• C’est un " A propos " un peu particulier que nous soumet aujourd’hui Gilbert Marquès. Il revient sur sa conception de l’écriture et sur la manière de s’éclaircir les idées dès lors où sur quelques questions - philosophiques ou sociétales - on s’essaie à y comprendre quelque chose. Au passage il commente quelques propos tenus récemment ici même et interpelle leurs auteurs. Et puisqu’il est question de Jacques L. dans ce texte, j’en profite pour informer les lecteurs de ma décision de l’exclure du café tant il était devenu impossible de dialoguer avec lui. Reste qu’il nous a offert quelques belles pages et qu’en retour nous lui dédions cette réflexion de Marcel Proust : " On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui est réellement présent, et tant de souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. "

    1er juin.  Après réflexion et échanges avec l'auteur et quelques lecteurs, il m'a semblé plus intelligent et plus courtois de ne citer que les prénoms et l'initiale du nom des personnes interpellées dans cet "A propos".  




    Nous sommes réputés vivre dans un pays démocratique, libre et laïque, où chacun peut émettre son opinion et où chacun peut la discuter dans le respect de l’autre. Postulat né de l’idéal révolutionnaire.

    La réalité se révèle bien différente si j’en crois les commentaires suscités d’une part par ma précédente intervention sous le titre A propos de la crise et d’autre part par le thème lancé autour du " dire non " illustré par le texte de Claude B, " L’homme qui dit non "

    Dans l’un et l’autre cas, les réactions sont assez similaires et proviennent presque essentiellement toujours des mêmes, Jacques L. en tête qui, à son habitude, illustre probablement sans le vouloir, le thème du non autour duquel nous avons à débattre. Il réfute en effet tout ce qui touche de près ou de loin à l’ordre établi.

    Dans un premier temps, j’ai lu d’un œil plutôt amusé, l’avalanche de commentaires provoquée par les deux textes précités et comme il semble que je sois l’empêcheur de tourner en rond, je me suis tu. Puis, au fil de ce que j’ai découvert, je me suis dit qu’il était judicieux de faire une sorte de point.

    Au sujet de ce blog d’abord sur lequel nous accueille Patrick. Comme il l’a clairement énoncé dans l’intitulé, il s’agit d’un " café littéraire, philosophique et sociologique ". Ceci implique, selon ce que je comprends, qu’il doit être alimenté par des textes littéraires, certes, mais aussi par des débats philosophiques ou des faits de société. Cette seconde partie semble déplaire à certains au point de critiquer sans fondement le modérateur de ce blog. Il s’est expliqué sur sa position également défendue par Ysiad. Il me semble inutile de rajouter mon grain de sel.

    " Je réclame surtout de la musique des mots et ne trouve ici trop souvent que des vitupérations, engagées c’est vrai, mais des vitupérations tout de même "

    " Sans aucune rancune, GM, mais en me citant en exemple une majorité de gens qui allaient et vont encore sur les bancs des facultés pour passer le temps avec l’argent de poche que leur donnent leurs Papas, vous m’avais fait… bondir ! "

    Je relève un peu plus loin dans la discussion, sous la plume du même auteur et en majuscules s’il vous plaît, un bel hymne à la tolérance : " J’AI LA HAINE DE TOUS CES ETUDIANTS NANTIS QUI SE FLATTENT DE REVOLUTION POUR PASSER LE TEMPS PLUTÔT QUE DE SE RENDRE UTILES A LA SOCIETE EN OPTANT POUR LES DISCIPLINES, CERTES PLUS DIFFICILES, MAIS PERMETTANT AUX PEUPLE (?) DE SE SORTIR DE L’AGE DE PIERRE (le caillou, pas le prénom !) (Merci pour l’humour… douteux)

    Comme si l’univers appartenait seulement aux scientifiques ! Ils participent indéniablement au progrès mais aussi à la destruction à l’instar du père de la bombe atomique, VON BRAUN.

    Notre ami L. n’hésite pas à s’ériger en donneur de leçons mais il oublie au passage plusieurs choses. Nous ne sommes plus dans les années 1950 auxquelles il se réfère pour raconter sa vie de pauvre petit garçon malheureux qui en a bavé pour arriver à être, comme je le supposais dans une précédente réponse que je lui faisais, un gentil retraité reconverti en littérature dans les années 1990, si j’en crois le 4° de couverture de son recueil de nouvelles. Probablement occupe-t-il ainsi ses loisirs, ce que je ne lui conteste pas. Ceci ne l’empêche cependant pas de vouloir apprendre aux artistes le métier dont ils vivent depuis des décennies sans que ce Monsieur comprenne pour autant les problèmes qui sont les leurs. A-t-il jamais eu un statut d’intermittent du spectacle l’obligeant à pointer aux ASSEDIC ? A-t-il jamais dirigé une troupe de théâtre ou d’autre chose ? A-t-il seulement jamais été chef d’une petite entreprise quelconque avec charge de personnel pour se permettre de disserter sur la profession ? Mystère puisqu’il reste muet sur ces sujets…

    En outre, je doute que la plupart d’entre nous ait attendu après le Messie pour vivre en nous bouchant les yeux et les oreilles et en fermant pudiquement notre bouche pour croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le progrès d’une société ne se mesure pas seulement aux avancées scientifiques mais aussi à l’évolution des idées, je crois. Enfin, s’adresser aux invités ou aux intervenants avec condescendance souvent comme s’ils étaient des demeurés, relève d’une certaine paranoïa.

    Jacques L. pense-t-il s’adresser à des gamins ? Parmi nous, certains sont probablement jeunes, d’autres moins et une dernière catégorie, comme moi, a sensiblement son âge ou même plus. Jacques Lamy croit-il que nous ne sachions pas ce qu’est la vie et que nous soyons incapables, pour les plus anciens, de comparer ce que nous avons vécu avec ce que nous vivons ? Chacun a son histoire et ma jeunesse n’est si différente de la sienne mais ça n’intéresse pas les gens. Si d’aventure ça le devait, j’estime pour ma part que ça ne les regarde pas.

    Pour conclure ce chapitre, je regrette de devoir mettre sur la sellette de façon publique mes réponses personnelles à Jacques L. auquel j’ai proposé, plusieurs fois, de débattre de nos différends en privé mais… sans aucune suite. Il a l’art d’éluder les questions qui le gênent et de refuser la confrontation. Un proverbe dit que la critique est aisée mais que l’art est difficile. Si Jacques L. tient tant à la littérature, qu’il aille donc sévir les sites dont il parle puisque, a priori, il n’a rien à faire sur celui-ci qui ne lui convient pas. Et s’il tient vraiment à continuer à nous abreuver de sa prose fielleuse, je lui propose de prendre ma place et de tenir mensuellement une chronique. Nous pourrons ainsi, à notre tour, critiquer à notre aise.

     

    " Tel est pris qui croyait prendre "… Si j’ai été pris au jeu de ces chroniques sur ce blog lorsque j’ai accepté la proposition de Patrick d’intervenir régulièrement, je m’attendais à la critique mais à la critique constructive, y compris d’un point de vue négatif ou opposé. Il entre dans ma nature d’être volontiers provocateur et j’utilise parfois pour ce faire comme le relève opportunément Claude B., " une longue suite de poncifs ". Je n’aurais toutefois pas à le faire si les choses avaient véritablement évolué depuis les années 70 dans le sens d’un mieux être pour les peuples mais au lieu de s’améliorer, elles ont empiré à un point tel que les libertés fondamentales sont menacées. Nombreux sont ceux qui ne vivent plus mais se contentent de survivre au jour le jour. Il est notoire que chacun voit midi à sa porte et que les soucis des uns ne concernent pas les autres… Bel exemple de civisme  et de solidarité même s’il est parfaitement humain de se préoccuper de ses propres intérêts avant ceux des autres !(Merci pour l’orthographe et la conjugaison)écrit Jacques L. qui n’hésite pas à s’ériger en exemple de vertu.

    Claude B. me reproche de ne pas proposer de solutions mais je ne vois, dans sa réponse, rien de plus concret. Pour tout dire, dans la première mouture de l’A propos concerné, j’ai apporté des solutions possibles mais vu leur radicalité, Patrick m’a suggéré de les présenter de façon moins… violente et j’ai donc décidé de supprimer le passage. C’est le rôle du modérateur que d’essayer de calmer les esprits. On l’accepte ou on le refuse. J’ai accepté. Peut-être ai-je eu tort…

    Cependant, Claude B. se voit pris au même piège que moi puisque en répondant au thème par son texte " L’homme qui dit non ", il soulève à son tour la polémique et sans le vouloir, illustre mon A propos de la crise, ne lui en déplaise. Juste retour de bâton puisque en acceptant de se livrer aux lecteurs, il s’expose à des critiques dont certaines ne l’épargnent pas. Savoir qui a tort ou raison n’a pas d’importance. Probablement tout le monde et personne mais l’essentiel réside dans la discussion constructive ouverte par ce texte.

     

    C’est la règle du jeu : l’auteur propose et les lecteurs disposent. Dès que rendu public, un texte n’appartient plus à son auteur mais à ceux qui le lisent. Ils en font alors ce que bon leur semble. Ils se l’approprient, le comprennent comme ils l’entendent, l’interprètent à leur guise selon ce qu’ils sont, l’éducation reçue, les expériences vécues, leurs connaissances, tout ce qui, en un mot, leur permet d’être et de rester un individu unique.

    Le texte donné à lire n’est pas, selon ma conception, une fin en soi mais une ouverture vers l’autre, un moyen d’échanger et de s’enrichir mutuellement, de progresser aussi individuellement et collectivement. Peu importe qu’il s’agisse d’un poème, d’une nouvelle, d’un roman, d’un essai ou d’autre chose ! Peu importe aussi la notoriété dont un auteur peut se prévaloir. L’important ne réside pas dans ce qu’il est mais dans ce qu’il écrit et transmet. L’auteur doit accepter le fait de ne pas plaire à tout le monde.

    A mes yeux, chaque œuvre doit être une remise en question perpétuelle de soi pour créer en avançant, pas pour se glorifier même si être reconnu fait plaisir tout en flattant l’ego. Qui des succès ou des échecs sont les plus formateurs ? Devons-nous nous satisfaire de tout sans jamais rien contester ou, comme l’homme de Claude B., dire systématiquement NON ? Devons-nous vivre de certitudes sans en démordre ou de doutes à s’en pourrir la vie ? La réponse se situe probablement au milieu, dans un équilibre précaire et fragile à maintenir mais qui devrait, à mon avis, garder en ligne de mire la tolérance… Qui peut en effet prétendre détenir la vérité ?

     

    Pour clore cet A propos, je reproduis une réflexion de Patricia LARANCO cueillie sur le blog de PATRIMAGES :

    " Le problème avec les idées, c’est que les gens se les approprient. Se les appropriant, ils les interprètent à leur façon.

    Il suffit d’avoir un tant soit peu une conversation avec quelqu’un pour s’apercevoir que nous n’écoutons que ce que nous VOULONS écouter (surtout en société hyper nombriliste où chacun ramène tout à lui et reste volontiers, par amour propre mal placé, fermé aux arguments des autres)

    Dans une idée, les gens n’hésitent pas à tronquer, sélectionner. Un bel exemple (ou plutôt, un exemple particulièrement hideux) : ce que les nazis ont fait de la pensée de NIETZCHE. Un autre : ce que les Soviets, MAO et POL POT ont fait des théories de Karl MARX.

    Celui qui pense, qui a des idées, devrait se dire aussitôt qu’il lui en vient une (en frémissant) : " que va-t-on en faire ? "

                                                                                                             Ricaud, le 24 mai 2009


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  • Après la désopilante escapade en enfer concoctée par Jean Calbrix, il nous apparaît essentiel d'enrichir le menu du café avec un petit tour du côté du paradis…

     

     

    Visions indésirables

    par Ysiad

     

    C’était un matin. Rien n’aurait pu laisser penser qu’il s’agissait là d’un matin particulier. Pour un mois de novembre à Paris, il faisait ce qu’on appelle un temps de saison. Gris, froid, glauque, il y avait de la brume qui stagnait au-dessus de la Seine, et le silence était total parce qu’il était encore très tôt. De temps en temps, tout en marchant le long des berges, j’apercevais une mouette qui dormait, repliée dans ses ailes.

     

    Je ne me souviens plus pour quelle raison saugrenue je me baladais sur le Pont des Arts à six heures du mat’ ce jour-là. Sans doute y cherchais-je l’inspiration, avec une sorte de fureur désespérée ; au mois de novembre mes idées sont comme prises dans la glace, congelées dans le sommeil, quand soudain, j’ai aperçu, dans le lointain, par-delà les immeubles de verre du front de Seine, un gros champignon joufflu, qui descendait sur la ville.

     

    Comme je suis très myope, j’ai fouillé dans mes poches et chaussé mes bésicles, mis ma main en visière sur mon front et j’ai vu, nettement vu, un parachute. Mais attention. Tout doux. Pas n’importe quel parachute. Ce parachute-là n’avait rien à voir avec les parachutes des films d’histoire qui repassent en noir et blanc sur le petit écran, le dimanche soir. C’était un parachute doré.

     

    Rentrée à la maison, j’ai raconté à mon mari et mes enfants que j’avais vu à l’aube un gros parachute doré qui descendait droit sur les toits de Paris. Ils m’ont regardée. Ils m’ont dit qu’il était tôt, que je ne dormais pas assez, et que j’avais sans doute eu la berlue. Ils m’ont mis des chaussettes aux pieds (on se pelait, la chaudière avait des ratés), un bonnet sur la tête (j’ai froid à mes oreilles) et ils m’ont recouchée à côté du chat qui avait déjà pris sa place dans le lit et entendait bien la garder, nom d’un mistigri.

     

    Le lendemain, à la même heure, j’étais sur le pied de guerre, au même endroit, avec mes jumelles. Je voulais en avoir le cœur net. Il faisait tout aussi froid et gris. Je guettais dans le ciel le gros parachute doré que j’avais aperçu la veille, mais à la place, à mon grand étonnement, j’ai remarqué un nuage de poussière qui commençait à se former autour d’un immeuble. J’ai pris mes jumelles, intriguée, sans doute ma vue me jouait-elle des tours, sans doute avait-on raison de me dire que je manquais de sommeil ; et c’est à ce moment-là que le gros immeuble de verre s’est effondré.

     

    Je suis restée là, au milieu du Pont des Arts, coite, bouche bée, cherchant à établir un lien entre le parachute doré de la veille et l’effondrement de l’immeuble. Un type qui passait par là, devant ma mine ahurie, m’a dit : C’est normal. Après la descente d’un parachute doré, c’est tout un immeuble qui s’effondre. C’est écœurant, mais c’est comme ça. On en a pour des mois à bouffer de la poussière. Et puis pas question de rebâtir à la place, le terrain est pourri. Pour bien faire, il faudrait arrêter la chute de ces maudits parachutes. Ou écrire au Président de la République ! a-t-il conclu en rigolant.

     

    Je revins ce matin-là chez moi avec de la poussière dans les yeux et jusque dans les cils. Tout était à mettre à la machine et moi avec. Je me sentais très sale. J’avais assisté à quelque chose de monstrueux et d’anormal. Je racontais mon histoire à mes enfants et mon mari. Ils me recouchèrent à côté du chat qui entendait bien ne pas céder un centimètre de terrain et qui eût été parfaitement capable de me dire : Qui va à la chasse, perd sa place, s’il avait pu parler (ou Vini, Vidi, Vinci)(2)

     

    Mes étranges visions se répandirent dans la presse. Firent tâche d’huile dans les médias. On parlait de plus en plus du cataclysme que provoquaient les parachutes dorés. Un matin, la foule se réunit sur le Pont des Arts, armée de flèches et de carquois. Un parachute doré sortit de la brume. Bouffi, clinquant, aveuglant dans le ciel gris. Une première flèche fut tirée dans sa bulle de tissu. Puis une deuxième. Des dizaines de flèches crevèrent la toile, provoquant la chute d’un corps dans le fleuve et une pluie d’or sur la ville. Tout se mit à briller. Un deuxième parachute doré apparut. Les habitants bandèrent leur arc dans un même mouvement. Les flèches jaillirent comme au temps des croisades (2).

     

    Le phénomène s’étendit dans toutes les villes de France. Les habitants guettaient les parachutes dorés, munis de leur carquois et de leurs flèches. Ils visaient de mieux en mieux. Ils acquirent tant de dextérité à cet exercice que les immeubles cessèrent de s’écrouler.

     

    Peu à peu, les avatars de la crise disparurent.

     

    A l’instar du chat, tout avait retrouvé sa place.

     

     

    1 Ceci n’est pas une erreur de typo.

    2 Crécy ou Azincourt eussent été des exemples plus parlants, si les Anglais ne nous avaient encore fichu la pâtée.


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  • par Jean Calbrix

     


    Nous sommes en 2019. Je suis content, je viens de décrocher mon bac pro, option résistance des matériaux. L'université s'ouvre à moi, et coup de bol, un DEUG de bourreau vient d'être créé. C'était inespéré ; il faut que je m'en explique.

    A ma naissance, le 31 décembre 2001, je fus expulsé du ventre de ma mère pour plonger dans un monde riche et florissant qui abordait le nouveau millénaire avec un optimisme sans faille. On allait réduire le temps de travail à trois fois moins que rien, et dans un proche avenir, on allait raser gratis. Hélas ! le 4x4 de l'économie connut très vite quelques ratées et le 2 janvier 2010 il loupa un virage, quitta la route de la prospérité, fit deux ou trois tonneaux et alla s'embourber dans les marais du marasme. Il s'ensuivit un crash boursier sans précédent. Les usines fermèrent les unes après les autres et le chômage frappa même les fonctionnaires. Le papier monnaie se déprécia à un point tel qu'il fallait aller chercher sa baguette de pain avec une brouette pleine de billets de banque. On vit même des boulangers garder la brouette et rejeter les billets. Conséquence perverse de la situation, la délinquance atteignit des sommets que même les statistiques les plus optimistes n'avaient pu entrevoir. Une vague de crimes, plus odieux les uns que les autres, submergea le pays. L'assemblée s'en émut et à toute hâte, rétablit la peine de mort.

    Les premières exécutions furent lamentables. Les bourreaux, recrutés sans formation, s'acquittèrent fort mal de leur tâche. Ainsi, à Coupecourt, un bourreau présenta-t-il le condamné par les pieds et dut le saucissonner en plusieurs rondelles pour atteindre le cou. Force fut d'admettre que pour introduire un peu de sérieux dans la fonction, il fallait que les impétrants aient une formation solide. Le garde des sceaux et le ministre de l'éducation nationale se concertèrent et s'employèrent à mettre au point un texte pour pallier cette carence. Ainsi, le 13 décembre 2018, il fut arrêté qu'un DEUG de bourreau était créé.

     

    Et voilà pourquoi, à l'aube d'embrasser une formation qui me donnera un job pour affronter l'existence dans ce monde où l'on gagne plus facilement au loto que de trouver du travail, j'ai l'immense bonheur de m'inscrire à l'université dans le cursus DEUG de bourreau, option énucléation. Avec mon copain Roger, nous avons trouvé à nous loger à la cité universitaire et le matin nous partons vers la faculté des Hautes Oeuvres. En arrivant, nous avons quelque peine à trouver une place assise tant l'amphi est plein à craquer. Nous dénichons un strapontin, et émus, nous attendons le premier cours. Là, nous sommes obligés de déchanter ; on nous bourre haut le crâne avec des mathématiques, de la physique et de la littérature comparée. Qu'aurons-nous à faire, dans notre future fonction, du calcul différentiel, des règles de la thermodynamique et de l'emploi du subjonctif dans les fabliaux du moyen-âge ? Heureusement, il y a l'excellent cours d'histoire du professeur de la Vacherie sur les divers supplices à travers les âges. C'est un régal. A la fin, le brodequin, le gibet, la cangue, le carcan, le chevalet, l'estrapade, le pal, le pilori et la tenaille n'ont plus de secret pour nous. Nous apprenons tout ébaubis que les sévices perpétrés par les S.S. ne sont que de la gnognote franchement rustaude à côté des raffinements imaginés par les mandarins chinois au début de notre ère. Par exemple : faire tomber une goutte d'eau toutes les secondes sur le crâne d'un récalcitrant autant de temps qu'il faut pour lui percer un petit trou d'un centimètre de profondeur. Rien de tel pour lui remettre les idées en place.

    Et l'année se passe, toute en formation théorique, sans un gramme de pratique, et nous sommes bien heureux de réussir notre examen, Roger et moi, pour pouvoir enfin aborder cette fameuse pratique en deuxième année. Le premier trimestre se passe sans véritable application pratique : on nous montre une belle guillotine qui n'a jamais servi. On vérifie de visu que tous les détails que l’on nous a enseignés en première année sont bien réels : la planche basculante, le carcan mobile, la lame et les feuillures dans lesquelles elle glisse comme une goutte d'eau sur un pare-brise. Roger fait remarquer que le mécanisme qui libère la lame n'est pas du même modèle que celui de son croquis. Le professeur attendait cette observation. Il se moque du professeur de première année qui nous a fourni ce croquis ; il dit de lui qu'il est dépassé par les événements, qu'il est un peu sclérosé et qu'il n'arrive pas à suivre la marche du progrès. Les étudiants rient ; il est toujours amusant de voir les professeurs se critiquer les uns les autres en se lançant des vannes.

    Enfin, le grand jour est arrivé. Le matin, le chargé de T.D. nous dit que l'après-midi, on va recevoir un vrai condamné et qu'on va pouvoir se faire la main. L'après-midi, nous sommes tous là dans la salle de travaux pratiques, bouillant d'impatience. Au bout d'une demi-heure, le chargé de T.D. arrive avec une mine d'enterrement. Il nous déclare que le condamné vient de se faire gracier par le président. Il a eu beau parlementer avec lui, lui exposer qu'il était du plus grand intérêt pour notre formation de nous laisser ce condamné, il n'en a fait qu'à sa tête. Alors, il est là devant nous, le chargé de T.D., tout penaud. Puis, sa bouille s'illumine. Il vient d'avoir une idée géniale. Il demande si l'un d'entre nous pourrait jouer le rôle du condamné. Du coup, nous baissons la tête. Il y a un silence de mort, et au milieu de ce silence, je ne sais pas quel effet de mon humeur facétieuse, je me mets à crier : "Roger est volontaire !". Stupeur, et tout à coup, tous les autres se mettent à scander "Roger ! Roger !". Mon pauvre copain se glisse littéralement sous son banc et le chargé de T.D. se met à nous engueuler vertement. "Votre futur métier demande un sérieux à toute épreuve. Votre attitude est inadmissible. Vous vous comportez comme des gamins. Je vous préviens, si vous continuez dans cette voie, beaucoup de têtes tomberont à l'examen. Bon, puisqu'il n'y a pas de volontaire, nous allons nous contenter de simuler." Joignant l'acte à la parole, il s'en va chercher un mannequin dans le placard à mannequins. Il le dispose sur la table d'opération et tour à tour, nous devons injecter le poison mortel qui devra le faire passer de vie à trépas. L'opération est facile car une vieille chambre à air de vélo simule la veine du bras et aucun de nous ne peut la rater... sauf Crépin qui est myope comme un troupeau de taupes et qui enfonce l'aiguille juste à côté dans la paille. On a tous dix sur dix et lui zéro.

    Ensuite, il y a la chaise électrique. Tout à l'heure, il y aura la guillotine, et on attend ce moment avec impatience. Le chargé de T.D. positionne le mannequin sur la chaise, lui passe les colliers qui lui entravent les chevilles et les poignets, puis pose délicatement le casque sur sa tête. Nous l'observons sans en perdre miette. Puis, il défait le tout et c'est à notre tour de le harnacher. Je dois dire que tout le monde ne s'en sort pas trop mal, sauf Crépin qui s'emprisonne ses poignets avec ceux du mannequin et qui se met à hurler pour qu'on le libère. On a tous dix sur dix et lui zéro.

    Par la suite, le chargé de T.D. passe à la deuxième phase. Il vérifie que le mannequin est bien attaché, et il actionne la manette du potentiomètre d'un geste précis et graduel. Seulement, à ce moment le mannequin se met à réagir de manière bizarre. Il fume en émettant des petits craquements plaintifs. Puis, tout à coup, il s'enflamme, et nous courons tous vers la sortie avant de nous faire griller comme des saucisses, sauf Crépin qui, se trompant de porte, s'enferme dans le placard à mannequins. Quelle déception ! La séquence guillotine est annulée et on n'en aura pas d'autre de sitôt car, en peu de temps, la salle de T.D. est réduite en cendre. Quant à ce pauvre Crépin, il a brûlé les étapes car les séquences bûcher n'auront lieu qu'au troisième trimestre.

    Nous voilà donc désœuvrés et nous passons notre temps à jouer aux cartes et à palabrer. Bragout, le plus politisé d'entre nous, se met à nous entreprendre sur notre devenir. Il nous fait remarquer que si nous poussons plus avant notre formation, nous en tirerons un joli bénéfice, car en augmentant notre compétence, nous deviendrons plus compétitifs et nous pourrons exiger des salaires nettement supérieurs à ceux pratiqués jusqu'alors. L'idée fait son chemin. Nous créons un comité de défense des élèves-bourreaux et nous décidons d'aller manifester dans les rues. Nous fabriquons des banderoles sur lesquelles on peut lire : "Assez de métro, bourreau, dodo !", "Revalorisation du métier de bourreau !", "Création immédiate d'une licence de bourreau !".

    Le recteur s'émeut et reçoit une délégation. Il parlemente puis va téléphoner au ministre. Il revient triomphant et informe la délégation que le ministre a accepté un meilleur service dans le restaurant universitaire et la promesse de l'installation de baby-foot dans les salles de détente. Chez les étudiants, c'est la grogne : leurs véritables revendications sont passées à la trappe. Ils en appellent à la profession, laquelle par solidarité décide une grève illimitée. A partir de ce moment, la situation devient critique. En effet, la délinquance augmente, les tribunaux accroissent les condamnations et du coup augmentent la population des condamnés, et les prisons regorgent alors de cette population de condamnés en sursis. Des mutineries dans les lieux d'incarcération éclatent un peu partout. Devant l'ampleur des conséquences de notre mouvement, le gouvernement finit par céder. Il licencie le recteur, et il accorde aux élèves-bourreaux une formation longue jusqu'à la thèse de doctorat (car entre temps, les étudiants ont fait monter les enchères). Tout rentre dans l'ordre mais il faut fabriquer à la hâte des guillotines à plusieurs places pour résorber au plus vite cette population de condamnés en sursis.

    Le jour de l'examen approche. Roger et moi, nous passons des nuits blanches à réviser nos cours. A tour de rôle, nous nous posons des colles. Il me demande : "Pourquoi vaut-il mieux guillotiner un chauffard plutôt que de le passer à la chaise électrique ?". Je lui réponds du tac au tac : "Parce qu'il est mauvais conducteur". Je lui demande : "Pourquoi vaut-il mieux passer un innocent à la chaise électrique plutôt que de le guillotiner ?". Il hésite puis donne sa langue au chat. Je lui donne la réponse : "Parce qu'il n'est pas coupable". Roger se rend compte qu'il a de graves lacunes ; son examen est fort compromis. Bah ! il pense qu'il peut récupérer des points dans les épreuves annexes. Et comme de fait, il est très fort. A la question : "Etant donné que la force d'attraction universelle est régie par la loi F=MG , quelle hauteur minimale doit avoir une guillotine munie d'un couperet de vingt kilogrammes pour trancher net un cou ayant un coefficient de pénétration de sept", il fait un calcul de tête et donne la bonne réponse au bout de quinze secondes. Il est vraiment épatant, mon pote Roger. Pour ma part, je cale devant le problème suivant : "Quel voltage minimum doit-on envoyer dans une chaise électrique pour qu'un sujet d'une résistance de mille ohms soit traversé par un courant de cinquante ampères ?" Je n'ai jamais été très fortiche en physique et Roger prend sa revanche sur moi. Sans crayon, sans papier et sans regarder la réponse, il m'assène cinquante mille volts. Sûr, s'il arrive à maîtriser les questions d'ordre général, il pourra poursuivre jusqu'à la maîtrise et peut-être faire une thèse.

    Le grand jour arrive. La semaine passée, nous avons subi les épreuves théoriques et nous avons exposé nos projets, et maintenant on va nous juger sur l'exécution. Il est cinq heures du mat. On nous entasse dans un fourgon cellulaire et on nous convoie jusqu'à la maison d'arrêt. Entre temps, on s'inquiète, on demande au délégué pénitentiaire qui voyage avec nous s'il y aura assez de condamnés pour tout le monde. Nous sommes cinquante à passer l'épreuve, cinquante rescapés de l'écrit dont Roger et moi. Cela fait un condamné par tête de pipe et cela nous paraît beaucoup. Il nous répond que l'on n'a pas à se faire de bile, qu'avec la pagaille qu'on avait fichue dans le courant de l'année, les exécutions avaient pris du retard et qu'il y avait encore une centaine de condamnés dans les geôles de la prison. Cela nous rassure et nous réjouit. Si on rate notre coup, on aura peut-être droit à un rattrapage.

    Le fourgon pénètre à l'intérieur des hautes murailles sales. Nous frissonnons. Là-dedans, le soleil n'a jamais vu le jour. Nous descendons du véhicule, silencieux, graves et émus. Nous traversons un tas de petites courettes chargées de l'odeur de moisi sourdant des soupiraux. Ce parcours dans ces chicanes nous donne la chair de poule. Un véritable coupe-gorge. Nous débouchons sur une cour un peu plus vaste et malgré l'entraînement acquis lors de nos T.P., nous ne pouvons nous empêcher d'avoir un petit tremblement lorsque nous apercevons la guillotine dressée au milieu. Un vague reflet blafard se mire dans sa lame triangulaire. En face et sur les bords, il y a des gradins. Sur ceux d'en face, le jury siège au grand complet : cinq professeurs et cinq représentants de la profession connus pour leur haute compétence. Derrière eux, il y a les autorités judiciaires chargées de vérifier la bonne application de la loi, les avocats des condamnés et quelques personnalités triées sur le volet. Sur les côtés, les gradins sont vides. Un représentant de l'autorité carcérale nous y fait installer.

    Dans un silence de mort, on attend le résultat du tirage au sort. Deux membres du jury plongent chacun la main dans une urne disposée en face de chacun d'eux et en retirent un papier. Un autre inscrit sur un registre les noms marqués sur ces papiers : un candidat pour un condamné. Tout à l'heure, on nous donnera le résultat du tirage au sort. Pour l'instant, nous retenons notre souffle.

    Et voilà qu'une envie d'uriner me tort le bas ventre. Les émotions fortes ont toujours déclenché chez moi des contractions phénoménales de ma vessie. Je me penche vers le représentant de l'autorité carcérale, et je lui chuchote à l'oreille que j'ai un problème de miction. Il me désigne un couloir. Je me fais le plus discret possible, je me faufile comme une ombre le long du mur opposé aux gradins et je pénètre dans ledit couloir. Au fond, je suis en présence de deux portes. J'en ouvre une au hasard. J'avance dans un labyrinthe vaguement éclairé par des veilleuses émettant une lumière pisseuse. Il y a plein de portes mais aucune d'elles ne porte la mention W.C.. Tout à coup, j'entends un bruit de pas et un cliquetis de clef. Par un réflexe idiot, je me tapis contre un renfoncement. Le bruit de pas se rapproche et une main me tombe sur l'épaule. J'entends : "Ah ! mon gaillard, on veut se faire la belle". Je me retourne. Un gardien me tient fermement par le col. Je proteste, mais sans m'écouter, le gardien me pousse dans une geôle et referme la porte.

    Ahuri, l'envie d'uriner bloquée net, je discerne vaguement, dans la lumière de l'aube qui pénètre mollement à travers les barreaux de la fenêtre, une paillasse, et dessus, un type qui me regarde les yeux bouffis de sommeil et d'étonnement. Il me grogne : "Qu'est-ce que tu viens foutre ici ?". Je ne sais que lui répondre : "C'est une erreur, c'est une erreur". Il s'assoit sur sa paillasse et se gratte les cheveux tout en m'observant. Au bout d'un instant, il se lève. Il est grand, costaud, impressionnant. Il s'approche, m'arrache ma veste et mon pantalon. Je crie et il m'assène une lourde claque qui me fait taire. Puis il se dévêt, m'enfile sa tenue rayée et me colle sur sa paillasse le nez au mur. Je suis terrorisé, je n'ose plus faire un mouvement ; cette espèce de brute est capable de me tuer.

    Au bout de je ne sais combien de temps, j'entends le verrou qui claque brusquement et aussitôt, quatre bras m'emprisonnent. Je pousse des cris de goret. Dans l'encadrement de la porte, des types avec des allures de croque-morts me regardent. Je gueule : "C'est pas moi, C'est l'autre". Je tourne la tête à droite à gauche en gigotant. L'autre a disparu. Puis je réalise et je hurle : "Il est sous le lit". Quelques croque-morts ont un petit sourire. L'un d'eux se penche vers un autre et lui glisse : "On ne nous l'a jamais faite, celle-là".

    Je suis traîné dans les couloirs. Tout au long, je crie, j'implore, je m'égosille. On me propulse dans une pièce éclairée par la lumière crue d'une ampoule électrique. On m'assoit sur un tabouret sur lequel je m'effondre. On découpe mon col avec une paire de ciseaux, on me tond haut la nuque, on me colle une cigarette au bec, on m'entrave les jambes et les mains. Un type me marmonne des prières dans l'oreille. On me lève. On me tend un verre, on me le glisse entre les lèvres et on me verse le contenu dans la bouche. Je recrache l'alcool et je hurle de plus belle.

    De nouveau, nous traversons des couloirs. Les deux gorilles qui me suspendent par les bras me broient les membres. Nous débouchons dans la cour. La guillotine me saute à la gueule. Je me débats comme un lombric sorti de terre mais les deux gorilles me tiennent fermement. Je me retrouve en face de Roger. Il a une expression de surprise puis son regard devient glacial. Je braille : "Roger ! dis-leur qui je suis. Dis-leur que je suis un candidat". Il se penche vers moi et marmonne ses dents : "Ferme-là, tu vas me faire rater mon examen". Je suis abasourdi, je crois rêver, c'est un cauchemar.

    Le jury pose ses questions. "A votre avis, le supplicié est-il correctement entravé et décolleté ?" Roger vérifie mes liens, jauge le dégagement de la nuque. Il ergote un moment sur la hauteur des liens qui me bloquent les bras derrière le dos ; il trouve que cette hauteur n'est pas réglementaire. La remarque est pertinente et le jury acquiesce. Puis, à la question : "La hauteur de la guillotine est-elle satisfaisante ?", Roger se tourne vers moi et comme le ferait un maquignon avec un bœuf, il me palpe le cou un petit moment puis se tourne vers le jury et répond : "Le coefficient de pénétration du sujet est d'environ 6,5. La donnée qui me manque est l'accélération G ". Un membre du jury lui dit qu'elle est approximativement celle que l'on a au sommet de la tour Eiffel. Il fait alors un rapide calcul, déclare qu'il faut deux mètres soixante-quatre, sort son mètre pliant, mesure le débattement entre le couperet et le carcan et déclare qu'il y a une marge de douze centimètres. Le jury siffle d'admiration devant une telle virtuosité. Roger a alors un petit air satisfait.

    Le jury lui demande alors de passer à la pratique. Sans un regard sur moi, il se tourne vers les deux gorilles et leur ordonne de me placer bien au centre de la planche à bascule, parallèlement aux côtés. A ce moment, je recommence à beugler et à me débattre, mais les deux gorilles me maintiennent fermement dans la position adéquate. Je sens la planche plonger en avant, le bas de la lunette s'avancer sous mon menton, le carcan se refermer sur mon cou. Ça fait clac, zzz...

     

    ...J'ouvre un oeil et, à travers les brumes de mon cerveau, je réalise que je suis dans un lit d'hôpital. Je me demande ce que je fais là. Dans ma tête, tout est brouillé. Des tas de tuyaux partent de mon corps comme des tentacules allant plonger dans des fioles pour y sucer la vie. J'ai une sensation bizarre autour de mon cou. J'ordonne à ma main droite d'aller se rendre compte de ce qui se passe, mais bizarrement, c'est ma main gauche qui obéit. Au contact, je sens dans ma paume comme un étrange collier de chair boursouflée. Mais que m'est-il donc arrivé ? Puis, je vois la porte s'ouvrir et je reconnais la bonne bouille de Roger. Il a un petit sourire jaunâtre. Je l'entends qui articule :

    - Excuse-moi, vieux frère, mais tu comprends, cet examen, c'était toute ma vie. Enfin, on t'a recousu, c'est essentiel. C'est quand même super la micro-chirurgie. Tu sais que tu es le premier à qui on a regreffé la tête.

    Alors, les choses me reviennent subitement. Je me mets sur mon séant et je veux lui envoyer mon poing droit dans la figure. Malheureusement, c'est mon poing gauche qui part et fracasse une fiole au passage. Lui, il recule jusqu'à la porte et il s'enfuit. J'essaye de me mettre debout. Je veux faire glisser ma jambe droite hors du lit et c'est la jambe gauche qui obtempère, me faisant rouler sur moi-même, et je m'affale sur les dalles de ma chambre en entraînant avec moi tout l'attirail chirurgical. Le bruit ameute tout le personnel de l'hôpital. On me ramasse et on me rebranche. Le chirurgien-chef se penche sur moi l'air ravi.

    - Dites, vous revenez de loin. Mais je vois avec bonheur que tout s'arrange. Après un peu de convalescence, vous pourrez passer la session de septembre.

    - Mais dites donc, toubib de mes fesses, lui hurlé-je, vous m'avez tout remonté à l'envers.

    Il me regarde, incrédule. Il faut que je lui explique que si je veux me gratter l'oreille gauche avec mon auriculaire droit, c'est l'auriculaire gauche qui vient gratter l'oreille droite. Alors, il se tourne vers un de ses collègues en fronçant les sourcils et l'autre, penaud, bafouille :

    - Ce n'est pas de ma faute, j'ai du mal à lire votre écriture et je confonds vos 4 avec vos 7. J'ai dû épisser le cylindraxe 47 avec le 74.

    Le chirurgien se retourne vers moi. Il a un petit sourire complice pour me dire :

    - Ce n'est rien, on va vous retrancher la tête et on va vous réparer cela.

    Alors, je bondis hors de mon lit et, mes pattes s'emmêlant l'une dans l'autre, je m'enfuis en courant comme un crabe, traînant à ma suite toute ma tuyauterie sous l’œil ahuri du corps médical.


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  • L’histoire que l’on vous contera demain nous concerne tous. Une fiction à ne pas prendre au pied de la lettre au risque d’y perdre l’esprit. Car autant vous prévenir, elle pourrait donner à entendre quelque chose du côté d’un voyage qui se terminerait mal un jour ou l’autre pour chacun d’entre nous. Une sorte d’escapade dans un monde où l’on s’éfforcerait d’étouffer le vacarme provoqué par la vie, une plongée en apnée dans une société réglée pour raccourcir l’espace de pensée et écourter le temps de respiration… A moins que l’idée soit de nous emmener à découvrir comment nous nous moquons éperdumment des conséquences de nos choix et de nos actes, comment finalement au nom de l’ordre, d’un amour démesuré pour l’ordre nous faisons peu à peu de ce monde un lieu vide de toute présence.

    Prendrez-vous le risque de perdre la tête ? Oui ? Alors rendez-vous demain soir…


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  • Pour se repérer en mer on peut s’en remettre aux astres ou s’accorder avec les méridiens et parallèles ; une fois débarqué, il arrive que l’on se perde dans les innombrables lignes de démarcation qui organisent la vie terrestre. Le capitaine Alvarez en sait quelque chose…

    Welcome to Saint-Kitts and Nevis


    On sent, ici, comme une hospitalité authentique rayonner dans les panneaux de Bienvenue " Welcome " qui jalonnent les rues, et qui vous prend dès votre arrivée. Le charme désuet et la tranquillité de ce petit état insulaire volcanique, vous ramènent à une époque où les choses étaient plus simples, lorsque la vie était plus paisible, lorsque le stress était juste un mot.

       

    Saint-Kitts. Pendant que le Capitaine du Pythagore, aidé de la moussaillonne, était en train de se farcir, en deux endroits différents et en quatorze exemplaires, des formalités d’entrée dignes du parcours du combattant, et qui nous permettraient de stationner dans les deux îles, je contournais quelques bâtiments de style Georgien, puis je dépassais " Victoria Square " et la Grande Horloge Verte.

    Dès mon arrivée au bureau de Poste de style colonial très British de Basseterre, j’ai filé directement au guichet " Poste Restante ". Une vraie chance, puisqu’à cette heure de la journée, il n’y avait absolument personne qui attendait.  A mon approche, l’employée a baissé la tête. J’ai dit " Good morning " en souriant comme à mon habitude, et tout en lui glissant mon identité sous les yeux. Mais elle n’a pas répondu à mon salut. Pire, cette malpolie nous a carrément ignorés, mon passeport et moi puis, dans une lenteur mal assurée, en raison de son envergure, elle s’est extirpée péniblement de son siège, m’a tourné le dos en haussant les épaules, et, dédaigneuse, s’en est allée fureter dans l’arrière-salle. Qu’est-ce que je m’étais donc imaginée ? Qu’on allait me mettre le tapis rouge, qu’on allait m’accueillir à bras ouverts ? J’ai fait ni une ni deux, j’ai ramassé mes papiers et je me suis postée devant le guichet d’à-côté. J’ai appliqué le même scénario que précédemment, en saluant bien poliment la guichetière, sauf que cette fois, je n’ai pas souri, vu que j’étais tout à coup pénétrée par un froid de glace. Mais celle-ci avait l’air tout aussi mal disposée à mon égard que sa voisine, sauf qu’elle a pris quand même la peine de me regarder pour me lancer un regard de Carabosse, à tel point que je m’attendais à être transformée en criquet ou en bouvreuil. Puis, sans crier gare, elle m’a aboyé dessus :

    - Zekiou !

    J’ai d’abord eu un mouvement de stupeur qui m’a fait reculer de deux bons pas, car j’ai bien senti que dans ce mot prononcé dans une espèce d’anglais créole et que je n’arrivais pas à décrypter, il transpirait quelque chose de laid.

    J’ai coulé furtivement un œil derrière moi, cherchant du secours, mais l’endroit était désert comme à mon arrivée. Il n’y avait que des gens de la Poste qui m’épiaient, tapis derrière le double vitrage de leur cage de verre. Alors, j’ai attendu qu’elle se calme un peu et je suis restée plantée devant elle, crevant de trouille. Et c’est là qu’elle a remis ça :

    - Zekiou !

    Cette femme était comme une urticaire. Je n’avais devant moi qu’un bloc de malaise… une bouche qui beuglait toujours la même chose : Zekiou !

    Les secondes s’écoulaient, sans scrupules, et je me sentais virer à l’hystérie qui commençait à s’infiltrer en moi. Que pouvait-on me reprocher ? J’avais un passeport en règle. Sans compter que les deux cerbères n’y avaient pas même jeté un œil. C’est alors qu’une certitude d’une simplicité aveuglante s’est imposée à moi : " On " nous en voulait, à Nous, les Français, " On " ne pouvait pas nous saquer, c’était l’évidence même, n’était qu’à voir la manière dont " On " nous recevait dans les îles anglaises. " On " englobait l’Administration Maritime en même temps que l’Administration Terrestre bien évidemment…

    J’étais plongée dans mes sombres interrogations, quand j’ai entendu une voix humaine. Carole, ma Carole venait de faire son apparition :

    - Alors Maman, qu’est-ce que tu fais ? Tu n’es pas encore servie ? C’est bien long !

    - Viens… viens vite, tu sais ce que ça veut dire… toi, " Zekiou " !… On n’arrête pas de me dire ça depuis tout à l’heure. Je te jure, ça me rend dingue ! lui ai-je chuchoté au bord de l’apoplexie.

    - Attends un peu, laisse-moi faire, tu vas voir, je vais leur parler, moi ! a-t-elle fait en se dirigeant d’un pas décidé et le visage flambant, devant un guichet que je n’avais pas encore inauguré. Un homme, pour changer un peu :

    - ZekiouZekiouZekiou ! La violence de ses propos avait altéré les traits de sa figure qui, dans sa haineuse litanie, rayonnait d’une détermination guerrière. Enfin, il s’est mis à nous regarder toutes les deux avec l’air satisfait de quelqu’un qui venait d’asséner une vérité d’évidence, en même temps qu’un éclat de rire imbécile provenant d’un guichet du fond accueillait cette sentence. Ce n’était pas possible… C’était un vrai complot… On ne nous aimait vraiment pas.

    Désarçonnée par l’invective, la moussaillonne, à cet instant précis, parut se concentrer, interrogea sa mémoire, puis, soudain, un éclair la traversa, et elle s’ébroua joyeusement en me tirant par la manche….

    Et c’est ainsi, qu’à petits pas muets, elle m’entraîna entre les poteaux à cordons couleur or qui balisaient l’endroit de la file d’attente, où il n’y avait pas âme qui vive, et devant lequel un petit écriteau indiquait : " The Queue ". Par prudence, nous stoppâmes net notre progression, derrière la ligne jaune tracée au sol.

    Alors une voix de stentor troua le silence :

    - Next !

     

    En nous retrouvant à l’air libre, notre courrier à la main, la tête nous a tournées comme si nous avions trop bu. Devant nos yeux dégoûtés, clignotaient sur une pancarte, plantée comme un reproche, ces trois petits mots de Bienvenue aux îles de Saint-Kitts et Nevis :

    - By my guest !

     

    *St Kitts et Nevis : îles anglaises des petites Antilles dans les Caraïbes. La plus grande : St Kitts a pour capitale : Basseterre. Nevis, la plus petite a pour capitale : Charlestown.

    *Style georgien : style d’architecture et de décoration intérieure néoclassique en vogue au Royaume-Uni entre 1715 et 1820, sous les règnes des rois George, et plus tardivement aux États-Unis.

    *The queue : la queue (file d’attente).

    *Next ! Au suivant !

    *Be my guest ! : Soyez mon invité !

     

     

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  • Comment un homme en arrive-t-il à entrer en résistance ? Qu’est-ce qu’il l’a amené à réagir ? A se décider à franchir le pas ? Comment se constitue cette impérieuse nécessité de mettre en jeu et à vif un pan entier de son existence, à ne pas céder à la tentation de se dire " finalement à quoi bon ? " Il appartient bien sûr à chacun de se débrouiller avec cette question-là mais nous pouvons aussi envisager de la mettre en débat ou d’en dire simplement quelque chose ici au café, en toute cordialité.

    Merci d’envoyer vos contributions sous la forme de votre choix à assocalipso@free.fr

     

    Pour ouvrir la discussion nous vous proposons cette mise en bouche de Claude Bachelier :

     

    L’homme qui dit non

     

     

    C’est l’histoire d’un homme. Mais cela aurait pu être celle d’une femme. Cet homme dit non. Calmement, dignement mais fermement, il dit non. Il fût une époque où il était dans l’air du temps de dire oui.

    Lui, déjà, disait non.

    Puis l’air du temps est devenu plus contraignant, plus oppressant et dire oui ne fût plus un droit mais un devoir.

    Lui, continuait de dire non. Et il continue de dire non.

    D’ailleurs, il a toujours dit non, même quand c’était la mode de dire oui.

    Nul ne sait son âge. Mais faut-il avoir un âge particulier pour dire non ? Nul ne sait d’où il vient. Mais faut-il venir de quelque part pour dire non ?

    Ce n’est pas facile de dire non dans une maison où les fenêtres ont des barreaux, où la bibliothèque n’a plus de livres et les pièces plus de lumières. Non, ce n’est pas facile. C’est même très dangereux.

    Un jour, ceux qui ont mis des barreaux à ses fenêtres, qui ont brûlé ses livres et éteint sa lumière, ceux-là l’ont emmené par une journée sans soleil, dans une citadelle sans fenêtres et l’ont enfermé dans un cachot sans air.

    Pourtant, notre homme continue de dire non.

    Alors, ceux-là même qui l’ont emmené l’ont battu pendant des heures et des heures. Ils l’ont battu pour qu’il dise oui, mais aussi, mais surtout parce qu’ils avaient peur de lui, malgré leurs grands airs, malgré leurs rodomontades. Parce que celui qui dit non fait toujours peur à ceux qui veulent que tout le monde dise oui.

    Mais lui, continue de dire non.

    Ils ont alors emmené sa femme, ses enfants, ses parents, toute sa famille. Ils les ont enfermé dans un cachot à côté du sien. Ils les ont battus, eux aussi, avec encore plus de hargne, encore plus de haine. Ils n’ont pas crié, pas supplié.

    Et lui, continue de dire non.

    Malgré ses lèvres tuméfiées, ses mains écrasées, son corps électrisé, il dit encore et toujours non.

    Mais ce non, murmuré plus que crié fait bientôt plus de bruit que tous les oui réunis. Et ces oui qui ont toujours dit oui apprennent à dire non. Ils le soufflent d’abord, puis le murmurent, puis le chuchotent. Enfin, ils le crient, ils le hurlent, ils le gueulent.

    Et ceux qui avaient bâti des maisons sans fenêtres, qui avaient brûlé tous les livres et éteins les lumières, ceux à qui on devait toujours dire oui, ceux là disparurent du monde. Mais pas des mémoires, pas de l’Histoire.

    Car, de tout temps, il y a eu, il y a et il y aura toujours des gens qui veulent que tout le monde dise oui.

    Et qu’en face d’eux, il y en aura toujours un qui se dressera, seul, et qui dira : non.


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  • La lettre secrète de Barack à Jacques, que vous avez toujours rêvé de pouvoir lire (pour faire la nique à Nic’) (Traduite par la correspondante de Calipso)

     


    My dear Jacques (Mon cher Jacques),

     

    I will try to write in French (Je vais essayer d’écrire en français). Ta lettre, elle m’a fait vraiment beaucoup plaisir. Je l’ai piquée sur le mour de ma chambre tellement j’étais content que tu m’écrevisses et mon moral, il a été vraiment bousté au milieu du fucking mess (joyeux désordre) que l’autre type il a laissé partout derrière loui. Dingue. Incredible ! J’ai doû passer toute la White House (Maison Blanche) au Javel laCroix (Javel laCroix) avant de t’écrire, et pouis ça pouait la saucisse grillée dans la couisine, fuck (flûte). L’odeur des saucisses grillées, c’est vraiment fucking bull shit (un peu pénible).

     

    Je t’écris pas seulement pour te raconter mes malheurs mais pour te dire que j’approuve l’action de ta fondation pour le dialogue des coultoures. We do agree on this point (Nous sommes d’accord sur ce point). C’est very very important (très très important), le dialogue des coultoures. Il faut que les coultoures, elles dialoguent bien. Si les coultoures, elles avaient bien dialogué, il y aurait encore tout plein d’Indiens dans les prairies et des teepees (tipis) et des bisons aussi (1). Sans dialogue des coultoures, c’est la crisis (criiiiiiise). Prenons two men (deux hommes) qu’ont vraiment rien à voir, et mettons-les face à face : On the left hand side (à gauche) a métis (un beau métis grand et athlétique, élancé, élégant et au sourire si doux, Ulysse en mieux et en beaucoup plus sexy), on the right hand side (à droite), an awful bloody little pignouf (un type genre schtroumpf) who messes around like a bloody fucking bad boy (qui fout la merde comme un sale môme mal élevé) : I bet you that in less than two minutes, they would fight each other (j’ te fiche mon billet qu’en moins de deux minutes ils vont se tarter la gueule) (surtout si le grand beau métis séduisant sait que le schtroumpf a pas arrêté de s’empiffrer de saucisses avec son prédécesseur, un faux cow-boy à vraies Ray-Ban 2).

     

    Je t’envoie avec beaucoup de plaisir qui est le mien un petit chèque de don (20 000 000 dollars) pour le dialogue des coultoures ainsi qu’un colis de pop corn à manger devant la télé, (as I read somewhere that Bernadette was a bit reluctant to cook on Sunday night) (parce que la Bernadette elle se met en grève le dimanche soir rapport à la bouffetance).

    Good (Bien).

    Ton action, laisse moi te dire qu’elle est vraiment vachement cool et que tou es un vraiment good guy, (chic type), et que tou tapes vraiment trop bien sour lé cul (ass) des vaches. On a plein de points communs. Comme toi, I love la tête de veau sauce Gribiche. Come over whenever you want (passe me voir quand tu veux), we’ll go to the Hullahoops (on ira au Hullahoups).

    Bye bye, my friend (au revoir, mon ami)

    A kiss to Sumo. (la bise à Sumo)

    Yours, (Ton)

    Barack (Barack)

     

    1 Note perso de la traductrice.

    2 Note perso de la traductrice.


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  • Alors que l’horizon commençait à s’affoler et que les éclairs fusaient, le capitaine Alvarez sentit l’odeur de la terre mouillée remonter jusqu’au Pythagore. Elle vira de bord et mit le cap vers ...
                                                       L’île aux deux visages

     

    Saint-Martin/Sin Marteen  Ici, tout est double : deux noms, deux langues, deux monnaies, deux zones, deux styles de vie…

    C’est du côté hollandais de l’île, à Philipsburg* que je l’avais rencontrée par le plus grand des hasards. Elle sortait de l’aéroport " Princess Juliana " en même temps que la moussaillonne qui venait passer ses vacances universitaires. Dans l’avion, elles avaient voyagé toutes deux de concert et avaient sympathisé. Et comme elle cherchait à se rendre au Beach Plazza, un hôtel situé dans la partie française, à deux pas de la Marina Royale où notre voilier était ancré, je m’étais proposé de l’y conduire en voiture. Puisque c’était notre chemin.

     

    Dès ma première rencontre avec le Docteur Gwladys, s’était établi un échange qui allait bien au-delà des mots, puisqu’elle s’exprimait dans un français assez approximatif. Mais c’était certainement la femme la plus civilisée, la plus élégante, la plus charmante que j’aie jamais rencontrée depuis bien des années. Délicate et sensible, la vulgarité, la bassesse, l’indifférence lui étaient inconnues. Elle était Suédoise, venait se reposer pendant un mois tous les ans à Saint-Martin* dont elle était tombée amoureuse, descendait toujours au même hôtel et réservait toujours la même chambre, avec vue sur le lagon. Aussi, quand elle me demanda de l’aider à perfectionner son français, car elle avait dans l’idée d’acheter une résidence secondaire à Marigot* pour sa retraite future, je n’hésitai pas un seul instant. Et puis, ça me changeait un peu de toute la faune des gens de mer qui différaient assez de ce que nous avions connus jusque-là et qui traînaient sur les chantiers, venus atterrir ici, dans cet endroit perdu, pour se planquer, traficoter avec la drogue ou simplement retaper et vendre leur bateau, ou même trouver un travail pour pouvoir continuer leur périple autour du monde. Sans compter que Carole était ravie de savoir sa mère en si bonne compagnie. Marc s’activait pendant toutes ses journées à la réfection de Pythagore qui avait subi de gros dégâts pendant le cyclone Luis*. De mon côté, je travaillais à mi-temps six jours sur sept comme secrétaire-comptable dans un magasin de fripes de la Marina, chez une espèce d’escroc qui revendait à prix d’or, aux Américains de passage, des vêtements achetés au kilo à Taïwan.

     

    Je me souviens que son visage, d’une exquise finesse, avait eu un léger mouvement de répugnance quand je lui avais proposé de l’initier, pour un début, au langage de la rue, ce qui lui permettrait, dans un premier temps, de se débrouiller pour faire son marché, demander son chemin, acheter un ticket de cinéma, et que sais-je encore. Elle m’avait regardée comme si elle venait d’échapper à un grave accident ou que j’avais provisoirement perdu la tête, puis elle m’avait dit d’un petit air chagrin :

    - Oh ! No… please… pas de ça ! Le beau français… moi je veux !

    J’avais donc opté pour un langage un peu soutenu, en m’excusant presque de l’avoir froissée.

    Elle arrivait dans l’après-midi, sous les coups de 15 heures 30, après sa sieste - et bien après que j’eus terminé mon travail- les pieds nus, à petits pas douillets sur le sable, et installait gracieusement son pliant entre ma fille et moi,  et nous devisions, heureuses, comme de grandes amies qui se connaissaient depuis toujours. Je lui parlais de mes voyages et elle me parlait de sa vie professionnelle surtout, de l’hôpital où elle exerçait, pendant que la moussaillonne lisait ou se baignait la plupart du temps pour ne pas gêner la leçon.

    Gwladys s’exprimait lentement d’une voix douce un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes, et écoutait avec religion les bons conseils que je lui prodiguais sur la façon de bien s’exprimer dans la langue de Molière.

    Au début, j’étais assez obsédée par la crainte de lui déplaire, mais par la suite, elle se mit à nourrir à mon égard, l’admiration respectueuse d’un élève pour le maître dont il a choisi de suivre les traces. Et puis aussi, sa gentillesse, toutes ses petites attentions, avaient fini par me mettre à l’aise et me convaincre de son amitié. Je n’étais pas fière, mais simplement j’étais assez contente de moi car elle progressait de jours en jours.

     

    Le souvenir de cette femme si distinguée de cinquante ans me revient souvent. Mais je suis restée sur cette dernière scène, cette dernière image d’elle, ses derniers mots qui sont restés fichés en moi, telle une flèche. Alors que du bout des doigts notre délicieuse amie venait de nous envoyer un petit baiser très triste avant de passer le portail de contrôle de l’aéroport, elle proclama, soudain, avec une emphase qui lui tenait de conviction, pour nous souhaiter bonne chance, sans doute, et en agitant vigoureusement le bras :

    - Et je vous dis merde !

     

     

    *Saint-Martin/Sin Marteen : île des Caraïbes séparée en 2 parties : française au nord et hollandaise au sud, découverte par Christophe Colomb le 11 novembre 1493. Elle se trouve à environ 250 km de la Guadeloupe et appartenait, avant février 2007, à la Guadeloupe, mais depuis, elle dépend surtout de la France métropolitaine car son statut a changé. L’île compte actuellement environ 30 000 habitants (dont 6000 côté français) pour 53,20 km2 les deux côtés confondus.

    *Philipsburg : capitale de Sin Marteen, partie hollandaise de l’île.

    *Marigot : chef-lieu de Saint-Martin, partie française de l’île.

    *Luis : cyclone de forte intensité (classe IV) qui a ravagé, le 5/9/95 une partie des îles du Nord de la Caraïbe et notamment Saint-Martin/Sin Marteen et Saint-Barthelemy.


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  • La gare était noire de monde et une immense clameur s’élevait de ses entrailles. Les hommes de garde avaient depuis longtemps actionné l’alarme et les douaniers pris possession des quais. De très loin, on pouvait l’entendre braver le supplice des sables. Le convoi, chargé des semences bien fumantes de l’humanité, paraissait toujours plus monstrueux à chacune de ses apparitions. Crevant la cuirasse des ténèbres, il surgissait dans un déchaînement de poussière et d’écume. Des milliers d’étincelles griffaient les rails, et quand l’air était particulièrement lourd, le feu prenait sur les tumulus. La foule des affamés, oublieuse de tout, s’enivrait de ces flammes paradisiaques et entonnait à son approche d’envoûtants cantiques. Sûre de sa bonne fortune la soldatesque écoutait sans broncher. Ses armes hautement aiguisées avaient le pouvoir d’aveugler les plus fervents. Les anciens disaient que la nuit finissait toujours par tout envelopper et plus d’un bienheureux se perdait avant même d’atteindre les aires de déchargement. Des missionnaires ouvraient parfois une brèche pour recueillir une poignée d’illuminés. On se battait pour en être, seule échappée possible pour engranger la terre et se sentir pousser des ailes.

    Il n’avait jamais cherché à attirer l’attention sur lui mais le sort l’avait choisi et il lui fallait faire preuve de reconnaissance en restant constamment à portée de main de ses protecteurs. Il comprenait mal leur langue et il lui arrivait souvent de rester bouche bée ou de transpirer à grosses gouttes quand ils l’instruisaient des recoins de leur âme. Sa nouvelle condition lui donnait accès aux plates-formes de transfert et à quelques entrepôts privés. C’est là, au milieu des caisses et des ballots que certains soirs, tête et corps repliés, il lui fallait s’abandonner à la chaleur des dieux.

    Souvent il avait eu envie de fuir et peut-être l’aurait-il fait s’il n’y avait eu cette voix qui lui martelait les tympans, ne l’abandonne pas, elle a besoin de toi… Et tandis que sur les aires on palabrait sur le partage des dons, il l’imaginait saignée par le mal et dépossédée de sa superbe et plutôt que de mendier à son tour sa part, il ravalait ses grimaces de haine, chassait les papillons cendrés qui gonflaient ses paupières et partait à l’assaut des wagons du paradis. Son épouse réquisitionnée pour les besoins des compartiments spéciaux y allumerait forcément un jour une petite torche.


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  • Qelques photos et un peu de musique avec Georges Moustaki
    pour accompagner ce premier jour de mai...
       



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