• Avignon. On se dit que le festival est une expérience hors du commun, que l’humanité toute entière s’y concentre, que la mémoire du monde s’y déverse, que l’on y échafaude sans retenue, que l’on combine le silence et à la fureur, que l’on acclame et siffle en tout honneur dans les rues, jardins, garages, casernes et cloîtres, que l’on réinvente la vie, sa vie, que l’on s’attache indéfectiblement aux remparts… On se demande comment il est possible de traverser tant d’histoires, tant d’interrogations, de valser dans les ténèbres, de continuer à s’affairer dans la nuit étoilée en ignorant ce qui se trame encore et toujours ailleurs. On se figure être au cœur de la barbarie, on s’imagine être témoin alors que l’on reste simple spectateur…

    On croise les auteurs, les créateurs, les passeurs de mots, tous nous rappellent la violence au quotidien, avec la guerre, l’exil, l’exclusion comme trait d’union entre les hommes, Wadji Mouawad, Pipo Del Bono, Christophl Marthaler et bien d’autres encore gueulent dans la nuit d’Avignon… Sur le matin on se dit qu’il y a le soleil et la mer pas loin et que peut-être on pourrait s’embarquer vers d’autres cieux, totalement éblouissants… et puis Mouawad est encore là, il lit, écoute, questionne, écrit…

     

    "Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur même de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe, et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères. Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté."

    Voyage pour le festival d’Avignon 2009, Wadji Mouawad, éditions P.O.L


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  • Dans le précédent billet il s'agissait naturellement d'une photo d'un acteur prise quelques minutes avant la représentation.
    Mais au fait de quelle pièce s'agit-il ?
    Pour vous aider voici quelques complices de ce spectacle donné lors du festival d'Avignon en 2007.


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  • en Avignon


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  • Parfois la nuit vient tout inonder et le marin n’a plus que son imagination pour éclairer sa route. Au réveil il ne voit plus que le dos bleu de l’océan et il se souvient à peine avoir navigué contre le vent, défié les brisants et résisté aux voix des abysses. La mémoire sait nous faire avancer dans la brume et longtemps après, au décours d’une rencontre, elle s’amuse encore à faire miroiter d'invraisemblables souvenirs…


                                                                           Perdu de vue

    par Suzanne Alvarez

     

    Aux coups insistants frappés contre la coque de son ketch*, il tressaillit. Il n’aimait pas à ce qu’on vînt le déranger. L’instinct animal qui lui faisait rechercher la solitude était devenu si puissant, qu’il éprouva un soulagement quand, après leur passage, il entendit repartir le canot à moteur.



    Au Suriname.
    Lorsque Carole et sa mère s’engagent dans les rues aux trottoirs défoncés de Paramaribo, et passent devant ce qui avait dû être de magnifiques bâtisses coloniales hollandaises en bois vernis de blanc, ornées de balcons et de colonnes, et toutes trouées de balles, et qu’elles reviennent sans avoir réussi à faire les formalités obligatoires d’entrée, elles sont fatiguées et déçues.

    - Je me demande bien ce qu’on est venus faire ici ! fit la moussaillonne.

    - Tu as raison. Cet endroit est inquiétant et ne ressemble en rien à ce qu’on nous en avait dit ! renchérit Anna.

    Quand elles arrivèrent au ponton où Pythagore était amarré, l’endroit était pratiquement désert et calme en cette matinée de début de semaine. Et à part un porte-conteneurs ou un cargo qui passaient au large de temps en temps, il n’y avait que ce voilier un peu en retrait qu’elles avaient bien failli ne pas voir.

    - Uranus ! Uranus !

    Il est apparu là, gêné et enveloppé dans la chaleur déjà cuisante du jour. Il avait un drôle de regard, gris et doré à la fois, presque dur, à moins qu’il ne fût simplement triste et qu’il s’en défendît. Il leur a fait un petit signe de la tête qui voulait dire, sans doute : Oui ?

    - Bonjour ! Nous c’est Pythagore, le voilier là-bas. On est arrivés des Iles du Salut* cette nuit. Vous savez où on peut faire les formalités ?

    - Pas la peine ! Il y a eu un coup d’état ces jours-ci… Ils ont bien autre chose à penser vous savez !

    - Mais…Oooh ! On se connaît, non ? Tanger ? Madère ? Recife… au Brésil… Cayenne alors ? demanda Anna.

    - Non, moi je crois bien que c’est en Espagne ! hasarda la jeune fille.

    Il les a regardées fixement comme s’il n’avait pas saisi le sens de leurs paroles, et son visage s’est assombri un peu plus. Puis il leur a tourné le dos sans un au revoir, et a disparu à l’intérieur de son bateau, leur signifiant pas là qu’il n’avait plus rien à leur dire.

    - Il n’est pas causant ce type tu ne trouves pas Maman ?

    - Oui… c’est bizarre ! fit la mère qui n’avait rien d’autre, à propos de l’homme, qu’un tourbillon d’images confuses dans son esprit.

    Pendant le déjeuner, les deux femmes ne cessèrent d’y penser. Tout à coup, Carole interrogea son père :

    - Tu l’as vu toi, Papa, le type du bateau Uranus ?

    - Oui, je l’ai vu aux jumelles… le bateau seulement. Je crois bien qu’on l’a croisé à Port-de-Bouc, peu de temps après notre départ de l’Estaque. Mais c’est vieux tout ça !

    Au souvenir du regard du capitaine d’Uranus, Anna se souvint tout à coup :

    - Ça y est. J’ai trouvé ! L’émission " Perdu de vue "… Mais oui, le jour où on est passés voir " Tam Tam "... devant l’île Royale. Sa télé était en marche et Gilou regardait cette histoire où il était question de recherches…Mais oui, vous savez bien… cet appel à témoin qui parlait de ce type qui avait disparu depuis sept ans. Signe particulier : yeux vairons… avait dit le présentateur. Et justement le gars d’Uranus…

     

    Peut-on arrêter les souvenirs qui reviennent et les bouffées de passé qui vous assaillent à l’improviste, celles des années perdues surtout. Mais aussi, avait-on idée, d’avoir attendu plus de vingt-cinq ans, pour dire adieu à son ancienne existence et même changer de nom, après avoir été aux ordres d’une belle-mère plus dure que la pierre, d’une épouse qui vous méprisait et vous humiliait constamment, et de trois enfants qui vous détestaient plus que tout. Oui, à quoi cela avait-il servi de s’être démené autant pour qu’ils ne manquent jamais de rien ?

     

    Après avoir hissé les voiles aux premières lueurs du jour, il promena une dernière fois ses regards au fleuve sans fin, sur lequel des monstres d’acier surgissant de nulle part, perçaient de leur étrave* gigantesque le rideau de brume qui enveloppait l’horizon. Il devrait encore longtemps, dans sa fuite éperdue, se faire humble, petit, modeste, et renoncer à parler.

     

     

    *Suriname ou Surinam. cf." Le nègre du Surinam de Voltaire " : ancienne Guyane hollandaise à la frontière de la Guyane française, traversée par les fleuves Maroni, Surinam, Saramacca et Coppename. Capitale : Paramaribo.

    *Iles du Salut : îles au large de la Guyane française (île Royale, île de St Joseph, île du Diable), marquées par l’histoire du bagne.

    *Perdu de vue : émission télévisée française d’appel à témoin, lancée en octobre 1990 et animée par Jacques Pradel. 

    *Ketch : cf. " histoire d’eau 10 "

    *Etrave  : partie avant de la quille d’un navire

    .  

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  • C’était l’hiver, le train allait vers l’est et longeait un bord de mer déchiqueté par les bombes. La guerre avait divisé le monde en de multiples tranches d’inhumanité. Il pleuvait. Assis près de la fenêtre, il regardait les traînées d’eau boueuse s’agglomérer sur la vitre et il grimaçait quand elles arrivaient à maturation. Les croûtes noires lui donnaient la nausée. Les hommes taillés dans la pierre aussi.

    Il n’aimait pas ses deux proches compagnons de voyage et ceux-ci le lui rendaient bien. Engoncés dans leurs consignes, ils n’échangeaient que de petits bouts de phrases réglementaires sans aucune considération pour sa personne. Ils n’avaient pas choisi d’être là et se fichaient pas mal de l’animosité qu’inspirait leurs uniformes. Leurs lunettes noires, rangers et armes de poing suffisaient à marquer les esprits. Ils escortaient leur homme jusqu’à la fin des rails et à moins d’une erreur d’aiguillage ou d’un blocage de la voie par des réfugiés, rien ne semblait pouvoir les ébranler.

    La femme était entrée presque par effraction dans le compartiment. Belle dame au bout de l’âge, elle avait adressé à chacun un bonsoir, une excuse et un merci en clignant de l’œil ou pas selon la manière dont on lui rendait son sourire. Très vite elle s’était mise à parler de la discorde. Du sang qui avait boursouflé les âmes et rétréci les consciences. On avait mis le feu à sa maison et chassée de son village, et là, face à ces combattants asséchés, elle offrait les quelques larmes qui l'habitaient encore. On pouvait presque entendre le bruit des bottes et les cris des suppliciés à chaque fois qu’elle interrompait son récit.  Il y avait dans sa voix une gravité capable de refroidir toute la braise des hommes. De temps en temps elle pointait du doigt un papillon qui voletait sous une ampoule jaune. Le plafonnier ressemblait à un champ de bataille et l’insecte s’épuisait à braver le faisceau de lumière. L’un après l’autre les voyageurs étaient captés par la scène. La dame elle-même avait fini par être saisie d’une curieuse excitation.

    Avant même qu’elle n’ouvre son sac à main il avait compris. Il connaissait la règle. Un jour un ordre arrivait. On ne savait pas comment ni par qui il serait exécuté. L’éclair avait jailli au moment où le papillon se brûlait définitivement les ailes. Jamais personne n’en sortait indemne.


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  • Faiseuse d’histoires, nouvelliste inspirée, romancière en herbe, chroniqueuse sur mot Compte Double, Valérie Allam aime mettre des mots sur les images. De passage au café, elle nous a proposé d’en partager quelques uns…

     

    Le chemin

    par Valérie Allam

     

     

    L’homme était aveugle depuis l’enfance. Vieux seulement depuis quelques années. Et usé surtout depuis jeudi dernier. Depuis son rendez-vous à l’hôpital, quand ils lui ont dit que la vue ne suffisait pas. Que sa tête aussi maintenant s’évadait. Par petits bouts, chemin faisant.

    Ensuite, justement, il a refait le chemin de l’hôpital à chez lui. La main contre le mur, toujours. Briques, pierres, crépis. Lézardes, chewing-gums, affiches. Portes, vitrines, fenêtres. Tous ses chemins sont faits de murs.

    L’homme est entré dans le magasin. Etagères, rayonnages, comptoir. Ils n’avaient jamais vendu d’appareil photo à un aveugle. Enclencher, zoomer, photographier tout le long du parcours, le guide, le compagnon fidèle. Rentrer et sortir les polaroïds un peu froissés de la grande poche de son manteau. Et les coller là, avec des milliers de bouts d’adhésif arrachés entre les dents.

    L’homme s’est reculé. Il a laissé ses yeux morts errer loin devant. Frôler et caresser le mur de chez lui, celui du fond. Le mur couvert de murs.

    Et puis il a pris une photo. L’a mise dans la poche de sa chemise, contre son cœur. Comme une carte infaillible pour conduire ses pas. Quoi qu’il arrive, toujours retrouver son chemin. Routes, trajets, voies.

    Impasse.


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  • L’édition 2009 du concours de nouvelles Calipso vient d’achever au 30 juin sa première phase. Le thème " Si proche, si lointain " a ouvert l’appétit à de nombreux auteurs puisque nous avons reçu 177 contributions. La compétition pour les dix premières places sera très certainement serrée. Les membres du jury ont deux mois pour se laisser aller à découvrir et à apprécier, en toute subjectivité, des textes aux styles et orientations fort diverses. Les premiers résultats de leurs attentions seront dévoilés début septembre.

    Nous pouvons d’ores et déjà vous annoncer que la soirée " Nouvelles en fête " se tiendra le samedi 17 octobre 2009 au Fontanil.

    Avant d’en arriver là, nous avons une proposition à faire aux concouristes. Il s’agit d’argent. Ce concours est doté de 600€ de prix pour les lauréats du podium (250€ pour le 1er, 200€ pour le 2nd et 150€ pour le 3ème) mais comme les frais de participation ont bien dépassé ce montant, nous avons décidé de rajouter 200€ de prix ou autres à ce concours. Et c’est là que vous intervenez. Préférez-vous :

    1 - que l’on augmente le montant des trois premiers prix

    2 - que soit crée un quatrième et un cinquième prix de 100€ chacun

    3 - que cette somme contribue aux frais de déplacements des lauréats qui se rendront à la remise des prix

    4 - que trois ou quatre auteurs supplémentaires soient sélectionnés pour le recueil (qui comprend les dix sélectionnés)

    5 - un mélange de ces différentes propositions

     

    Merci pour votre concours. Toute l’équipe du café vous souhaite un bon été.


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  • Ernest J. Brooms ne viendra plus au café. Heureusement qu’il a eu la bonne idée de nous laisser quelques textes au fil de ses visites. En hommage à son appétit de vie voici La tristesse danse qui était au menu du café il n’y a pas si longtemps. Au revoir l’ami…

     

     


     

    Ton tango tangue mes mots chagrin, cambre leurs reins. Mes sons tragiques gainés de soie tremblent ta musique. Et la tristesse danse.

    C'est Buenos Aires, le Rio de la Plata, quand sur tes airs, ondule la fille de joie ; costume rayé, cheveux noirs et gomina. Regard de velours, l'homme joue la femme, front contre front, jambe entre jambes... et le corps chante le désir, le respire, s'unit à l'autre, au grand écart du bandonéon. Au grand désespoir des dévots et des faux pudiques. Danse la tristesse, danse !

    Tu quittes Medellin, retour au pays, ton avion explose ! Une larme dans la gorge, tu chantais hier encore l’impossible retour !

    Mais chaque jour et toutes les nuits, tu chantes mieux. Tu vis ici, hantes nos espoirs et nos amours. Au cimetière de Chacarita, tu fais sourire la douleur des femmes. Elles fleurissent ta boutonnière, fredonnent " Silencio " et, entre tes doigts de bronze, glissent une cigarette allumée qui fumera toujours entre mes mots, Gardel, Carlos Gardel.

                                    Retrouvez les écrits d'Ernest J. Brooms sur son site
                                    Pour le plaisir d'écrire
    http://www.broomse.com/


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