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    C’est à Dominique Mitton que revient l’honneur d’inaugurer cette nouvelle année du blog Calipso avec un texte qu’elle résume par ces simples mots " Imaginons la France d’après… " Mouvement du 22 mars (7)

     

     2084

     

    - Vous connaissez la loi ! Vous n’avez pas le droit ! Un seul enfant par couple ! Le coup des jumeaux, on me l’a déjà fait, ça ne prend plus ! Vous êtes irresponsable, tous les citoyens de ce pays sont irresponsables ! Au poteau ! Tous !

    Milan Kassak hurle . Il est hors de lui. Il sort en claquant la porte.

    La jeune femme enceinte est en larmes.

    C’est pas de sa faute si elle attend des jumeaux.

    C’est pas de sa faute si la France a rétréci.

    La remontée des eaux. La Bretagne et une partie de la côte atlantique englouties.

    L’accident au Tricastin. Toute la vallée du Rhône contaminée. Zone interdite. Marseille et Lyon rayées de la carte.

    Plus de pétrole, les industries au ralenti.

    Les naissances limitées, les animaux domestiques exterminés, la vie réduite à l’essentiel.

    Régime dictatorial. L’armée au pouvoir.

    La peine de mort restaurée.

    Milan Kassak est le directeur de la cellule parisienne du ministère du contrôle social. Il est Hongrois, il a émigré en France en 2063 au moment de la grande guerre centrale. Il est tempétueux, exalté. Il a l’autorité qu’il faut pour exécuter des mesures dures, inhumaines. Personne ne sait mieux que lui pousser les gens au suicide. Et c’est ce qu’on lui demande. En haut lieu on est content de lui.

    Il sait faire pleurer les femmes.

    Garrel, son adjoint les console.

    Justement le voilà qui entre, l’adjoint Garrel. Toujours ébloui par le luxe du grand bureau de son directeur.

    Il soupire en voyant la jeune femme, il lui parle doucement, il essuie ses larmes… et elle le quitte avec en mains les formalités de demande d’avortement.

     

    Garrel ouvre le courrier. Surtout des lettres de dénonciation. Milan revient.

    - Tiens, Milan, un couple de vieux Hongrois. Ils auraient deux chiens chez eux. D’après une voisine…Enfin Hongrois ou pas, la loi c’est la loi, hein ?

    Milan parcourt la lettre distraitement quand un nom lui saute au visage. Ferenc Peterfi.

    Ferenc Peterfi.

    Janvier 2063, un train qui roule dans la nuit.

    La frontière avec l’Autriche. Le train qui s’arrête, les bruits, les grincements.

    Les miliciens qui entrent dans le wagon. Vos papiers.

    Pas en règle.

    Descendez.

    Il doit quitter le wagon, sa valise à la main, pas le temps de prendre son manteau, le train démarre. Il est sur le quai, en chemise, il a froid. Il a peur. Ils sont armés.

    Ils le font entrer dans une petite pièce, sans lumière.

    Il ne voit rien, il s’assoit dans le noir, il tremble.

    Il entend le bruit du train qui s’éloigne, le bruit diminue, le silence. Plus rien.

    Il a tout perdu. Son argent, des adresses à Paris, tout était dans son manteau. Il se sent nu, seul.

    On respire à côté de lui. On lui parle en Hongrois.

    Ce hongrois-là, il s’appelait Ferenc Peterfi. Il avait un peu d’argent sur lui. Il en a donné la moitié à Milan. Ils ont soudoyé les miliciens. Ils ont pu prendre le train suivant.

    Pour le remercier Milan lui avait donné son livre de poèmes. Parce que Milan, dans sa jeunesse en Hongrie, était poète.

    Milan soupire. Le responsable du contrôle social, bien noté de ses supérieurs, soupire. On est en 2084. Où est passé le poète Kassak ? Où est-il le poète dans ce beau bureau directorial ?

    Il plie la lettre et la met dans sa poche.

    Je m’en occupe.

    Garrel le regarde. Un peu étonné.

     

    Le lendemain soir, Milan est devant une tasse de thé brûlant. Dans une petite cuisine aux volets fermés. Ferenc Peterfi et sa femme sont en face de lui. Il a beaucoup vieilli. Les temps sont durs pour tout le monde, alors pour deux émigrés hongrois, c’est pire.

    Ils ont chacun leur petit chien sur les genoux. Deux tout petits chiens ridicules. Des chihuahuas.

    Comme des bébés avec des yeux de vieillards. Des yeux intelligents, trop grands pour leurs petites têtes. Des yeux inquiets.

    Le livre de Milan est sur la table. Ils l’ont lu, ils ont aimé sa poésie. Ils ont déclamé tous les trois, les larmes aux yeux, autour du thé fumant. Et puis la femme a sorti des petits verres et une bouteille de vodka. Et ils ont chanté de vieux airs du pays, en riant et en pleurant.

    Après ils ont brûlé la lettre de dénonciation.

    Milan est reparti ému.

    Il n’a pas remarqué une voiture noire derrière lui.

    La voiture noire de la cellule locale du contrôle social.

     

    Garrel est assis à son bureau, son tout petit bureau minable. Un vrai bureau d'adjoint.

    Il prend une feuille, un stylo. Il écrit.

    Monsieur le Ministre…

    Dominique Mitton

     


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  • Mouvement du 22 mars (6)

    10 mots pour fêter le climat (urbain)

    pétard fumigène échauffourée pyromane embrasement oriflamme lacrymogène tisonnier essence cocotte-minute

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    Mouvement du 22 mars (5)


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    Une chronique à la petite semaine de quelques judicieuses fabriques de littérature.

    à cliquer :

    Sur Mot Compte Double

    Une foire aux salons littéraires où quelques auteurs et leurs complices mettent les pieds dans le plat.

    Sur Nouvelle au pluriel

    Lucia de Gérard Levoyer, une nouvelle qui fait mouche.

    Sur le site Pour le plaisir d’écrire…

    Des textes intelligemment engagés du côté de la vie et une volonté de parler de la souffrance sans l'enfermer dans les seules larmes du désespoir.

    Chez Frédéric Boudet

    Encore une fois les propos de Frédéric Boudet sur l’Invisible sont à lire et à relire….

    Sur Bonnes nouvelles

    Une nouvelle superbe mise en voix et en musique d’un texte de Corinne Jeanson " Dernier tango " et puis une bonne surprise pour Patrick Essel avec la subtile interprétation de " Sale attente ".

    Sur Rien que du vent

    Au loin s’en seraient allées les Muses ou bien Stéphane Laurent attendrait-il le retour des cigognes ?

    Sur Calipso

    Ici même donc ! Une invitation à participer au " Mouvement du 22 mars " Dire chaque jour du dernier mois avant les élections quelques mots de ce qui nous met encore au travail, ce qui fait ou ne fait plus de l'homme un sujet, ce qui donne à rêver... de la littérature certes, mais peut-être encore portée par la poésie, le goût de l'aventure et l'idée de résistance aux formes modernes d'oppression...

     

    La dépêche expéditive de chez Reuters

    Être enceinte ne sera peut-être bientôt plus une exclusivité des femmes. En Chine, des médecins de l’Académie des Sciences s’emploient à concevoir une nouvelle génération d’hommes qui pourront procréer grâce à une greffe d’utérus. 400 hommes se seraient portés candidats pour l’expérimentation. Ces mères potentielles doivent remplir au préalable un minimum de conditions : désirer ardemment un enfant possédant ses propres gènes et traits héréditaires, verser 20000 yuans en frais chirurgicaux, être d’un tempérament courageux et avoir une confiance totale en la science.


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    Mouvement du 22 mars (4)

    par Désirée Boillot

     

    Tous avaient bien voulu se rendre à l’évidence, dans la dernière longueur de leur campagne respective, entre deux avions à destination des territoires d’outre-mer : si le peuple l’exigeait, ils le feraient. Cela tombait sous le sens. Aucun ne semblait vouloir lésiner sur les risques qu’impliquait une telle entreprise, ni sur les retombées médiatiques qu’elle ne manquerait pas d’engendrer dans son sillage.

    Les candidats s’étaient donc plus ou moins engagés à passer à l’action, mais seulement le moment voulu. Ils étaient courageux, c’était un fait ; le dépassement ne leur faisait pas peur, certes non ; ils étaient sportifs, oh ça oui ! Leurs yeux pétillaient de malice. L’échéance approchant, ils avaient à la bouche des promesses alléchantes, lourdement amicales, qui prenaient, quand ils les formulaient sur le petit écran, une ampleur insolite. Tous étaient beaux sur les affiches, et parlaient haut dans le poste. Malgré tout, Scipion Lafleur restait perplexe. Il y en avait tellement partout, des promesses, qu’il en perdait le peu de latin qu’il avait retenu de son grand-père, dont le dernier mot d’ordre soufflé sur son lit de mort avait été : Sursum corda. Haut les cœurs, donc ; mais dans l’agitation des élections qui avait transformé la ville en une immense réclame, la devise de son aïeul prenait des accents dérisoires.

    Dans la succession des sondages et des déclarations, le cœur sur la main et les yeux dans ceux du public, Scipion se sentait tous les soirs un peu plus bas, un peu plus mal, un peu plus écoeuré. Il ne savait pour qui voter. Il hésitait, s’interrogeait, se tâtait. Entre deux verres de cognac, tirait à pile ou face. Quand il se mettait à pleuvoir sur la ville, il faisait la plouf. Lequel des candidats se montrerait suffisamment fidèle à ses promesses pour joindre cet acte de bravoure à la parole publique ? C’est ainsi que, pris d’une soudaine inspiration, un dimanche, il prit sa plume.

    Sa première lettre fut pour Marlène Loupiaud, il avait toujours eu un gros faible pour les femmes en tailleur immaculé. Marlène lui répondit évasivement qu’elle le ferait, certes, mais qu’elle n’aimait guère les remous. Désappointé, il expédia sa deuxième missive à Colas Rififi, qui était petit par la taille mais grand par l’ambition. Celui-ci lui promit par retour du courrier qu’il le ferait aussi, mais qu’il enverrait d’abord une équipe de sondeurs : il craignait la morsure des rats autant que celle de la mousse de la pollution, néfaste pour sa peau fragile. Dépité, il posta son troisième courrier à un certain Roubay dont il avait oublié le prénom, qui lui renvoya à peu près : je le ferai mais après vous, cher Monsieur. Consterné mais tenace, il pondit ainsi du courrier qu’il adressa à tous les candidats mineurs, lesquels jurèrent tous qu’ils n’attendaient plus que des courants favorables pour le faire.

    Il y avait de quoi douter. Et Scipion doutait ! Il se morfondait. Il désespérait, à l’approche du printemps. Il ne sortait plus que pour s’aérer un peu du côté du fleuve en compagnie de Friture, son chat de gouttière. Tous deux aimaient contempler le miroitement de la lumière dans le clapotis des vagues, le lent ballet éphémère des bateaux-mouches. Et tandis que le chat fixait de son regard hypnotique la surface de l’eau comme s’il devait en surgir un sympathique goujon, Lafleur, lui, réfléchissait.

    Vint le jour des élections. Plutôt que d’aller voter, Scipion enfila un maillot pudibond datant de la Belle Epoque, qui avait appartenu à son grand-père, puis un short et un tee-shirt. Il chaussa ses pieds d’espadrilles, couvrit son chef d’un léger bob pour protéger sa calvitie naissante, promit à Friture qu’il reviendrait pour midi, et se rendit sur les berges du fleuve. Le temps était superbe. Il y avait du monde sur la rive droite, qui paressait sur le sable entassé là pour la saison, et autant de monde sur la rive gauche, qui regardait les bronzés de la rive opposée. Entre les deux rives, il y avait beaucoup de trafic, beaucoup de langues étrangères et beaucoup d’appareils photo.

    Scipion Lafleur ôta d’abord son bob qui tomba sur le sable, puis son tee-shirt, ensuite son short, et pour finir ses espadrilles. Dans cet ordre, il était très méthodique. Il fit jouer les muscles de ses épaules, s’appliqua, les mains sur les hanches, à quelques exercices d’assouplissement, osa même des petits bonds de sportif, puis, étincelant dans son maillot à bretelles qui lui moulait avantageusement les cuisses, il prit une profonde inspiration et s’élança, entre un Super Cruiser bourré de Japonais et un Yellow Submarine bondé d’Italiens, dans les flots tumultueux saturés de mazout, sous les hourras de la foule en délire, qui se massait, toujours plus nombreuse, sur les berges de la Seine.

    Le soir même, les journaux titrèrent : Tout Paris a sauté à la baille. Que font donc nos hommes politiques ?

     


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  • Mouvement du 22 mars (3)

    par Jean-Claude Touray

    " Depuis l’Egypte ancienne et la découverte des matériaux vitreux, la fable du verre à moitié vide ou à moitié plein divise l’humanité en deux groupes : les optimistes et les pessimistes. Mais, dit-on, il faut les renvoyer dos à dos. Le vrai sage constatera qu’un demi verre de vin c’est suffisant pour se désaltérer et trop peu pour courir un risque en soufflant dans le nez des gendarmes. Un demi verre, c’est le juste milieu c'est-à-dire : tout ce qu’il faut et rien en trop "...

    Un ange passe en ce jour de mai 48 dans le tribunal correctionnel où se jugent les flagrants délits, pendant que l’inculpé, le célèbre peintre et littérateur Hubert de la Fouillouze, le père du Néo-concret, l’orgueil de la ville de Bouzin, avale un verre de limonade avant de reprendre son plaidoyer. Va-t-il bientôt déraper, comme l’espère le public ?

    " Ce sage-là, ce modèle de mesure et d’équilibre, de toutes mes tripes Monsieur le juge je le conchie, pour absence de passion dans ses opinions ".

    Emotion teintée de satisfaction dans l’assistance : il a dérapé ; la presse va s’en donner à cœur joie. Les journalistes prennent des notes fébriles à envoyer par télex ou à dicter au téléphone aux rédactions des quotidiens nationaux. Le juge Detouche, de son prénom Louis-Ferdinand, s’éveille brutalement. Comme chaque jour entre 14 et 16 heures, il était en phase de sieste digestive : l’œil ouvert et ne dormant que d’une oreille. " Encore une grossièreté comme celle-ci et je vous fais jeter sur la paille humide d’un cachot pour les vacances de Pâques " s’écrie le juge. " Vous pouvez continuer votre discours mais contrôlez vous. Vous auriez mieux fait de vous faire défendre par un avocat ".

    " Si j’ai choisi d’assurer seul ma défense c’est qu’une authentique indignation parlera par ma bouche. Elle a tous les talents pour exprimer mes doléances : je suis la victime d’une société " du juste milieu ", comme elle aime qu’on l’appelle. Une société qui étrangle les " hors normes ", les " pas dans les clous " et autres incapables de " rentrer dans les critères ". Ma plaidoirie, dont le souffle est celui de la colère, montrera que l’accusation retenue contre moi ne résiste pas une seconde à l’examen. Ce n’est pas un délit que l’Histoire reconnaîtra dans mon acte de rébellion de mai 48, mais la première annonce de la grande révolution qui aura nécessairement lieu dans une vingtaine d’années contre la dictature des moutons de Panurge. La France, malgré certains frémissements ressentis à la Libération, est toujours à comparer à la Chine traditionnelle en pire : c’est l’empire du juste milieu. Le primat de la raison sur la passion, la dominance du système et de la machine sur l’homme…


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  • Mouvement du 22 mars (2)

    Théâtre ce soir au café littéraire de Calipso avec une adaptation de Gros-Câlin, d’Emile Ajar. L’occasion ici d’engager le compte à rebours du " Mouvement du 22 mars " annoncé hier avec un extrait du roman.

    " Une fois… j’ai pris à la Porte de Vanves un wagon qui s’est trouvé être vide, sauf un monsieur tout seul dans un coin. J’ai immédiatement vu qu’il était assis seul dans le wagon et je suis allé bien sûr m’asseoir à côté de lui. Nous sommes restés ainsi un moment et il s’est établi entre nous une certaine gêne. Il y avait de la place partout ailleurs alors c’était une situation humainement difficile. Je sentais qu’encore une seconde et on allait changer de place tous les deux mais je m’accrochais, parce que c’était ça dans toute son horreur. Je dis " ça " pour me faire comprendre. Alors il fit quelque chose de très beau et de très simple, pour me mettre à l’aise. Il sortit son portefeuille et il prit à l’intérieur des photographies. Et il me les fit voir une à une, comme on montre des familles d’êtres qui vous sont chers pour faire connaissance.

    - Ca, c’est une vache que j’ai achetée la semaine dernière. Une Jersey. Et ça, c’est une truie, trois cent kilos. Hein ?

    - Ils sont beaux, dis-je ému, en pensant à tous les êtres qui se cherchent sans se trouver. Vous faites de l’élevage ?

    - Non, c’est comma ça, dit-il. J’aime la nature.

    Heureusement que j’étais arrivé parce qu’on s’était tout dit et qu’on avait atteint un point dans les confidences où il allait être très difficile d’aller plus loin et au-delà à cause des embouteillages intérieurs. "


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    Un mois pour rassembler des pensées éparpillées, donner des couleurs à l’imaginaire, brasser les circonstances, aller à la rencontre de l’incertitude, revisiter les malentendus et les sous-entendus, dire les envies de pleurer, les soifs de rire …

    Un mois pour prendre

    le temps de la suspension de l’inexactitude du retard de l’envers du retour en surface …

    la mesure de l’impatience du bruit des bottes de la ligne d’ombre de l’instant du lendemain de l’antérieur de l’invisible des effets d’optique de l’incertitude des amours d’antan des amitiés particulières de l’émiettement des étoiles…

    le poids des bancs de pierre des ongles rongés des apparences des antécédents des enchaînements des soubresauts des fautes d’impression du chagrin de la terreur de la répétition de l’extinction…

    le cours de la condition humaine du chant des cigales des vessies et des lanternes des offres d’emplois des généreuses attentions des mots définitivement définis des anguilles sous roche de la poudre d’escampette du cri étranglé…

    le pouls du préliminaire du balbutiement de l’impudique de l’au-delà de la multitude des jeux d’enfants des visages anonymes de la fleur de peau de la riposte…

     

    Donner chaque jour du dernier mois avant les élections des mots pour questionner un monde qui serait imperceptiblement devenu très différent…

    22 mars – 22 avril 2007 Le cœur vous en dit ? Contributions à poster sur assocalipso@free.fr

     


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    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

    Zamok

     œ

    Le haut de son cœur serait écorché. C'est pour cela qu'il aurait toujours cet air un peu barbouillé et qu'il raclerait les mots avant de leur donner vie.

    C’est vrai, il n'aime pas faire le malin et encore moins passer pour quelqu'un de frivole ou de familier, alors oui, les mots ne le quittent jamais d'un seul coup. Il prend le maximum de précautions avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Il ne sait pas comment les autres font avec leurs mots, comment ils les font passer de l'autre côté sans risquer d’y perdre leur bon ordonnancement. Les siens viennent autant de l'esprit que du tempérament. C’est ainsi ! Et avant qu'il ne les autorise à prendre l'air, à respirer ne serait-ce qu'une petite goulée du dehors, il les fait tourner, vibrer, se tortiller en lui. Il se les dit et redit. Avec constance et détermination : toujours concis et rigoureux. Un mauvais mot est si vite arrivé. Ceci étant, il pratique aussi l’inversion. Ou plutôt l’envers. L’envers, c’est parfait pour déceler les excès. Avec l’envers, ça bourdonne, ça grince, ça craque. Ça secoue le sens et ça ébranle le sentiment mais il faut en passer par là pour ne pas se laisser surprendre. Parfois, tous ses membres sont pris de tremblements tellement il triture. Ses entrailles se court-circuitent, ses veines se gonflent et ses nerfs s'électrisent donnant à ses chairs des couleurs incendiaires. Cela en surprend plus d’un autour de lui.

    Parfois en aparté, il explore les mots qui font des bruits de bête. Surtout les mots tapis au fond de sa poitrine, ceux qui ont emmagasiné les ressentiments, ceux-là mêmes qu'il sait pouvoir faire remonter jusqu'à la commissure de ses lèvres quand il est dans l'embarras. Attention, seulement jusqu’à la commissure. Pas plus loin. Ou alors il lui faudrait aussi apprendre à composer avec tous ces intrus venus de nulle part et qui jour après jour cherchent à s’incruster dans son répertoire. Vous imaginez la scène : les discours obligés, les prêchi-prêcha, les exhortations et puis les suppliques, les braillements, les pleurnicheries, bon sang, il n’arrêterait tout simplement pas !

    En fait, il trouve détestable qu'il faille en passer par la bouche. Cette béance ! Cette souillure ! Cette plaie qui envahit tout son corps.

    Lui, c'est par les yeux qu'il aimerait pouvoir officier. Par le blanc des yeux. Là où se trament l’effroi et la jouissance. Avec la complicité des larmes, bien sûr ! Les larmes sont les sentinelles les plus appliquées qui soient. De loin préférables aux guillemets, parenthèses et autres tirets. Et jamais chipoteuses ! Combien de mots malmenés, estropiés, abîmés dans leurs racines, n’attendant plus rien de la langue, défigurés jusqu’à la souche, ne continuent-ils pas néanmoins à vaquer silencieusement sur les bords des prunelles ? Et combien de tournures et de formules regagnent avec elles une place de choix aux yeux du monde ? Elles vont et viennent au gré des nécessités. Il les adore. Les larmes absorbent toutes les impuretés lexicales et raccommodent délicieusement les sens.

    Mais rien ne serait possible sans les paupières. Où en serait-on sans ces veilleuses ? Certainement à chevroter comme de fieffés imbéciles ! Imaginez la cacophonie si nous étions toujours libres de laisser aller cet immense flux de mots qui sans cesse nous traverse, si rien ne venait endiguer les digressions et les faux-semblants ! Heureusement qu'elles sont sur le qui-vive. A tressauter. A faire tourner le vent. A casser les petits penchants. A conjurer les figures sans queue ni tête. Sans elles, oui sans elles, aurait-on ce pouvoir d’escamoter en une fraction de seconde les intitulés incorrects ou les énoncés impropres ? Non ! Bien sûr que non !

    Et puis avoir un mot sur le bout des cils ne serait absolument pas gênant. Bien au contraire ! Qui se plaindrait d'un mot en suspens? D'un mot qui ferait vibrer l'air et l'intérieur de soi avant de prendre son envol ? Certainement pas les jeunes filles, elles aiment tant papillonner ! Quant aux hommes, cela leur donnerait assurément un air plus gracieux ! En outre, ce serait là un cas de figure inédit. Les gens auraient enfin autre chose à observer que ces bouches truffées de parasites.

    Car enfin lui – même lui ! - il a beau prendre toutes les précautions du monde, il rencontre sans cesse des difficultés à se faire entendre convenablement. Heureusement, il est de ces hommes qui ont expérimenté la trahison et qui savent saisir ce qui n’est pas dit. Mais quand même, il y a des moments où il se dit qu’une puce, une petite puce toute simple, implantée exactement là où il faudrait, avec toutes les précautions utiles et nécessaires, il se dit que cela suffirait à rendre les choses moins compliquées. Un mot juste pour chaque chose. Un point c’est tout. Plus de laissés-pour-compte ! Plus de trous ! Plus de vociférations !

    Au lieu de cela, il lui faut sans cesse répondre de ses mots. Aux uns, aux autres, et en fin de compte au tout-venant. C'est là incontestablement une de ses principales sources de tracas. Car enfin, il n’est pas une journée sans qu’il ne s’entende dire :

    "Que dit-il ? "

    " Mais que dit-il donc à la fin ?"

    Voilà comment on le traite. Comment on se soucie de son désir de bien se faire comprendre.

    Un jour, excédé, des mots terribles lui avaient échappés et avant même qu'il ne se rende compte de leur portée quelqu'un s'était exclamé :

    "Eh bien, pour une fois il n'y est pas allé de main morte !"

    Il avait baissé les yeux et regardé longuement ses mains, incrédule. Bien sûr, elles n'y étaient pour rien ses mains mais il n'avait pu s'empêcher de les examiner avec la plus extrême minutie, de les palper, les tordre, les renifler. Et puis brusquement il avait pris peur. Peur que sa raison le trompe et qu'il se mette à bégayer comme autrefois. Peur de ces mots pris au piège d'une langue pleine de boue. Peur de cette haleine chargée de mots grippés. Peur des odieuses dégoulinades qui s'en suivaient.

    Une mauvaise journée, vraiment !

    Pour l'oublier, il s'était mis en tête d'apprendre une autre langue. Une langue lointaine, peu usitée et dont il ne retiendrait que des mots soigneusement choisis. Des mots éprouvés qui ne pourraient ni s'engourdir ni s'enhardir ni usurper subrepticement une autre place.

    Seulement voilà, dès qu’il avait voulu essayer cette langue-là en public, il s’était trouvé presque immédiatement quelqu’un pour s'écrier :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Rien d’autre. Pas un seul autre mot pour dire autre chose que :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Souvent, on le regarde bizarrement, comme si on voulait le sonder ou plutôt comme si on cherchait à lui tirer des vers du nez. Depuis toujours on le trouve obscur, maussade, sournois, perfide, on le trouve contrefait aussi et empoté, trompeur, véreux … que des épithètes répétées dans son dos et jetées à l’emporte-pièce sans rien savoir de ce qu’il en est exactement.

    Comment peuvent-ils s’imaginer un seul instant qu’il puisse renoncer à être irréprochable.

    D’accord, la langue parfaite n’existe pas.

    Pas encore.

    Mais lui, il y travaille. En secret. Démêler le pire du meilleur. Toujours. Il ne s’agit pas d’une tâche à prendre à la légère. Il faut juste lui laisser du temps. Si seulement il n’y avait pas tous ces maudits grains de sable qui obstruent méthodiquement la mécanique !

     

    Zamok, mot d’origine russe pour château, culasse, serrure 


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    Si lire c’est être poussé par le désir d’une connaissance des êtres et des choses, écrire pourrait être l’art de contempler ces choses et ces êtres qui sont en nous, à la fois effacés et vivaces, éparpillés, morcelés, transfigurés, bref à s’illusionner sur ce que nous sommes. Quelle sorte de mémoire est attachée à l’écriture ? Qu’est-ce que les écrits viennent débusquer, expulser, glorifier, éliminer de nous-mêmes ? Que viennent confier en définitive ces mots arrachés au passé ? Quelle sorte d’espace occupent-ils ? Celui de l’autre possible ou de l’autre hostile ? Est-ce l’annonce d’un changement ou d’un enfermement ? D’une relation au monde devenue hasardeuse ? Pourquoi ce bouleversement subit dans le regard des proches ?

    Ecrire, est-ce chercher à attraper au vol l’imprévu qui se montre pour créer un objet sentimental ou est-ce vouloir réinventer sa vie pour en faire quelque chose d’aussi intéressant qu’un roman ?

    Qu’attend donc le narrateur si ce n’est d’être, sous le masque, quelqu’un de désirable ?

    A quoi penses-tu, mon chéri ? vient dire une petite voix dans l’ombre de l’intimité. La question fait penser à l’absence et à une demande d’amour mais également, en dissipant le rêve et l’inexplicable battement du cœur, à l’opportunité d’entrer dans la fiction. Que dit l’écrivain de ce qui lui est venu à l’esprit à ce moment là ? Restera-t-il confiné dans la solitude de l’écrit ou se saisira-t-il de ses pérégrinations intérieures pour s’enhardir du côté de la parole ?

    Qu’écrirez-vous donc ce soir ? Une page de journal intime, d’autobiographie ou d’autofiction ?

    Les écritures du Moi, hors série du Magasine Littéraire

    mars-avril 2007, 6,40€


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