• L’autre nuit j’ai fait un rêve vraiment bizarre, et comme il y avait encore de la lumière derrière la porte de Calipso, j’ai frappé trois coups brefs. Patrick m’a ouvert et m’a proposé une menthe à l’eau que j’ai bue bien fraîche, avant de lui raconter mon rêve.  Ysiad

     

     

    " Il s’agissait d’un grand monsieur très riche qui s’ennuyait tout seul à fumer ses gros cigares dans son bureau trop grand sous son plafond trop haut parmi sa collection de splendides statues italiennes et de tableaux de maître. Tout était triste, tout était terne, tout était beaucoup trop triste et terne. Il se morfondait. Sa holding pétait la forme, toutes ses sociétés marchaient du feu de Dieu, elles rapportaient beaucoup trop de dividendes qu’il ne savait où placer, il ne savait plus que faire de tout son fric, il en avait marre de prendre des bains tous les soirs au Dom Pérignon, de s’étaler sur son canapé les pieds posés sur des peaux de bête, et puis racheter encore un yacht de cinquante mètres de long avec du marbre à l’intérieur, franchement, c’était la barbe. Il avait fait le tour du monde dans tous les sens, il avait tout vu, il était allé serrer la pince à tous les Présidents du monde, il avait photographié avec son Nikon dernier cri toutes les plus belles montagnes et toutes les plus impressionnantes cascades en hélicoptère privé, les Seychelles il connaissait par cœur, il y allait tous les ans, l’île Maurice aussi, les Maldives, les Moustiques, les Marquises n’avaient plus de secrets pour lui, quel ennui ! Bon, le sable était doux, certes, sur les plages de Bora-Bora, et puis après ? Non, vraiment, il n’avait plus rien à découvrir qui eût pu éveiller en lui un petit frémissement d’intérêt. Il n’avait plus rien à racheter, plus rien à convoiter, sa vie n’était qu’un long ruban gris dénué de tout attrait. Il fumait, fumait, fumait, quand, dans les lourdes volutes de son cigare, il eut la certitude soudaine qu’une seule chose pouvait encore pimenter son quotidien triste et terne : se faire séquestrer par ses employés. Ah, le sauvage plaisir de l’aventure, ficelé sur son fauteuil, bâillonné avec du rubafix, prisonnier de ses douze mille salariés, hué, injurié, montré du doigt ! Les gros titres de la presse ! Les flashs d’information ! Les voix émues des journalistes ! Le ramdam dans les médias ! Le tohu-bohu jusqu’à Honolulu ! " Nous n’avons aucune nouvelle du Président Pognard-Friquouze, toujours séquestré au dernier étage du siège social de sa holding ". Voilà. C’était cela qu’il appelait de ses vœux, cela qu’il désirait plus que tout : se faire séquestrer. C’était le fin du fin. Alors il alla trouver son bras droit, qui fumait, lui aussi, dans son bureau, et lui dit : Henri, je m’ennuie. C’est mortel. Sinistre. Je suis tellement riche que la vie n’a plus aucun sel. Or savez-vous ce qui me ferait plaisir ? – Non, Charles, répondit Henri. – Me faire séquestrer. Je veux absolument me faire séquestrer. Il faut impérativement que je me fasse séquestrer tout de suite. La séquestration est l’unique solution à mon problème existentiel. Faites l’impossible. Débrouillez-vous. Et qu’ ça saute. – Bien, Charles. Tout de suite. Sur le champ. Immédiatement. Je vous organise ça, as soon as possible.

     

    Henri alla donc trouver les fortes têtes et les réunit en comité extraordinaire. Les mecs, commença-t-il, ça va plus du tout. C’est la bérézina. Il faut faire quelque chose. Le Président se rase. – C’est normal, dirent-ils, nous aussi, tous les matins (c’était vraiment des fortes têtes). – Vous n’y êtes pas, reprit Henri. Le Président déprime. Il n’a plus de but dans l’existence. Vous avez un but, vous. Gagner de l’argent. Battre votre femme. Engueuler vos mômes. Cueillir des pâquerettes. Faire des ronds dans l’eau. Lui non. Est-ce que vous comprenez, nom d’une pipe en bois ? Il voudrait vivre une aventure qui le ramène à la vraie vie. Il voudrait être sé-ques-tré. – Ah non, firent les fortes têtes. Pas question. En voilà une qu’elle est bien bonne. Séquestré ! C’est trop tendance. Il a tout, qu’est ce qu’il veut de plus ? Impossible. C’est non, non et non, et tous croisèrent les bras sur la poitrine en signe de refus.

     

    Henri rapporta la nouvelle au Président, qui ne dit mot. Ses employés ne l’aimaient pas. Ils ne le séquestreraient jamais, ne le hueraient jamais, ne l’enverraient jamais aux nues médiatiques. Salauds. Fumiers. Salauds de fumiers et réciproquement, ça marche aussi. Il n’avait plus aucun espoir. Il descendit les marches de l’escalier, de plus en plus dépité, et regagna son hôtel particulier où l’attendaient sa femme, ses enfants, et quelques ortolans servis dans de la porcelaine de Sèvres avec un Grand Cru de Château-Pinarkitach.

     

    Après qu’ils se furent sustentés, abreuvés, et que les enfants furent couchés, Charles Pognard-Friquouze rejoignit sa femme qui filait la laine au petit salon, soigneusement enveloppée dans ses fourrures. Geneviève, dit-il, j’ai une requête à vous adresser. – Parlez toujours, mon ami. –Voilà. Je voudrais que vous me séquestrassiez. – Ah ben non. Non, non, et non. Pas question. Vous aviez qu’à pas me saloper mon eau de vaisselle, (elle était extrêmement tatillonne sur l’eau de vaisselle). Séquestrez-vous vous-même. Bonne nuit.

    Charles monta les escaliers, plus mortifié que jamais. Il passa la nuit enfermé dans son placard au milieu de ses costumes Dior qui puaient le parfum trop cher. Le lendemain, il avait mal à la tête et ses orteils avaient beaucoup gonflé, mais la nuit lui avait porté conseil et il savait comment sortir du marasme où sa richesse l’avait jeté.

    Il laissa un mot à sa femme accompagné d’un chèque qui aurait pu payer du liquide vaisselle à vie à tous les habitants de la terre.

    Puis il partit, tel Lucky Luke sur Jolly Jumper, au coucher du soleil.

    Je me suis réveillée à ce moment-là.

    Peut-être est-il devenu berger à Patmos, qui sait ? "


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  • Il paraît que la crise rend les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. Je ne vois pas en quoi c’est une crise. Depuis que je suis petit, c’est comme ça, disait Coluche.

    Il ne se passe pas un jour, voire peut-être une heure sans que quelqu’un vienne nous interpeller - avec compassion ou violence - au sujet de cette " Crise ". Que ce soient la famille, les voisins, les collègues, les élus, la presse, la radio, la télévision… chacun porte une attention de plus en plus marquée à cet Autre qui serait soudainement devenu insupportable. Gilbert Marquès nous invite aujourd’hui à réfléchir sur cette crise - cette usine à ressentiment - et à voir comment nous pouvons essayer d’entendre autrement ce qui s’y joue.

     

     


    Contrairement à beaucoup en ce temps de crise financière, politique et sociale, je ne crois pas qu'il puisse être fait totalement table rase du passé pour la résoudre et donc de l'acquit mis à disposition des générations suivantes. L'étude de l'histoire m'a malheureusement permis de m'apercevoir que c'est moins lui qu'il faut remettre en cause que les interprétations qui en sont faites au travers d'exemples souvent déformés parce que sortis de leur contexte. A ce niveau-là, je fais en sorte de conserver une rigueur que certains qualifient de scientifique. Je me nourris à l'école du scepticisme et n'émets d'hypothèse qu'à partir du décryptage des objets que les fouilles mettent à jour, des écrits découverts au fond de vieilles caisses entassées dans les réserves de bibliothèques, mais toujours en gardant à l'esprit le contexte de l'époque. L'erreur commise par nombre d'historiens des temps antérieurs consiste simplement dans le fait qu'ils oubliaient de faire cette démarche et interprétaient à partir du présent, ce qui a faussé bien des études qui continuent néanmoins à faire autorité notamment dans les milieux scolaires et universitaires. Je reste ainsi persuadé qu'il faut donc connaître et comprendre le passé qui est le nôtre pour apprendre à connaître et comprendre le présent afin de pouvoir prétendre bâtir un futur meilleur.

     

    Je ne me lancerai pas dans une analyse détaillée de tout ce qui a entraîné la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Elle découle d'une certaine logique parvenue à son point culminant de sorte que nous allons devoir descendre la pente jusqu'à retrouver une plaine que j'assimile à une période de calme social. Ces sommets, tout au long de l'histoire, marquent des points de rupture avec des changements profonds de société dans tous les domaines ; sociaux, politiques, économiques, religieux. L'histoire m'a également largement démontré que jamais ces changements ne sont intervenus sans violence. Ils se sont toujours produits sous forme de guerres ou de révolutions fondamentales.

     

    Peut-on ainsi interpréter les affrontements qui ont eu lieu à Strasbourg comme les prémices d'une telle révolution ? L'Etat Français actuel poursuit sa logique répressive notamment en réintégrant l'OTAN. J'y vois pour ma part les signes d'une coalition entre les états riches sinon puissants militairement pour enrayer le processus des changements sociaux nécessaires au niveau planétaire et ainsi conserver une illusion de pouvoir. Ces états se sentent menacés et le G 20 élargi l'a démontré parfaitement en continuant à vouloir conserver son hégémonie sur l'économie mondiale au détriment des pays pauvres ou en voie de développement, auxquels des promesses ont été faites mais sous forme de miettes. Il ne saurait être question de les laisser devenir des partenaires égaux en droit mais de continuer à les exploiter et ceci rejoint cela.

     

    Comment ? Pourquoi ? D'abord en renforçant les pouvoirs de l'OTAN qui, a priori, n'a plus de raison d'être puisque créée après la guerre de 40 pour barrer la route au communisme qui, tel qu'il existait, n'est plus. Alors, pourquoi ? Simplement pour empêcher ces pays de devenir de potentielles puissances à tous les niveaux et pour ce faire, se doter d'une force multinationale indépendante de l'ONU pouvant s'ériger en gendarme de la planète, rôle que ne veulent plus assumer seuls les Etats-Unis qui n'en ont plus par ailleurs les moyens. En ce sens, l'Afrique en particulier n'a rien à attendre de OBAMA qui bien que se refusant à le reconnaître, est obligé de pratiquer une politique protectionniste.

     

    En face, se trouvent ceux qui refusent cet ordre mondial. Ils sont à l'œuvre lors de tous les sommets politiques et économiques et à chaque fois, ça se passe mal comme à Gênes. Certains s'interprètent comme pacifistes mais agissent comme des terroristes dans le sens où ils s'en prennent aux mauvaises cibles. A quoi sert-il de détruire des magasins, des voitures, les outils appartenant à des gens du peuple comme eux ? Pour abattre des symboles ? Je veux bien mais encore une fois, ils ne visent pas les vrais puisqu'ils se cantonnent aux quartiers pauvres sinon défavorisés, plongeant ainsi plus encore les populations touchées dans la précarité. Pourquoi n'envahissent-ils pas les beaux quartiers et mieux encore, pourquoi ne s'attaquent-ils pas véritablement aux responsables ? Parce que matériellement ce n'est pas possible ? Trop de flics qui protègent… C'est vrai et nous avons pu voir qu'à Strasbourg, les seuls habitants qui ont pu approcher les chefs d'état ont été triés sur le volet. Je suppose qu'une grande majorité devait être favorable à la politique actuelle et que ne pouvait être toléré le moindre dissident, si tiède fut-il.

     

    Dès lors, comment procéder ? Personnellement, je préfère favoriser avant toute chose la concertation et la discussion pour essayer de résoudre les problèmes. L'erreur est humaine mais même si l'on se trompe, il vaut toujours mieux tenter de mettre en œuvre des solutions plutôt que de s'arc-bouter sur des théories irréalisables comme nous en pondent à foison nos énarques n'ayant de la réalité de terrain qu'une très vague idée. Ils vivent dans un autre monde qui n'est pas le nôtre et idéalisent la société selon un schéma statistique le plus souvent. Les chiffres certes, peuvent parler mais souvent pas suffisamment pour concrétiser ce qu'il se passe dans la vraie vie. Ainsi ne résolvent-ils rien surtout parce qu'ils pensent avoir la science infuse et n'acceptent de conseils de personne et surtout pas des spécialistes traitant les problèmes au quotidien. Ils les pensent trop impliqués pour avoir une vue exhaustive et croient que le recul est nécessaire pour envisager les solutions avec objectivité. Ils n'ont pas entièrement tort mais pas non plus complètement raison. Cependant, outre le fait que la démocratie a ses limites, nous nous trouvons actuellement face à un mur. Il est moins d'incompréhension que de refus d'entendre et d'écouter. Toutes les décisions sont unilatérales, sans discussion possible et prises au mépris des votes du parlement. Il faut se plier ou rompre. Pas d'autre alternative ! Et puisque le mur est sourd par définition, que faire ? Il reste l'action pour obliger l'autre à entendre ce qu'il se refuse à écouter puisque les belles déclarations d'intention dont le fond peut séduire, restent sans effet puisque non traduites dans les actes qui tendent à prouver le contraire de ce qui est promis. Les discours se tiennent devant un parterre de convaincus et les salles ne sont pas ouvertes aux contradicteurs, ce qui rend facile les constats d'approbation. Ils n'ont par conséquent aucune valeur et restent de la pure rhétorique.

     

    L'action donc oui mais… laquelle ? Les grèves ? Les défilés unitaires et protestataires ? S'ils sont initiés par les syndicats qui sont partie prenante dans le système économique actuel qu'ils participent à maintenir, ils sont de moins en moins crédibles. Nous avons récemment vu que les décisionnaires des entreprises se moquent du tiers comme du quart de ces manifestations pour deux raisons. D'abord, la plupart ne résident pas en France et il s'agit le plus souvent de groupes internationaux aux têtes multiples qui se fichent pas mal des décisions nationales internes et bafouent allègrement le droit français ou européen. Ensuite, l'état est quasiment impuissant à pouvoir agir sur les décisions prises parce que ce sont des entreprises privées sur lesquelles il n'a aucune autorité. Pour prendre un exemple simple afin d'illustrer ce propos, je citerai celui d'Arsilor Métal, racheté par le magnat indien de l'acier, qui ferme aujourd'hui des usines françaises alors que SARKOSY s'était engagé à les maintenir ouvertes et à sauvegarder les emplois. SARKO ne peut rien faire, quoiqu'il dise, à moins de nationaliser, ce qui serait pour le moins contradictoire avec sa politique de libéralisme sauvage. Sous sa houlette, le gouvernement prend par ailleurs des décisions pour maintenir les emplois en France et éviter les délocalisations mais il est désavoué par Bruxelles qui y voit une mesure protectionniste notamment envers les nouveaux pays membre de l'Union Européenne d'où recul et promulgation d'une loi édulcorée qui n'a plus de sens.

     

    Alors, qui peut quoi et comment ? Seul maintenant le peuple tient son destin entre ses mains et c'est à lui qu'il appartient d'agir. Agir certes mais de façon plus radicale et plus seulement par des grèves corporatistes ou des manifestations de colère s'en prenant à des symboles qui n'en sont pas vraiment plutôt que de se fixer sur les véritables objectifs. Quels sont-ils ? Renverser l'ordre établi ? Peut-être mais surtout inverser la tendance libérale qui en est arrivée à ses limites pour parvenir à trouver une autre forme d'économie, sinon de société ou encore de civilisation, plus humaniste qu'humanitaire. Et pour y arriver, il va falloir non seulement s'armer de patience pour déboulonner les vieilles traditions mais aussi déraciner les anciennes idéologies. Il va falloir en créer de nouvelles non plus basées sur la seule économie de marché mais tenant compte majoritairement du facteur humain. L'accouchement se fera probablement dans la douleur, la plupart des individus ne sachant pas maîtriser leurs émotions qu'ils expriment par la violence lorsqu'ils sont acculés au désespoir. Ils ont toujours agi ainsi depuis les temps les plus reculés et rien ne laisse présager qu'ils pourraient fonctionner autrement parce qu'ayant tout perdu, ils estiment n'avoir plus rien à perdre et que c'est par conséquent en détruisant qu'ils sont susceptibles de pouvoir reconstruire, sans considération des conséquences et de ceux qu'ils entraînent dans leur chute. Le raisonnement est simpliste mais l'histoire, encore elle, le démontre amplement. Notre époque n'échappe pas à cette caractéristique qui, en outre, met en exergue que si le monde a fait d'énormes progrès techniques, l'esprit de l'homme n'a pas évolué dans les mêmes proportions.

     

    Agir donc mais pour répondre à la répression, s'organiser et s'attaquer véritablement aux décideurs, aux têtes pensantes et dirigeantes pour changer la donne mais en apportant des solutions concrètes. Casser du matériel urbain ne sert à rien sinon à exacerber encore plus le fatalisme de la majorité des gens et à les enfermer davantage dans leur désespérance. Faut-il dès lors s'inspirer de groupes qualifiés de terroristes pour faire avancer les choses ? Revenir au temps des Brigades Rouges ou d'Action Directe, qui s'en prenaient à des dirigeants despotes de certaines entreprises, à des hommes politiques, aux représentants des autorités, ne semble évidemment pas souhaitable. La lutte armée n'a jamais rien résolu et devient souvent la complice de l'enlisement des conflits en établissant des rapports de forces inégaux. Mais redevenons éventuellement des résistants pacifiques sur notre propre sol en proposant d'autres solutions que celles qui nous sont imposées. Si je demeure opposé humainement à toute forme de violence, ça reste néanmoins une éventualité qu'il faut envisager pour l'éviter. Elle n'est pas raisonnable mais nous nous y dirigeons tout droit vers. Ne nous voilons pas la face, certains y songent peut-être déjà et ne manqueront pas d'y avoir recours en manipulant les foules désorientées, en se saisissant idéologiquement du mécontentement ambiant, en opérant comme des agitateurs.

     

    Les prémices, encore hésitants, d'actions plus extrêmes commencent à apparaître. Ainsi les séquestrations de dirigeants d'entreprises contre lesquelles SARKO vient de protester. Comment toutefois les gens qui voient disparaître leurs emplois, peuvent-ils réagir lorsque la négociation ne peut plus a priori aboutir ? Les entreprises MORLEIX et CONTINENTAL, ces jours derniers, sont des exemples supplémentaires de cette nouvelle forme de revendication qui s'étend. Nous allons vers des actions plus déterminantes, c'est une évidence. Elles commencent relativement gentiment mais qu'en sera-t-il dans un proche avenir ? Le sang appelle le sang et un peuple déchaîné devient vite aveugle et sourd pour laisser libre cours à son désir de vengeance. C'est son seul moyen d'exprimer sa frustration face aux injustices flagrantes que, dans une sorte d'inconscience, les médias attisent en faisant les gros titres sur les parachutes dorés, les salaires pharamineux de certains sportifs ou encore les sommes colossales débloquées pour combler l'impéritie des groupes financiers. Et l'appareil judiciaire en remet une couche en intervenant pour condamner des élus du personnel qui prennent des mesures coercitives pour tenter d'obliger leur hiérarchie à la discussion. Peut-on véritablement le leur reprocher dans ce climat délétère même s'ils contreviennent à la loi et même si les personnes qu'ils retiennent ne sont que les interprètes d'une volonté qui leur est supérieure ?

     

    Qu'on ne vienne pas me dire que le risque de réactions révolutionnaire est aujourd'hui complètement écarté dans des pays réputés civilisés comme les nôtres ! Nous vivons assis sur une cocotte minute dans laquelle trop de problèmes cruciaux s'entrechoquent et se mélangent au point que nous en arrivons à une sorte d'état d'urgence. Le peuple ne comprend plus maintenant que puisse lui être refusé le minimum vital alors que par son travail, il participe à la richesse nationale dont il est écarté pour des raisons lui apparaissant fallacieuses. A tort ou à raison, il pense et constate qu'il y a deux poids et deux mesures en fonction du monde auquel chaque individu appartient. On exige de lui des sacrifices dont il ne saisit ni le sens ni l'aboutissement qui ne lui sont pas clairement expliqués. Il faudrait de la pédagogie là où il y a, selon son optique, seulement répression. Dès lors, l'exaspération grandit sans autre issue apparente qu'une explosion sociale. Autre signe pouvant être interprété comme inquiétant à la lumière de ce qu'il s'est produit en Mai 1968 même si la conjoncture est bien différente, les conjonctions contestataires des milieux ouvriers et étudiants qui s'opèrent pour le moment parallèlement mais qui peuvent potentiellement se rejoindre à tout moment pour déboucher sur un mouvement commun et uni.

     

    Si nous ne voulons pas que ces changements aussi nécessaires qu'inéluctables se fassent dans l'anarchie la plus complète pouvant se terminer par un bain de sang, il va falloir accepter de se remettre en question et de canaliser les énergies pour les empêcher non seulement de se disperser inutilement mais surtout pour les engager à s'attaquer, elles aussi, aux vrais problèmes. Cela me semble pouvoir se faire comme au Portugal, lors de "la révolution des œillets". Je le souhaite ardemment même si je reste sceptique.

    Aussonne, le 22 Avril 2009

    Gilbert MARQUÈS


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  • Allez savoir pourquoi Suzanne Alvarez décide un jour de lever l’ancre d’un coin de paradis pour aller le jeter dans un autre… La mer serait-elle remplie de baies imaginaires où brilleraient des êtres rescapés du capharnaüm terrestre ? Mais alors qui sont ces créatures qui ne cessent d’agiter des mouchoirs et des fanions quand le Pythagore pointe son mât à l’horizon ?

     

    Un havre de paix

     

     

    Maintenant qu’ils étaient partis, elle n’éprouvait rien d’autre qu’un battement fou aux tempes, avec un besoin absurde d’éclater en sanglots.

    - On peut quand même dire qu’on a eu chaud… mais finalement… faut pas traîner ici ! On s’arrêtera à Sainte-Lucie, fit Marc complètement épuisé après avoir galéré un bon moment pour relever l’ancre qui résistait.

     

    Dans une débauche d’eaux turquoises qui laissait dans un émerveillement écœurant et radieux, et après la splendeur des lagons envahis de centaines de voiliers et de charters portant pour la plupart le drapeau de l’United States Of American, ils quittaient la barrière de corail aux passes délicates à négocier et les forts courants, pour une ultime halte avant la Martinique, dans la dernière île des Grenadines* : Saint-Vincent.

    Quel charme, quel silence dans la petite baie de Wallilabou ! C’est pourtant vrai qu’ils se sentent bien, là, seuls au milieu de ce petit paradis enveloppé d’un manteau vert luxuriant. Au fond, silencieuse aussi derrière ses fenêtres bardées de moustiquaires, une façade blanche et anonyme s’érige. Devant son porche, un Zodiac* est amarré.

    A peine une demi-heure après leur arrivée, et alors qu’ils commençaient à se détendre, l’ambiance est devenue tout à coup inquiétante et irréelle quand, surgissant de nulle part, six silhouettes efflanquées ont fait irruption devant eux, avec, dans le fond de leur embarcation, des paniers, des chapeaux tressés, des noix de cocos, des mangues, des piments, des poivrons et même des coupe-coupe et aussi des sacs contenant sûrement de la drogue qu’ils allaient à coup sûr leur forcer à acheter. C’étaient des individus arborant des bonnets crochetés aux couleurs de la Jamaïque et d’où dépassaient d’interminables dreadlocks*, qui leur ont aussitôt proposé les produits de leur marché flottant contre quelques dollars. Ceux du Pythagore se sont exécutés en vitesse, leur prenant deux paniers pleins de fruits et de légumes, ont filé un peu plus d’argent qu’ils n’en ont demandé, pressés de les voir partir. Mais les autres ont pris tout leur temps. Ils sont restés là, leur pirogue adossée à leur voilier, les regardant sans broncher, et souriant entre eux. Anna et Marc ont bien senti qu’ils les observaient, qu’ils les guettaient et profiteront de leur première défaillance pour grimper sur leur bateau et les piller.

    A un moment donné, Marc a remarqué les fréquents coups d’œil dans la direction de sa femme et les chuchotements dans leur langue dont elle semble être l’objet. Là, son sang n’a fait qu’un tour. Il s’est emparé de la gaffe et du crochet de boucher destiné à achever les poissons pris à la traîne et, menaçant, il leur a fait face. Alors les gars ont ricané laidement et Marc a glissé à Anna :

    - Va vite t’habiller… Ne reste pas toute nue !

    - Toute nue… toute nue a-t-elle répété comme quelqu’un qui essayait de se souvenir d’une langue étrangère apprise autrefois. Ah ! Bon ? a-t-elle fait d’une voix blanche…. Non, mais… qu’est-ce qui te prend… toi aussi, tu es en maillot… je ne vois pas la différence !

    - T’inquiète, eux la voient la différence !

    - Tu te fais des idées ! Si tu crois que c’est le moment de s’habiller ! a presque crié Anna, qui venait de voir un des Rastas tripoter le mousqueton* qui reliait l’annexe en alu à leur bateau.

    Ce petit jeu d’usure a duré un bon moment… tout en sourdine.

    Et que croyez-vous qu’ils firent après ça ? Rien. Sinon qu’ils repartirent en pagayant et en chantonnant un air de reggae*, aussi mystérieusement qu’ils étaient venus.

     


    Alors la porte de la maison blanche s’ouvrit. Un homme en uniforme apparut sur le perron. Un sourire narquois aux lèvres, il suivait à la jumelle le départ du Pythagore…

    Après l’épisode de ces " pirates " plutôt pacifiques qui leur firent plus de peur que de mal, Anna et Marc pensèrent avoir atteint un pic d’hostilité chronique sans précédent envers l’Administration maritime anglaise.


    *Grenadines : archipel (anglais) du sud des Antilles dans la mer des Caraïbes.

    *Wallilabou : baie de l’île de Saint-Vincent réputée pour sa dangerosité : souvent des actes de piraterie y sont commis et malgré le poste de douane qui y est implanté (ici : maison blanche avec l’homme en uniforme). C’est pour cette raison que l’endroit est déserté par les plaisanciers, sauf que nos amis marins l’ignoraient.

    *Zodiac : canot pneumatique semi-rigide, souvent muni d’un puissant moteur pour les déplacements rapides. *mousqueton : système d’accrochage métallique rapide et sûr.

    *dreadlocks : mèches de cheveux emmêlées, propres aux Rastas.

    *reggae : musique jamaïcaine très rythmée, issue du rock et du ska, dont Bob Marley est l’ambassadeur.


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  • C’est une variation sur le thème " Transit " que nous propose aujourd’hui Jacques Lamy.

     

    Le Dernier Mouvement...

    Ils étouffaient, pleuraient, gémissaient et imploraient. Certains ne disaient rien dans leur désespérance...

    Lui, les yeux demi-clos, survivait de musique : "la-la-la-la-la-la-la-la-lala-la-la-la-la-la..." L'Hymne à la Joie de son cher Ludwig ! Ah ! Le chœur du final : "l'Espace est envahi de voix, pleine ferveur, au soutien de l'orchestre en toute son ampleur, chaque humain tend la main pour prendre une autre main. Lors, sur un cri d'amour le mouvement prend fin..."

    Lorsqu'il abordait ce passage, il repensait, en rageant, aux jeunes loups de l'orchestration, mutant, à son avis, la douce action de grâce en une charge de cavalerie légère. Il pestait : "ce grand fou de Werner !"

    Cascadent les essieux aux passages d'éclisses, les corps pressent des corps, des têtes s'entrechoquent, quelques mains en grappin agrippent les voisins...

    Le crissement des rails exaspère l'esprit.

    L'air est conçu de feu et grille les poumons. Les odeurs échauffées de sueurs et d'urines en milieu confiné font un poison mortel pour qui s'écroule au sol. Êtres agonisants que le wagon bascule...

    Des rigoles acides sillonnent son visage, lui brûlent les paupières, mais il reste debout : "la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la-la...", mais il survit toujours...

     

    Un monde fantomatique s'anime dans une évanescence grise.

    " Relevez la très vite ou elle va mourir !" Bousculade, cris, pleurs, la mère est présentée à l'air chaud du dehors, la bouche ouverte heurtant l'orifice barraudé..." ...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Werner, ce jeune chef d'un orchestre autrichien, il l'a bien revu, un instant sur le minable quai d'embarquement de la gare de VILLACH près de la frontière austro-italienne, en uniforme de la Bundeswehr, au grade d'Oberlieutnant, en tant que chef de ce convoi.

    C'est toujours le grand blond aux yeux "de ciel d'été".

    Ils s'étaient durement agressés autrefois, car lui, Yachem Vernicht, reprochait à ces jeunes leurs esprits révoltés, interprétant la vie en actes doctrinaires, transformant à l'orchestre la mélodie des dieux en cris de liberté ! Werner avait âprement et passionnément défendu sa thèse musicale novatrice, déférent toutefois à l'égard du vieux Maître.

    Yachem se rappelle cet accent germanique, la rudesse atténuée de mélodie latine, originaire du Tyrol Oriental.

    Ils viennent de se voir sur le quai de VILLACH. De leurs regards croisés, ils se sont reconnus. Le masque impénétrable de Werner a saisi l'âme frissonnante du vieux Yachem Vernicht.

    " À boire par pitié", un tuyau d'arrosage rassérène un instant.

     

    REUTTE, dernière étape avant la Germanie... La chaleur accablante annihile l'espoir. S'ouvre la porte en bois de ce wagon putride avec brutalité. Les déportés sont muets, inquiets, tétanisés !

     

    Un nom brutalement cité, laisse sans réaction. "Yachem Vernicht" est de nouveau hurlé ! Dans le wagon un mouvement, des gens s'écartent : Yachem paraît étonné, ébloui, étourdi.

    Sur le quai délabré, des hommes armés attendent. Werner est là, botté, les jambes écartées et les mains dans le dos, lunettes de soleil et casquette abaissée. Werner attend Yachem. Les déportés sont muets.

    " Approche !" Une gifle soudain fait tituber Yachem. Un cri d'horreur a jailli du wagon. La lourde porte est alors refermée.

    " Avance !" Yachem est bousculé par le seul Werner. Ils se dirigent ensemble vers l'orée du bois. Ils disparaissent presque à la vue de la troupe. Une cahute en bois se dresse à quelques pas. Werner pousse Yachem sans ménagement.

    On entend le souffle mat des pistons de la locomotive, le battement des clapets et le claquement des soupapes de rejets. Des écharpes vaporeuses masquent les flancs de la machine avec un chuintement de regret.De la voie on entend un hurlement de rage, un ordre de Werner issu de la cahute : "À genoux, ordure !"

    Un garde, d'un air dégoûté, dit aux autres : "il en a trouvé un, comme à chaque voyage, d'ailleurs... La dernière fois c'était un grand-père et son petit-fils !" Il secoue la tête, plein d'incompréhension... Un coup de feu retentit. Un jeune soldat vomit sur les boggies...

     

    Dans cet abri, Werner, le revolver fumant en main, des traces de plâtre sur l'uniforme, se précipite : "levez-vous Monsieur Vernicht, il me fallait donner le change..."

     

    Yachem ouvre les yeux, sortant d'un effrayant et bien trop long cauchemar. Il se précipite sur Werner et le serre très fort dans ses bras : "...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Deux hommes de type sémitique les surprennent par l'ouverture arrière de la cahute, en civil, pistolet mitrailleur au côté. L'un d'eux sort un poignard, pratique une légère estafilade sur son propre bras, essuie le sang sur l'uniforme de Werner. Les "partizans" ne disent mot...

    " Vous suivrez leur filière et vous irez en Suisse, Monsieur Vernitch, car..., je suis un musicien avant d'être un humain."

    Yachem, les larmes aux yeux, déclare à son sauveur :

    - " Il est splendide votre dernier mouvement de la neuvième, cet immense cri de Liberté,... Maître !"

    La locomotive siffle, trois fois de suite.

    L'Oberlieutnant Werner, se redresse et salue. Son ombre s'agrandit en grignotant le sol, silhouette hors mesure sous un Soleil couchant.

    "...chaque humain tend la main pour prendre une autre main..."

    Jacques LAMY


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  • Durant des années Claude Bachelier a parcouru le monde sur terre comme en mer et puis voilà qu’après avoir franchi détroits et caps, traversé gorges et défilés, il passe aujourd’hui la porte du café pour nous conter une de ces histoires que l’on entend dans l’un des bouts du monde…

    Je n’ai jamais eu la prétention, et aujourd’hui pas plus qu’hier, d’affirmer que je connaissais tel ou tel pays, tel ou tel peuple au prétexte que j’y avais fait escale quelques jours. Mais ces escales m’ont permis de découvrir d’autres mondes, d’autres gens, d’autres cultures. Elles m’ont permis de découvrir des mondes différents dont je ne connaissais l’existence qu’à travers les livres. " 

     

     

    Le héron de Sausalito

     

     

    Je suis le héron de Sausalito. The unmoving watcher, le guetteur immobile.

    Je suis là, face à cet océan que l’on dit pacifique. Je guette et j’attends. Comme mon père avant moi, et le père de son père et tous mes ancêtres jusqu’à la première génération. Mais je rêve aussi. Je rêve de ces grands espaces, loin derrière l’horizon. Je rêve de ces voiles blanches que le vent pousse vers le large. Je rêve d’une autre vie où attendre ne voudrait plus rien dire et guetter serait proscrit. Je rêve, mais le rêve n’est pas fait pour moi. Le rêve, c’est pour les rêveurs, les poètes. A t’on jamais vu un héron poète ?

     

    Nos premiers voisins s’appelaient les Miwoks. C’était une tribu de pêcheurs et de chasseurs, calme et accueillante. Ils habitaient dans la forêt, tout prêt de la mer. Ils chassaient ours, élans, cerfs et s’habillaient avec leur peau. Ils confectionnaient des lignes ou des filets pour pêcher dans les rivières ou l’océan. Ils aimaient la viande, le poisson, la chair des coquillages. Mais pas celle des hérons. Ils aimaient rire et danser. Le soir, les anciens racontaient aux enfants des histoires où les braves traquaient le loup et l’orignal, et s’en revenaient, couverts de sang et de gloire. Les Miwoks aimaient la paix et la poésie.

     

    Et puis un jour est arrivé Francis Drake, sur un étrange bateau, si haut sur l’eau qu’on ne voyait pas les hommes qui se trouvaient à bord. Ces hommes-là étaient bizarrement vêtus : certains avaient des robes brodées d’or ; d’autres des tuniques de fer. Ceux là avaient de longs tubes qui crachaient le feu. Et la mort. Tous étaient blancs. Blancs comme les nuages dans le ciel, blancs comme l’écume de l’océan. Eux aussi racontaient des histoires à leurs enfants, des histoires de pirates, d’abordages, de voyages sans fin. Eux aussi aimaient la poésie.

    Ils sont restés là quelques années, puis sont repartis dans leur pays. Bien des choses avaient alors changé, mais pourtant la vie reprit son calme et sa quiétude : les Miwoks chassaient et péchaient, les hérons guettaient.

     

    Mais quelques années plus tard, d’autres hommes blancs arrivèrent, d’autres visages pâles. Ils apportèrent avec eux la guerre, la désolation, la mort. Ils prirent la terre des Miwoks, ils prirent leurs femmes. Ils prirent leurs vies. Beaucoup de mes ancêtres, témoins impassibles de toutes ces horreurs, disparurent dans la tourmente.

    Alors, ces hommes venus de loin mirent des fils de fer pour enfermer les prairies, brisèrent les montagnes pour construire leurs maisons ou des ponts. Et les villages devinrent des villes, avec des immeubles et des usines.

    Un jour, ils trouvèrent de l’or, là-bas, dans les Rocheuses. Alors, ils quittèrent tout, abandonnant femmes et enfants, tout ce qu’ils avaient construit. Ils se massacrèrent, ils s’entre-tuèrent pour de misérables morceaux de métal jaune. Les fous !

    Quand la fièvre leur fût passée, ils revinrent et construisirent de nouvelles maisons, de nouveaux ponts, de nouvelles usines, de nouvelles routes. Ils racontèrent alors de longues et belles histoires à leurs enfants, des histoires de chercheurs d’or, de trappeurs. Eux aussi aimaient la poésie.

     

    Nous, les hérons, nous sommes toujours là. Malgré leurs guerres et leurs massacres. Nos voisins ne sont plus, hélas, les Miwoks, calmes et paisibles. Mais des gens pressés, agités.

    Et ce soir, alors que la nuit tombe lentement, je suis là, face à l’océan. Je guette, encore et toujours, immobile, impassible.

    Pas loin de moi, des gens me regardent sans me voir, trop occupés à manger, à boire, à parler. Mais un me voit, un seul, qui en oublie jusqu’à sa compagne. Parfois, son regard s’en va vers le large, puis revient vers moi. A quoi pense t’il ? Est il de ces poètes, de ces rêveurs ? Est il du sang des Miwoks, ou de Francis Drake ou des chercheurs d’or ?

    " Héron, me dit-il, emmène moi avec toi, emmène moi dans le vaste monde, là où il ne pleut pas, là où il ne fait ni froid ni faim, là où la vie ne meurt pas. "

    Mais je rêve bien sûr. Personne ne me parle et surtout pas cet inconnu qui se lève, qui me regarde une dernière fois, songeur, et qui s’en va.

    Je suis seul. Je reste seul.

    Car je suis le héron de Sausalito. Le guetteur immobile, the unmoving watcher.

     

    Pour en apprendre davantage sur Claude Bachelier :  http://panissieres.blog.lemonde.fr


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  • Oui, vous avez bien lu : ce soir au café on va se faire une télé ! Oui, c’est une soirée débat. Oui, il y aura du beau monde. Oui, un ministre. Oui, celui-là même. Oui, en direct. Oui, ça promet. Oui, nous serons au poste. Oui, oui, c’est Ernest J. Brooms qui officie…

     

    Le oui-oui

     

     

    22h10. Débat politique sur une chaîne nationale. Le présentateur, visage rassurant et calme, glisse un œil furtif sur le prompteur. Autour de lui, un panel de personnages aux avis forcément divergents. Au centre du débat et du plateau, un ministre en poste maquillé comme un jeune premier, martèle inlassablement les mêmes arguments, couvre de sa logorrhée toute intervention contraire à ses idées ou, du moins, celles qui le formatent de gré ou de force. Il veut s’afficher supérieur aux autres. D’ailleurs, " le débat n’est pas à sa hauteur ", remarque-t-il. Il plane sur les citoyens et sur les sommets enivrants de la politique. S’il est acculé dans une impasse argumentaire, son regard et ses paroles se teintent de mépris. Rien ne sert de discuter : il a raison, il détient la vérité et la solution à tous les problèmes. Il est, bien sûr, ouvert à la discussion mais rien ne le fera changer d’avis.

    Le téléspectateur finit par ne plus écouter ses démonstrations économico-politiques qui noient le poisson et les adversaires. C’est à ce moment qu’il découvre, à l’arrière-plan,… le oui-oui ! Il est jeune, étudie sans doute dans une école supérieure et dévore les paroles de son mentor, tout en ponctuant ses envolées verbales de discrets acquiescements approbateurs et solidaires.

    S’est-il faufilé dans le public à la bonne place pour être certain d’être capté par la caméra ou a-t-il été installé à cet endroit par un placeur habile ? Le réalisateur en quête d’audimat aurait même songé, dans ses rêves les plus fous, à la présence de pom-pom girls mais, c’est une autre histoire, sur un autre continent, dans un autre pays…

    Le oui-oui est communicatif. C’est sa raison d’être. Le spectateur, inconsciemment, finit par opiner du bonnet et du chef ! Et le tour est joué ! Des milliers de oui-oui avalent les paroles du mentor et balancent la tête du haut en bas. Étrange spectacle pour qui n’est pas averti et pénètre à l’improviste dans le salon télévisuel de quelque ami fan d’empoignades verbales.

    Si des arguments hostiles mais convaincants sont avancés par l’opposition, le oui-oui fronce les sourcils, regarde ses pieds, attend que l’orage passe et que son mentor reprenne le dessus par quelque pirouette habile. Alors, le oui-oui sourit, revient à la vie, reprend des couleurs et se voit gravissant les plus hautes marches du pouvoir, scandant " oui, oui, vous m’avez compris ! ".

    Il n’est pas seul. Dans le studio, d’autres oui-oui concurrents participent à cette course à l’ostensibilité affichant leur accord aux propos tenus, au risque de se péter les cervicales. Les regards se croisent et se lancent des éclairs. Quant au mentor, imperturbable, il ignore ces hochements, il ne les voit même pas puisqu’il tourne le dos au public . Le oui-oui fixe la nuque de l’orateur qui doit ressentir cette présence latente et rassurante telle une ombre protectrice.

    Une fois l’émission terminée, les participants se congratulent, oublient leurs différends, se font l’accolade et avalent le verre de l’amitié en bulles. Le oui-oui essaie de se faufiler, d’approcher son mentor, de croiser son regard, d’échanger quelques mots et c’est alors qu’un préposé à la sécurité l’écarte poliment lui assénant comme un coup de massue un ferme " Non, non ! ".


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  • Longtemps ils s’étaient promenés le long des rails. Après leur premier baiser, ils avaient emménagé dans une rue qui donnait sur la gare, côté grandes lignes. De leurs fenêtres ils se plaisaient à regarder les trains qui s’en allaient respirer l’air du large. La plupart des voyageurs quittaient la ville avec un enthousiasme fiévreux et beaucoup emportaient avec eux l’espoir d’une vie différente. Ils aimaient les saluer et entendre les rires des enfants quand ils les voyaient s’embrasser. Ils avaient un faible pour ceux qui s’en allaient sur un coup de tête, pour les amoureux qui savaient inventer l’éternité en quelques secondes et pour les vagabonds qui élargissaient si effrontément le paysage. Ils se disaient qu’un jour la voie ferrée serait illuminée de milliers de flambeaux et qu’un messager de la compagnie viendrait leur offrir un titre de transport. Ils s’étaient laissés aller à cette rêverie qui adoucissait si naturellement la longue usure des jours.

    Elle était moins vieille que lui mais elle avait choisi de partir la première. De prendre seule un train pour la mer. Un de ceux qui crachaient encore de la fumée et qui quittait les villes en sifflant. La veille encore, la gare était en fête pour l’envol d’un couple de jeunes mariés. Elle avait accompagné les tourtereaux d’une chanson nostalgique au goût de chair et de sueur. Il l’avait senti prise d’un mauvais frisson quand un oiseau sorti brusquement des nuages avait piqué droit sur le quai. Sa voix avait déraillé à plusieurs reprises et sitôt le train disparu elle avait levé les mains au ciel en signe de désolation.

    Au cours de la nuit, sa peau s’était mouchetée et un afflux de perles sanguines avait voilé ses yeux. Il faisait une chaleur d’enfer et ils n’arrivaient pas à dormir. Leurs pensées restaient suspendues à l’orage qui menaçait et ils n’avaient échangé que d’affreuses banalités. Peu avant les premières lueurs de l’aube la tourmente s’était relâchée et il lui avait demandé d’attendre un peu, de s’asseoir sur le lit, de dire quelque chose dans le noir, même une absurdité.

    Elle avait attrapé son sac à main et s’en était allée en dévalant les escaliers comme si elle était en retard. Le sifflet du chef de gare avait retenti au moment où des taches violettes apparaissaient dans le ciel.


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  • Même si vous connaissez parfaitement la cartographie maritime et que Poséidon est à vos côtés, dès lors où vous montez à bord du Pythagora, vous vous engagez dans un voyage qui devient forcément imprévisible. Reste que vous ne serez plus un personnage parmi d’autres et, même déchiré par les mauvais vents de la vie, votre rencontre avec le capitaine Suzanne Alvarez restera inoubliable…

     

    Le passager clandestin

     

     

    - Alors…Il a dit quoi ? murmura-t-il en essayant pauvrement de sourire.

    Et tandis que le fol espoir l’emplissait à la vue du visage radieux des deux femmes, ses traits se détendirent et redevinrent frais comme ceux d’un enfant.

    - Alors, il a dit " Oui " ! firent Carole et Anna à l’unisson.

     

    Le jour " J " arriva enfin et Eole était au rendez-vous.

    Hamidou embarqua avec pour seul bagage, un petit sac à dos, quelques sachets de sucre en poudre et de manioc, un diplôme d’électronicien, des papiers prouvant son identité, et 7 500 francs français.

    - Tiens, le Tonton ! Pour toi… tout ce que j’ai ! dit-il en tendant fièrement une enveloppe au Capitaine du Pythagore.

    - Non, mais, pour qui tu nous prends. Range-moi ça en vitesse ! fit Marc en repoussant l’argent que le Malien voulait lui donner pour le prix de sa liberté.

    Puis il ajouta dans un clin d’œil :

    - Mais un équipier de plus, c’est pas de refus !

    Le jeune homme, à présent, attendait impatiemment la phrase libératrice : " Larguez les amarres ! ", l’ordre salvateur de gagner le large et de voguer pour la Guyane, l’Eldorado dont il rêvait depuis si longtemps.

     

    Avec une maladresse et une ardeur touchantes, il s’essaya à barrer dans les alizés et les poissons volants, délaissa sa bouillie de manioc pour les petits plats qu’Anna lui concoctait, participa aux manœuvres et se révéla être le plus gamin de tous. Tour à tour affectueux, sérieux et blagueur, lui, qui avait avancé jusqu’ici dans la vie comme un chasseur dont l’existence est guettée, se laissait maintenant engourdir avec ravissement par la contemplation des étoiles et le ballet nautique des dauphins. Ivre de sa chance, il répétait sans cesse :

    - J’ai jamais vu des " Tanties *" et un " Tonton* " comme ça ! tandis qu’il se signait.

    Pythagore, suivi quelques jours plus tard de " Nautilus ", " Il était une fois " et "Plaisir d’amour ", mit treize jours exactement pour traverser l’immensité de l’Atlantique et voir apparaître la terre ferme. Après la sécheresse des îles capverdiennes, le vert partout avait surgi de la jungle, dans un lacis déraisonné de lianes enchevêtrées et de racines apocalyptiques. La saison des pluies allait commencer…

    Après bien des péripéties et de grosses frayeurs pour le débarquer, et grâce à l’aide de bonnes volontés des gens de bateaux et de quelques frères maliens qui l’attendaient et qui l’hébergèrent un temps à Cayenne, Hamidou trouva un travail de mécano, réussit à s’inscrire dans une école pour poursuivre ses études, envoya chaque mois de l’argent au pays, fut sur le point de contracter un mariage blanc avec une pompiste, y renonça sur les conseils d’Anna, obtint un BTS en électronique, puis, au bout de trois ans, ne donna plus signe de vie.

    Des années plus tard, Anna et Marc qui faisaient des courses à US Import, à Saint-Martin en Guadeloupe, s’entendirent appeler près du rayon des laitages :

    - Mais c’est la Tantie et le Tonton !

    Après la joie des retrouvailles et le récit de ses aventures guyanaises, leur jeune ami leur confia qu’il devait rencontrer quelqu’un d’important afin d’obtenir une place sur le marché de la ville pour y vendre des statuettes et des masques africains. Mais ils apprirent par la suite que l’affaire ne se fit pas, car les Antillais ne faisaient pas bon ménage avec les Africains. Et une fois encore, ils n’entendirent plus parler de lui.

     

    Le cyclone " Luis " venait de ravager l’île de Saint-Martin, quand les marins du Pythagore trouvèrent dans leur casier, à la Capitainerie de Marigot, une enveloppe en provenance de Bamako, à l’intérieur de laquelle un faire-part leur annonçait le mariage d’Hamidou Sangora avec Jahia Kompaore. Il était retourné à ses racines.

     

     

    *Tontons et Tanties. Noms affectueux donnés aux Blancs par les Africains (de l’Afrique Noire), suite à l’indépendance de ces pays, réalisée par François Mitterrand (surnommé Tonton Mitterrand).

    *Mali. Capitale Bamako. Pays enclavé d’Afrique de l’Ouest ayant des frontières communes avec la Mauritanie, le Sénégal, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Niger et l’Algérie. Il compte presque 14 millions d’habitants pour une superficie de 1 241 238 km2. La langue officielle est le français, mais la plus parlée est le Bambara. C’est un des pays les plus pauvres d’Afrique, malgré ses matières premières (or, coton…).

     


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  • Après son " Putain de carton " plébiscité lors des Inattendus 2008, Jean Calbrix revient au café pour nous conter une palpitante histoire de gosses et de képis…


    œ

     

    J'ai onze ans trois quarts. Les trois quarts, j'y tiens, je ne suis plus un gamin. Je m'appelle Robert et je suis très fier de mon prénom depuis que le prof d'Histoire nous a appris que pendant le Moyen Age, il y avait un super mec qui dirigeait la Normandie : Robert le Magnifique pour ses potes, Robert le Diable pour ceux qui ne pouvaient pas le saquer et auxquels il fichait la pâtée. Et puis, j'ai un oncle qui joue superbement de la guitare et chante comme un dieu. Quand il vient à la maison, il interprète toujours un vieux truc médiéval : "Je suis Robert, Robert, le beau Robert, que la brunette tant aimait" et ça me laisse tout mou.

    J'habite une tour dans la banlieue morose et pas rose comme disent trois marrants à la radio. Je suis un artiste et je hais les murs nus. Avec mon copain Jimmy du neuvième étage avec qui je m'entends super bien - un vieux de douze ans et un huitième - on a créé une association, le CRAC... Je vous entends d'ici, ces petits délinquants font dans la drogue. Et bien vous vous fourrez le doigt dans l'oeil, grave. Le CRAC ça veut dire Compagnie Révolutionnaire des Amoureux du Chicos. Ouais, faut que je m'explique.

    On en avait un peu marre, Jimmy et moi, de faire dans le dérisoire, de cavaler du rez-de-chaussée au dixième pour : dégonfler le vélo du concierge ; accrocher des boîtes de conserve à la queue des chats de la grosse du premier ; tirer les nattes de la pimbêche du deuxième qui se bourre le pull de coton pour faire croire qu'elle a déjà des roploplos ; sonner à la porte du retraité du troisième et se tailler en courant ; vider l'extincteur du quatrième pour jouer à la guerre des étoiles ; écrire "Zob" sur la porte du play-boy du cinquième, celui qui nous refile des taloches quand il nous croise ; échanger les paillassons des locataires du sixième pour les entendre se gueuler après ; crier au feu pour effrayer la vieille du septième ; monter sur la terrasse du dixième et balancer de la flotte ou des peaux de banane sur les gens qui rentrent dans l'immeuble. Vous croyez peut-être que je ne sais pas compter jusqu'à dix, que j'ai oublié le huit et le neuf. J'habite au huitième et il faudrait voir que j'y fasse des conneries, mon paternel serait prompt à me refiler une rouste. Quant au neuvième, c'est là que crèche Jimmy comme je l'ai déjà dit, et son dab n'est pas plus commode que le mien.

    Un jour qu'on était assis sur les marches du rez-de-chaussée, et que j'étais en train de confectionner un pétard pour mettre dans le cabas de la concierge quand elle reviendrait de faire ses commissions, Jimmy me dit :

    - C'est pas le tout, Robert, il faudrait peut-être penser à faire des choses plus constructives.

    Il a du vocabulaire, mon pote Jimmy. Sur le coup, je n'ai pas bien pigé, et je lui ai répondu que mon pétard était parfait. Il s'est fichu de moi et ça m’a mis en rogne. C'est pas parce qu'il est plus vieux que moi qu'il faut qu'il m'écrase de toute sa science.

    - Te fâche pas, Robert, qu'il m'a dit en redevenant sérieux. Ce que je veux dire, c'est qu'il faudrait faire des choses qui débouchent sur quelque chose.

    Là, j'ai commencé à entrevoir.

    - On pourrait aider la vieille du septième à traverser la rue et lui porter ses sacs jusque chez elle quand l'ascenseur est en panne, que je lui ai dit.

    - Oui, ce serait positif, mais faudrait lui demander la pièce, qu'il m'a répondu.

    - Et on pourrait s'acheter de vrais pétards avec.

    - T'es con, qu'il a fait en se fendant la poire. Non, c'est trop caritatif tout ça. Il faudrait quelque chose pour nous exprimer, nous, vraiment. Allez, viens.

    On s'est levés. La femme du concierge arrivait. J'ai allumé mon pétard derrière mon pote et quand elle est passée, hop, ni vu ni connu, dans le panier. Elle nous a fait :

    - Encore à traîner dans les escaliers, espèces de vauriens. Vous savez bien que c'est interdit.

    Et tout de suite après, pas l'explosion tant attendue, mais mon pétard raté lui a embrasé son panier. Elle a tout lâché en criant "Au feu". Tout l'immeuble a été ameuté, sauf la vieille du septième. Pas étonnant, elle est sourde comme un pot.

    On a détalé à toute blinde et on s'est retrouvés devant l'arrêt du bus. Il y avait une nouvelle affiche, une nana avec un bout de loque sur elle qui lui cachait presque rien.

    - T'es un artiste, m'a fait Jimmy. J'ai bien aimé la dernière fois que tu as calligraphié "Zob" sur la porte du play-boy. T'as fait un Z super génial. Et bien là, tu vas pouvoir t'exprimer.

    - Tu veux que j'écrive zob sur l'affiche, que je lui ai répondu.

    - T'es nul, Robert. Tu vois bien que cette meuf a besoin d'une robe.

    On est allés chercher des pots de peinture et des pinceaux dans la cave du retraité du troisième. Une mine ; il est tout le temps en train de barbouiller son appartement. Je me suis éclaté, j'ai habillé la nana d'une robe somptueuse rouge carmin avec des pinces lui mettant en valeur sa taille de Britney Spears, des manches bouffantes et une longue traîne, un truc à faire pâlir Paco Rabanne, mais Jimmy a tout gâché en lui collant un béret basque et une moustache à la Charlot. On s'est engueulés, il m'a secoué, je lui ai balancé un coup de pinceau qu'il en a eu le pif tout rouge... et on n'a pas entendu le car des keufs s'arrêter à côté de nous. Pas étonnant, en face il y a un chantier, et les marteaux piqueurs faisaient un boucan d'enfer.

    Ils nous ont empoignés, collés dans leur caisse avec notre matériel et emmenés au poste. Un gros commissaire, avec une grosse voix et une bouille qui n'avait sûrement jamais connu le sourire, nous a demandé nos noms, prénoms, adresses, qu'est-ce que faisaient nos vieux, tout le toutim quoi. Jimmy a donné un faux nom et une fausse adresse, mais moi je me suis déballonné, j'ai pas pu mentir, et tant pis pour la branlée que j'allais recevoir en rentrant.

    Un grand type chevelu est arrivé pendant que le commissaire nous faisait la morale. Il s'est assis pendant que l'autre gros continuait à nous agonir : vandales, déprédateurs, trublions, graines de voyou... .

    - Vous oubliez gibier de potence, a ajouté Jimmy.

    J'ai bien cru que le commissaire allait claquer d'apoplexie.

    - Je vais leur parler, a dit le grand type tandis que le commissaire sortait une poire avec une fiole et s'envoyait une rasade de ventoline dans le gosier.

    - Je suis éducateur psychothérapeute, qu'il nous a annoncé, et je vais m'occuper de vous. Je ressens ce que vous ressentez. Vous avez envie de sortir ce qui est en vous, c'est humain, mais vous ne pouvez pas le faire n'importe où et n'importe comment. Ce n'est pas bien de détériorer les affiches.

    - Mais la meuf, elle ne pouvait pas rester comme ça, a dit Jimmy.

    - Mais pourquoi ? Il y a un artiste qui a fait une belle photo et qui l'a livrée à tout le monde. Vous n'avez pas le droit de lui abîmer son travail et de priver le public du plaisir d'admirer son œuvre.

    - N'empêche, si je me promène à poil en plein hiver, a rétorqué Jimmy, vous me mettrez une couverture sur le dos.

    - Un peu de prison ne leur ferait pas de mal, a grogné le commissaire.

    - Laissez-moi les raisonner, monsieur le commissaire, a fait l'éducateur. Mais, ce n'est pas pareil, ce n'est qu'une photo, qu'il a ajouté à notre encontre. Je vais contacter la mairie et vous aurez de jolis panneaux dans la rue sur lesquels vous pourrez extérioriser tout le potentiel créatif qui sourde en vous.

    Je ne sais pas ce qui pouvait être sourd en nous, mais, comme par miracle, on nous a relâchés avec nos pots et nos pinceaux qu'on a couru planquer dans la cave de la grosse du premier - elle n'y va jamais, elle a peur des souris. Le lendemain, on a vu que l'éducateur psychomachinchouette avait tenu parole. Devant le chantier, il y avait une palissade avec des panneaux tout neufs. Jimmy et moi, on s'est tapés dans la main, puis il a dit :

    - Vive le CRAC

    - Le CRAC ? que j'ai fait.

    - Oui, notre association. Le Comité Révolutionnaire des Amoureux du Chicos. C'est bien, non ? T'es d'accord ?

    - D'accord, que je lui ai répondu.

    Et on a couru chercher notre matériel. On a discuté un moment. On avait tant à créer qu'on ne savait pas par quoi commencer et puis Jimmy a eu une idée. Il y avait six panneaux, autant de lettres que dans le mot amour... Je vous vois venir. Non, lui aussi il sait compter et comme je l'ai déjà dit, il a du vocabulaire. Son gros péché, c'est les fautes d'orthographes. Je lui ai fait remarquer que dans amour, il n'y avait pas de e au bout. "Oui, il y a un ne au bout qu'il m'a soutenu, mordicus" On a failli en venir aux mains. Le CRAC à peine né risquait d'être dissous. Il m'a dit :

    - Bon, on va l'écrire comme tu veux, et sur le dernier panneau, on mettra nos initiales, JR. C'est chouette, ça fait aussi Jeune Révolutionnaire.

    Il a pris les voyelles et moi les consonnes. On a retroussé nos manches et on s'y est mis. Il a fait un A tout tarabiscoté, jaune sur fond bleu avec des oiseaux multicolores perchés sur sa barre transversale pendant que moi je me reculais pour le conseiller. A mon tour, j'ai fait un M violet sur fond mauve qui avait l'air de faire la génuflexion devant la lettre suivante. Ça tombait bien, ou mal, c’est comme on veut, car Jimmy a fait un O avec, à l'intérieur, des yeux, un nez, une bouche, qu'on aurait dit la tête du commissaire. Pour faire plus vrai, il l'a peinte en rouge coquelicot et il a fait pleuvoir sur elle une neige marron. Je lui ai dit que la neige, c'était blanc et il m'a répondu qu'en été, il ne neige pas. On s'est arrêtés là car on avait épuisé nos pots de peinture. L'éducateur qui passait par-là a admiré notre œuvre inachevée. Il nous a dit :

    - C'est d'un réalisme surréaliste dantesquement apocalyptique.

    On n'a rien pigé, mais on était fiers comme d'Artagnan. Il nous a promis de nous fournir de la peinture, et le lendemain, tout jouasses, on a constaté qu'il avait tenu parole. Il nous a apporté des pots tout neufs, mais quand on est arrivés auprès des panneaux pour poursuivre notre œuvre, des salopards nous avaient tout saboté. C'était écrit sur les trois derniers panneaux "R lé keuf" et ça faisait "AMOR lé keuf".

    - Vous voyez que ce n'est pas plaisant de se faire détruire son œuvre, qu'il a dit l'éducateur, narquois. C'est une belle leçon pour vous apprendre qu'il faut respecter le travail d'autrui.

    J'avais envie de lui balancer ses pots de peinture à la tronche, mais Jimmy m'a tiré par la manche. "Laisse béton" qu'il m'a dit. Et on est partis en gueulant "CRAC vaincra, CRAC vaincra, CRAC vaincrac, CRAC vaincrac..." et ça nous a fait rigoler.

    On est arrivés sur la rocade. Une ribambelle d'affiches nous narguait : des bagnoles suant le fric par tous les enjoliveurs et que nos vieux n'auront jamais ; un gros - 50% sur des fringues à 299 euros 99 ; six pots de yaourt avec gratuit écrit sur le sixième ; un mec et sa meuf prenant des airs de joyeux déjantés devant un paquet de lessive miracle ; une énorme bouteille de pastis pour les petites soifs, le soir devant la télé, quand il y a un match de foot qui nous empêche de voir Buffy sur la 6.

    - Fais-moi la courte, Robert. Les artistes se sont plantés.

    Il a pris un pinceau, l'a plongé dans la peinture noire, est monté sur mes mains, puis sur mes épaules, et en équilibre, a écrit un 1 devant le 50. Ensuite, on a couru au supermarché en face, on a choisi chacun une veste en peau d'une bête dont je ne me souviens plus du nom. On les a essayées et on s'est regardés dans la glace. Qu'est-ce qu'on était beaux ! En plus, c'était doux et ça sentait rudement bon. Je me demandais où Jimmy voulait bien en venir. On est passés à la caisse. La nana nous a regardés d'un air bizarre mais elle a quand même tapé l'addition, 299 euros 98. Elle a attendu que l'on sorte notre pognon et mon pote a tendu sa main vide. Au bout d'un moment, elle a réclamé l'argent et Jimmy lui a dit que c'était elle qui nous devait 299 euros 99. Elle a appelé dans son micro et un gus avec des petites moustaches et un costard nickel s'est pointé. Jimmy lui a montré l'affiche qu'on pouvait voir d'où l'on était. L'autre s'est fâché tout rouge et mon pote l'a traité d'escroc parce que tout prix affiché doit être respecté. Moins 150 % sur 599 euros 98 ça faisait moins 299 euros 99. Il nous devait bien 299 euros 99. Il nous a poussés hors des caisses en reprenant les vestes et Jimmy lui a crié de retourner à l'école pour apprendre à compter. A la sortie, un vigile nous a pris par le col et nous a emmenés dans un bureau. Il nous a demandé de vider nos poches. Dedans, il y avait quatre yaourts. On a gueulé qu'ils étaient à nous car c'était les sixièmes de quatre paquets de six. Ils nous a emmenés au poste de police et là on a revu le gros commissaire avec la tête qui n'avait jamais connu le sourire. Il a rédigé le procès-verbal : les susnommés se sont emparés de quatre yaourts et sont sortis sans les payer. Il a voulu nous faire signer le papelard, mais Jimmy a rajouté gratuits au-dessus du mot yaourts. Colère, gorgée de ventoline et l'éducateur s'est pointé.

    - Il est vrai qu'il y a une grave ambiguïté dans la publicité de ces yaourts et que ces enfants, non rompus aux finesses commerciales, ont pu être leurrés.

    - Je maintiens qu'un peu de prison ne leur ferait pas de mal, qu'il a grogné le commissaire.

    - Laissez-moi encore essayer de les ramener à la raison avant de les livrer au bras séculier. Ces enfants ont subi un réel traumatisme lorsqu'ils ont vu leur œuvre saccagée. Je vais faire remplacer les panneaux souillés et ils pourront reprendre leur activité créatrice.

    Remiracle. On s'est retrouvés dehors et le lendemain, les nouveaux panneaux étaient installés. On s'est attelés, Jimmy et moi, à l'achèvement de notre œuvre. Mon pote a saisi le pinceau et a calligraphié un U bleu turquoise muni de deux mains tendues vers un soleil d'un orange lumineux. J'ai pris le pinceau et j'ai fait un R sublime enliané de lierre et shootant dans un beau ballon en forme de cœur s'envolant dans le ciel. Et puis, j'ai écrit nos initiales à la base du dernier panneau en les répétant plusieurs fois au-dessus mais avec des lettres de plus en plus petites si bien que ça faisait comme une envolée de colombes. On est restés un bon moment à contempler notre chef d’œuvre. La pimbêche du deuxième est passée en nous tirant la langue. Elle nous a dit qu'on était nuls et qu'on ne savait pas faire les lettres. Jimmy a fait mine d'aller lui tirer les tresses et elle s'est sauvée en courant. Les autres gens de l'immeuble sont venus et ont poussé des oh ! et des ah ! Le retraité du troisième nous a offert un pot de peinture, la grosse du premier nous a fait une méga bise peine de bave et le play-boy du cinquième nous a même serré la louche. On était super contents. On est restés tout l'après-midi à admirer nos tableaux et à retoucher quelques détails pour les améliorer, mais il s'est mis à pleuvoir des cordes. On a couru jusque dans le hall de l'immeuble et là on est tombés sur l'éducateur qui nous a suggéré d'aller dans la maison de quartier où il venait de créer un atelier de macramé. On lui a dit très peu pour nous ces trucs pour les moutards. Pour qui il nous prenait à la fin ! Et on est allés s'écraser devant la télé avec une cassette de Buffy.

    Le lendemain, on a couru voir notre œuvre. Horreur, la flotte avait tout délavé. L'éducateur avait mégoté ; il nous avait refilé de la peinture à l'eau. Ecœurés, on est partis vers la rocade. Les affiches continuaient de nous narguer avec leurs couleurs criardes et leurs slogans débiles. On a filé au supermarché. Jimmy a fauché des bombes de peinture pendant que j'attirais l'attention des caméras de surveillance en mettant ostensiblement une dizaine de yaourts gratuits dans mes poches. Dans un angle mort, je me suis couché et j'ai glissé les yaourts sous un présentoir pendant que Jimmy se caltait. Je suis passé à travers les caisses en sifflotant et le vigile m'a empoigné.

    Ils étaient quatre dans le bureau, l'air réjoui de fauves guettant une proie. Avant qu'ils ne parlassent, je leur ai demandé s'ils avaient vu la trompe de l'éléphant rose. Stupeur.

    - Tu te fous de notre gueule, m'a hurlé le vigile qui m'avait alpagué.

    J'ai alors retourné les poches de mon pantalon en lui disant "Voilà toujours les oreilles" Il a pris une tête d'ahuri, ce qui lui était facile, pendant que les trois autres se marraient comme des baleines.

    Et puis, ils ont bien été obligés de me relâcher. J'ai rejoint Jimmy sous les affiches et là, on s'est défoulés un max. On a fait de l'acrobatie sur les portiques où étaient installés les panneaux publicitaires et on a bombé à mort : on a écrit menteur sur le sixième pot de yaourt ; on a écrit voleur sous le -150% ; on a écrit roulez bourrés sur la bouteille de pastis ; on a tagué CRAC sur le paquet de lessive et on a transformé en locomotive du Far West, une des supers bagnoles, celle qui était paumée dans le désert de l'Arizona. Les keufs ont déboulé, ils nous ont cueillis comme des fruits mûrs en bas des portiques. Au poste, le gros commissaire n'a pas voulu entendre l'éducateur. Il tenait dans ses mains le corps du délit comme il disait, une bombe qu'on n'avait pas eu le temps de jeter au loin avec les autres dans les broussailles bordant la rocade. Il avait un sourire au coin des lèvres. Non, pas un sourire sur sa bouille qui n'en avait jamais connu, un rictus plutôt, comme s'il avait une gêne du côté des hémorroïdes. Il a téléphoné et on l'a entendu dire... récidivistes... troisième incartade... flagrant délit... tout à fait, monsieur le juge... entendu, monsieur le juge. Il a appelé trois képis qui nous ont embarqués dans leur car. On s'est arrêtés au niveau de la palissade qui avait vu naître et mourir notre chef d’œuvre éphémère. Elle venait d’être enlevée. Derrière, il y avait un beau bloc de béton tout neuf avec des barreaux aux fenêtres, et au-dessus de la porte en bois massif, on a lu Maison d'éducation fermée.

    Jean Calbrix

     


    11 commentaires
  • Le poisson d’avril serait une plaisanterie dont tout un chacun peut être victime le premier avril. Il est en général basé sur une information approximative, concernant des faits imaginaires ou des discours fallacieux. L’artifice est d’autant plus apprécié qu’il est de nos jours mis en scène par de véritables imposteurs de l’information aussi bien écrite, que radiodiffusée, télédiffusée et Internetisée. On se gausse de toutes ces nouvelles fabriquées, tronquées, falsifiées, de ces annonces prodigieusement effarantes, de ces communiqués provocateurs, de ces dépêches subornées, de ces révélations enchanteresses … après-coup on se dit qu’on s’est bien fait avoir et que le spectacle est chaque année plus osé, et puis on se rassure en se disant que le pois(s)on n’est pas chaque jour au menu de l’actualité. Non ?


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