise en bois sur laquelle j’avais pris la peine de le déposer soigneusement, avant de commettre l’irréparable : me vautrer dans la boue, m’adonner à ma passion honteuse. Tu vois Geneviève, je ne suis pas un monstre, malgré le dégoût que vous m’inspirez, toi et ta fille, je vous respecte, je me plie à vos désirs. Si seulement vous pouviez accepter mes différences. Mon déguisement n’a pas un faux pli. Je l’enfile à la hâte. Guignol est prêt pour recevoir les coups de bâtons. Je me faufile dans la cuisine. Les plateaux de canapés multicolores sont exposés sur la table. En un clin d’œil, je suis sur la terrasse. Geneviève gesticule. Ses doigts, aux ongles vermillon, s’animent et s’envolent, comme des papillons ensanglantés. Elle m’aperçoit soudain et me perce du regard. Si elle avait un arc et des flèches, elle me transpercerait le cœur, tant le sien est gonflé de ressentiment à mon égard. Mais les Pomarolle n’y voient que du feu et m’accueillent avec un sourire crispé, mais bienveillant, tandis que Geneviève laisse échapper un chapelet de paroles mielleuses.

    "  Ah, voici le Papa de Lucile ! Veuillez nous excuser pour ce léger contre-temps, nous sommes sincèrement navrés. J’ai expliqué à nos hôtes que la commande chez le pâtissier n’était pas prête et que tu as dû t’attarder en ville plus longtemps que prévu. Tout est arrangé à présent, n’est-ce pas Raymond ? " Geneviève tire sur les ficelles et mon visage se fend d’un large sourire tandis que mes jambes se mettent en mouvement et se dirigent vers Madame Pomarolle. Je courbe l’échine, sous le regard impérieux de ma femme, et je fais le baise main à la future belle-mère de ma fille. Sa main est poisseuse, je préfère le contact visqueux de mes escargots. La poigne virile du beau-père me laisse indifférent. Je m’écoute dire des amabilités sur un ton cordial, à défaut d’être chaleureux. Je laisse la chaleur au soleil, qui a eu pitié de Lucile et Geneviève, et à cette dernière qui brille de tout son éclat. Visiblement, rien n’est trop beau pour séduire les Pomarolle. Quant à Lucile, elle est éteinte. On dirait une petite fille, souriant niaisement, sa main perdue dans celle de son Luc. Elle est intimidée par la belle-famille. Elle a perdu sa belle assurance. Du coup, elle en est presque attachante. L’apéritif se prolonge. Lucile, en jeune fille de bonne famille, porte les plateaux de canapés et les offre à la ronde. Elle me donne le tournis. Sa mère aussi. Elle fait des moulinets avec les bras pour illustrer ses propos. La conversation me parvient comme un bruit de fond. J’affiche un sourire figé, ni trop mièvre ni trop forcé, sourire que je me suis composé au fil du temps et qui me permet d’être là, tout en étant ailleurs. Un masque. Pratique. Les coupes de champagne sont à présents vides, les plateaux aussi et nous passons à table, dans la salle à manger. Une odeur écœurante de beurre fondu s’échappe de la cuisine. Madame Pomarolle s’extasie sur la décoration de la table. Geneviève rosit de plaisir. Je fixe sa bouche, maquillée de rouge sang. Elle est parfaite, ou presque. Un peu de rouge à lèvre sanguinolent a dérapé sur ses dents. C’est la seule fausse note, même le saumon en Bellevue que Lucile dépose avec précaution au centre de la table est parfait. L’œil vitreux, la bouche ouverte, rose à souhait, sous son vernis de gelée luisante. Tout est en harmonie. Je suis le seul à ne pas être à ma place. Mon esprit s’échappe et traverse les cloisons. Je rejoins mes Helix Pomatia. J’aime leur coquille aux teintes d’automne, harmonie de gris et de brun. Autour de moi, les couleurs sont criardes, rouge vif, rose brillant, et les voix sont haut perchées. Je me sens agressé et je rentre dans ma coquille. J’avale avec peine ma tranche de saumon et les paroles sucrées de ma femme. Tout m’écœure. J’ai l’impression que je vais tourner de l’œil. Je suis happé par une spirale infernale, je tente de soutenir le regard des autres, mais en vain. Seul celui de ma femme me terrasse, un regard glacial, haineux tandis qu’elle dépose dans mon assiette une cassolette fumante. Au creux de chacune des alvéoles gît un escargot, ratatiné, ébouillanté, noyé dans du beurre fondu. Mon cœur se soulève, dans un ultime soubresaut, je soutiens un court instant le regard victorieux de ma femme et je m’effondre, foudroyé, sous le regard horrifié des Pomarolle.

     

     

    Laurence Marconi en bref : j'écris des nouvelles depuis bientôt quatre ans. J'ai 47 ans, je vis en région parisienne où j'enseigne l'anglais dans un collège. J'aime participer aux concours de nouvelles et lorsque j'ai la joie d'être primée, j'aime me rendre aux remises de prix pour y rencontrer les organisateurs et les autres lauréats. Ce sont souvent des moments uniques, comme au Fontanil l'an passé ! J'ai trois enfants, un mari, pas de chat, ni de chien, ni de poisson rouge, encore moins d'escargot .... !


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