•  

    Pour terminer l’année et commencer la prochaine, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes.

     

    œ

    A l’an prochain, si tout va bien, a dit l’ami Simon en prenant congé.

    Ouais, c’est ça, à l’an prochain, a répondu machinalement Sylvain.

    Sur le coup de minuit, Simon et Sylvain font ça à la sauvette.

    Ils font comme si.

    Un peu avant le douzième coup.

    Cette année encore Simon l’a fait.

    Sylvain aussi, mais lui juste après le passage, il s’est mis à soupirer. D’une drôle de façon.

    Il est resté sur le pas de la porte à se gratter le menton, le nez, les oreilles, tout en regardant Simon s’éloigner.

    Au bout d'un moment, il a dit :

    Eh, Simon ! Attend !

    Il a crié peut-être. 

    Eh, Simon ! Dis voir, c’est quoi là… le si ?

    Le bruit des fêtes était fort aux alentours.

    Simon était déjà dans la clameur.

    Sylvain s’est laissé aller.

    Putain le con, il a hurlé.

    Pour rien, bien sûr. Ces soirs-là, on célèbre sans soucis toutes sortes de cris et de vociférations.

    Simon n’a même pas tourné la tête.

    Mais il est con ou quoi ? il a répété quand même Sylvain. Putain, merde, c’est quoi ce truc ?

    Qu’est-ce qu’il veut que je fasse de ça ? Merde ! Merde ! Merde !

    Il aurait bien répété encore dix fois merde, vingt fois même. Mais à quoi bon ? Simon n’explique jamais rien. Que je dise ça ou ça, qu’est-ce que ça peut faire, dit-il.

    C’est vrai que d’habitude, quand Simon dit une chose, il n’y a rien à en dire. Sylvain le sait bien et la plupart du temps il hausse les épaules sans chercher le commentaire. Mais là, ça l’a pris tout d’un coup, il s’est mis en tête que merde ! Et merde !

    Il s’est tourné vers Sylvie qui ne disait rien et a dit : il est sacrément tordu Simon en ce moment, tu trouves pas ? 

    Sylvie, c’est l’épouse de Sylvain.

    Elle, faisait comme si elle n’avait rien entendu ou comme si Simon avait dit une chose sans importance. Elle était affalée sur le canapé, la tête tournée sur le côté, dans l’idée de ne penser à rien.

    C’est tout.

    Une fois Simon hors de vue, Sylvain s’est décidé à fermer la porte. A la claquer en fait. Mais bon, Sylvie n’y a pas fait attention. Ou alors, elle a fait la sourde oreille.

    En attendant de voir.

    Pour Sylvain, c’était tout vu. Il est venu se planter devant elle et a dit qu’à son avis Simon filait un drôle de coton et qu’il lui trouvait mauvaise mine.

    Il a ajouté que Simon avait bien changé en un an.

    Comme Sylvie faisait une mine de rien cela ne l’a pas avancé.

    Il a ouvert grand la bouche avec l’intention de dire : attend merde, ça ne te fait rien ? Mais rien n’est sorti.

    Rien.

    Ben, t’en fait une tête, a dit Sylvie au bout d’un moment.

    En fait, sur la tête que faisait Sylvain, Sylvie avait sa petite idée ; elle se disait qu’à tous les coups cette tête-là cherchait à dire : et alors merde, tu ne dis rien ?  Et que bon, dans ce cas, il valait mieux qu’elle prenne les devants sans trop faire l’affranchie. Alors, elle a ajouté comme çà, tranquillement, que ce n’était rien. Ouais ! Rien !

    Sylvain en a été désarçonné. Intérieurement, il répétait ce mot - rien - qui ne lui disait rien de bon. Rien… rien… rien…

    A la longue, il en a eu assez. Il a de nouveau ouvert la bouche, dans l’idée de dire sa lassitude, sa consternation, son exaspération peut-être. Mais Sylvie l'a coupé net dès la première syllabe : eh attend, elle a dit, tu sais bien que ce n’est qu’une formule !

    Alors là, quand même ! Merde ! il a répondu aussi sec Sylvain.

    Sylvie s’est mise à sourciller, à grimacer, à renifler.

    A flairer l’histoire.

    Elle a dit - elle a crié peut-être – eh, c'est le nouvel an, mon chéri ! Il n'y a aucune raison pour que cette année ne soit pas meilleure. Oui, bien meilleure !

    Sylvie dit volontiers qu’il ne faut pas s’en faire.

    Ça ne l’a pas surpris, Sylvain.

    Aussi loin qu’il s’en souvienne - il avait quatre ans peut-être – cette promesse de bonheur l’avait laissé transi et il n’en avait pas dormi de la nuit. Et puis la chose s’était reproduite l’année de ses sept ans, puis celle de ses douze, de ses treize… Treize ans ! Et même encore à quinze ans, il se souvient qu’il y avait toujours quelqu’un pour dire que le passé était derrière et qu'on allait connaître le meilleur. A chaque fois, il n’avait pas dormi.

    à suivre…


    votre commentaire
  • Après s'être copieusement enguirlandés pendant les fêtes, ils se retrouvèrent fort heureusement tout émoustillés à l'aube de la nouvelle année...

    à très bientôt


    votre commentaire
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

    œ

    L’entretien est terminé. L’heure est passée. Le silence craque de tous les côtés. L’espace se rapetisse. Lise est défaite. Son visage est blême, tout juste traversé par deux yeux noirs apeurés. Cela dure dix ou douze secondes puis d’un coup des couleurs reviennent. Repoussent l’idée de terminaison. Lise se lève, va et vient sur les trois pas que compte le bureau. Se parle à voix basse et ri nerveusement. Elle s’imbibe de mots qui commentent, de mots qui expliquent, de mots qui disent fiançailles, félicité, fortune, de mots qui implorent, qui embrouillent, qui la ravissent. Elle se rassoit pleine d’espoir et feint d’ignorer que l’entretien est terminé. Sa langue est encore sèche. Ses lèvres font un vilain rictus. Elle s’aperçoit qu’elle a dû crier, supplier, jurer. Un peu trop.

    Elle s’excuse. Dit qu’elle est une petite fille. Une sotte petite fille insupportable. Elle dit ça me serre tellement là, dedans. L’œil est exorbité. La respiration spasmodique. Elle dit les jambes ne me tiennent plus et sort du bureau en claudiquant. Elle s’arrête deux pas plus loin, se retourne, son œil se fait plus rond et dit vous savez bien Monsieur Martini que je ne peux pas faire autrement. Elle imagine que je suis attristé et veut croire qu’elle a encore un peu de temps. Elle essuie ses larmes, renifle un grand coup, esquisse un pâle sourire, revient sur le pas et demande en grattant furtivement la porte si je m’intéresserais autant à elle si elle n’était pas si folle. Elle répond aussitôt que je ne n’ai certainement pas encore pensé à cet aspect des choses et que c’est bien sûr pour cela que je désire en savoir toujours davantage sur ce qui la fait tourbillonner.

    Elle réclame une dernière chance. L’habitude. Elle précise, juste une dernière Monsieur Martini ! Ses yeux se figent dans les miens, ses lèvres se mouillent et sa gorge gargouille, elle passe et repasse ses doigts dans ses cheveux collés, puis elle crie juste une dernière ! pas une autre Monsieur Martini, une dernière ! Peut-être ai-je dit c’est assez maintenant. Peut-être n’ai-je fait qu’un vague signe. Ou incliné la tête. Peut-être rien de tout cela. Elle refait deux pas dans le couloir, trois, quatre. Elle s’arrête. Revient encore. Tord son corps lourd, affecte une douleur effroyable… Eh, vous écoutez toujours Monsieur Martini ?

    Elle tremble de toutes ses forces pour dire si seulement nous étions toujours ensemble avec Francis. Elle se frotte les yeux et voudrait que des sanglots lui viennent. Mais les larmes se dérobent. Elle crie tout cela c’est de la faute de cette fille, comme si c’était elle qui l’aimait, comme si elle avait le droit d’être sa fiancée. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas me prendre ma vie. Francis est l’homme de ma vie. Et moi je veux vivre. Je veux aller à un rendez-vous d’amour avec lui. Là, maintenant, tout de suite. C’est une chose que rien ne pourra empêcher. Et ne me criez pas après, Monsieur Martini ! Vous ne savez pas. Vous ne savez rien. Et ne me dites pas, comment ça ? J’ai vu ses yeux s’approcher de ma bouche. J’ai vu ses lèvres réclamer ma compagnie. J’ai vu ses mains s’agripper aux battements de mon cœur. J’ai vu toutes ces choses en lui qui veulent de moi. Bientôt, ce soir peut-être, il me prendra la main, il me la prendra de toutes ses forces. Il me prendra moi … moi !

    Elle étouffe un cri et demande si elle est belle à regarder. Elle virevolte, saute, trébuche, se cogne la tête, finit par se rasseoir en se mordillant les doigts. Elle reprend, et cette garce qu’est-ce qu’elle va faire encore ? Qu’est-ce qu’elle va aller inventer pour me le prendre ? Me prendre ma vie. Mais c’est à moi qu’il a offert une cigarette et donné du feu. C’est à moi qu’il a fait de l’œil. Tout de suite il a voulu que je sache qu’il était parfaitement heureux. Il était éblouissant. C’est à moi que cela est arrivé Monsieur Martini. Maintenant c’est fait. Moi et lui. Moi et Francis. Vous avez entendu Monsieur Martini, j'ai dit moi et Francis. J'ai bien le droit de dire moi et Francis n'est-ce pas ?

    Ses yeux s'irritent et s'épuisent à dire son serment d’amour. La douleur l'emplit et donne à son corps une vigueur menaçante. Elle veut qu’il surgisse, qu’il la prenne, qu’il jaillisse en elle. Qu’elle soit enfin délivrée du mal. N’être que de son côté. Toujours au même endroit. Dedans. Ressentir l’étouffement. L’arrêt de toute autre chose que son amour.

    L’entretien est terminé. Elle dit c’est idiot. Je suis une petite idiote. Je sais ce que font les mots d’amour et vous, vous voulez que je me taise, que je retourne en arrière, que je reste petite mais je ne veux plus d’enfance Monsieur Martini, je ne veux pas de cette adolescence qui me ratatine. Je suis bien assez grande comme cela. Ah, comme je voudrais qu’il soit là et que je devine sur sa figure qu’il en a fini avec l’autre !

    Elle dit vouloir plus de temps encore. Pour écouter son martyre, entendre ses gémissements. Les mots s’entrechoquent. N’arrivent plus à la fin d’une phrase. Se dévorent entre eux. Les observations de Lise. Les commentaires de Lise. Les précisions de Lise. Ses intentions, ses supputations, ses suppliques, ses sommations. Et ses remerciements. Ses mille remerciements quand sur un tout petit clignement d’œil, elle se répand en bonheur. Jusqu’à la suffocation.

    L’entretien est terminé. Lise est sortie. Elle fait les cent pas dans le couloir en récitant des mots d’amour. Elle sourit au souvenir d’un aimable regard croisé le matin de ses quatorze ans.

    Elle a toujours un peu de fièvre depuis. Mais son état général n’empire pas.


    votre commentaire
  •  

    Vive le vent, vive le vent, vive le vent d'hiver… la ritournelle est de saison et Jean-Claude Touray en profite pour nous bercer d’une petite brise poétique.

    œ

    Chanterais-tu Ronsard les belles éoliennes, moulins de fer qui broient du rien et dont le grain est l’ouragan ?

    Géantes fleurs avec sépales et sans corolle ? Palmiers de métal au bon vouloir d’Eole ?

    Elégante au long cou, l’éolienne est amante. Nymphe du temps présent épousant les souffles de l’air pour enfanter des courants électriques.

    Sans dérobade elle se donne au vent... Au vent qui la bouscule en lui tournant la tête.

    Vivantes épures les belles éoliennes vibrent de l’énergie des respirations de Zéphyr, des bises de Borée ou de l’haleine en feu du sirocco. Ventôse est leur mois préféré.

    Le bon fermier dans son troupeau connaît chacune par son nom. Il aime flatter longuement leurs pâles encolures. Graisser les articulations qui grincent et resserrer quelques boulons.

    Statuaire de plein champ, l’immobile troupeau regarde passer les autos.

    Jean-Claude Touray


    4 commentaires
  •  

    La solitude peut se décliner de multiples façons. On peut s’en plaindre, la redouter, la fuir, s’y abandonner, y aspirer ou même la revendiquer et en faire l’éloge.

    Dans La grande vie, (nouvelle publiée dans la revue Subjectif en 1979 et rééditée à part entière cet automne) Jean-Pierre Martinet, aborde la question sous l’angle de l’exclusion et du retrait, et s’avance du côté d’une dérive fantasmatique comme mode de temporisation au repli définitif. Le narrateur de cette histoire se présente comme un homme diminué, un nabot égaré dans la multitude de l’espèce humaine, un être étriqué menant une vie étroitement ordonnée autour de son dérisoire pré carré dans le seul espoir de se faire oublier du monde. Ce rétrécissement proclamé de l’optique n’est pas sans effet sur un espace imaginaire en effervescence et ce petit homme, qui ne se sent pas à la hauteur pour rencontrer l’autre, en vient à entretenir une relation foncièrement libidinale avec le social, représenté ici par une concierge aux allures d’ogresse et en prise avec un trop-plein d’amour. Rendu à l’état d’homme-phallus, il tente de s’extraire de l’emprise du réel sexuel en proposant, entre deux engloutissements, la lecture de livres qui évoquent son mal à être. Vous verrez, c’est très beau. C’est l’histoire d’un homme seul. C’est notre histoire à tous. On pleure. Il en résultera une épouvantable humiliation ouvrant la voie à un délire que plus rien ni personne ne pourra contenir.

    Jean-Pierre Martinet s’était résolu à vivre le moins possible pour souffrir le moins possible. Sombre pirouette qui le soustraira prématurément à la vie en 1993 à 49 ans. Il lèguera néanmoins à ses contemporains une poignée de livres d’une rare intensité.

    La grande vie de Jean-Pierre Martinet aux Editions L’arbre vengeur, 58 pages, 9€


    1 commentaire
  • Pour rebondir une fois encore sur la question de l’écriture et de la lecture débattue ici même et chez Stéphane Laurent, il est tout autant essentiel de s’interroger sur la distribution et la circulation du livre dans un contexte de concentration de l’édition, de normalisation de l’écrit et de développement à la fois du commerce Internet et de la numérisation des ouvrages. Il n’y a pas de livres sans libraires : c’est le sens du débat que tentent d’amorcer trois libraires dans un article du Monde Daté du 15 décembre 2006 et dédié à tous ces lecteurs qui aiment la vue, le toucher, l’odeur, le goût et le son des livres…


    4 commentaires
  •  

    Une chronique à la petite semaine de quelques judicieuses fabriques de littérature.

    à cliquer :

    chez Stéphane Laurent

    Variations sur écrire et être, écrire et paraître, écrire et disparaître

    Réflexions sur l’affligeante insistance de la douleur au moment de l’écriture

    Sur Mot Compte Double

    Une épitaphe qui fait causer

    Une fête lyonnaise pour les allumés

    Un éditeur de lettres malin à ne pas réfuter

    Sur Nouvelle au Pluriel

    Pour solde de tout compte : les premières additions

    Chez Geneviève Steinling

    Un conte proche des étoiles à lire un jour d’avant Noël

    Du côté des Hésitations d’une Mouche

    Un éditorial consacré à l’ouverture de la revue aux débats d’idées avec pour ce numéro (39) des feux croisés sur le foisonnement des publications, la dispersion des talents, le manque d’inventivité de l’époque et la richesse s’une pensée à contre-courant.

    Sur Bonnes Nouvelles

    Quelques idées à faire valoir relatives aux nouvelles et à leur promotion

    Sur Festival de Romans

    Une invitation à participer au Premier Festival International de la Création sur Internet

     

    La dépêche expéditive de chez Reuters

    Un sexagénaire Thaïlandais a été surpris par la police à moitié nu, juché sur une caisse derrière une éléphante et prêt à la besogne. Pour sa défense, l’homme a déclaré avoir reconnu en l’animal la réincarnation de sa femme du fait notamment de son regard grivois.


    3 commentaires
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. (2/2)

    œ

     

    Il se sent bête soudain. Bête de croire qu’il existerait des mots contre lesquels les grands ne pourraient rien. Des sottises et des sornettes accaparent sa mémoire, court-circuitent ses pensées, truquent ses raisonnements. Il pense bêtement voilà tout. Pense-bête ! Le mot vient fleurir au bord de ses lèvres. Un mot pour les oublieux. Pour les bafouilleurs et les cafouilleurs. Son esprit s'effiloche. Un vent mauvais se lève dans sa poitrine. Il se retient de gémir, d'obéir à cette mauvaise humeur. Il laisse aller sa tête contre le mur. Le frottement contre le crépi lui fait du bien. Il aimerait en rester là. Se contenter de son ignorance. Etre réduit à un unique face-à-face avec lui-même. Etre débarrassé de la nécessité de faire quelque chose d’absolu. Mais des mots se répandent malgré tout, ne lui laissant pas une seule parcelle de silence. Dedans ça fait ding-dingue, ding-dingue, ding-dingue… Dehors, ni l’homme ni la femme n’entendent le tumulte. Ou bien, ils font comme si. Surtout la femme. A y réfléchir, la femme doit être capable de déchiffrer des pans entiers de mots muets. D’ailleurs voilà que ses pupilles s’agitent, que ses pommettes se tordent, que son front se craquelle et que ses jambes s’attrapent et se dessaisissent machinalement. On la dirait prête à perpétrer quelque chose de définitif.

    Mais non ! Elle ne fait pas attention. Elle a seulement du mal à respirer, elle aussi. Elle renifle, déglutit, soupire, ouvre son sac à main, fouille, explore, soupèse, trouve une cigarette, un briquet. Tout de suite les épices la ravissent et bientôt elle ne pense plus qu’à son sang, qu’à ses lèvres serrées sur son plaisir. Rien au-delà. L’enfant passe en revue une liste interminable de mots d’objets, de lieux, de circonstances. C’est pire que de chasser les méprises de sa figure. De la sueur arrive par tous ses pores. Un moment il imagine un autre corps, une autre tête et que de nouveaux mots se mettent à gambader dans cette nouvelle tête. C’est fou ce qu’il aimerait inventer et dire. N’importe quoi, pourvu que sa langue ne reste pas muette. Il opte pour un entremêlement. Une combinaison du ciel et de l’enfer. Il croise les mains devant sa bouche, décidé à ne laisser poindre que des mots aigres-doux, des mots qui ne rebroussent pas totalement les poils. Ceux qui ne portent en eux que de la mauvaise graine passeront à la trappe, voilà ! Il sollicite à nouveau le regard de l’homme, cherche une approbation. Mais c’est pour rien. L’homme s’est installé dans l’engourdissement, verrouillé jusque dans ses plus profondes extrémités. Ses membres ne tremblent plus. Sa poitrine s’est adoucie. Dans sa tête défile sûrement un cortège de pensées abrasées.

    L’enfant se retourne vers la femme. Elle s’est abandonnée à la chaleur du tabac. Disparue sous l'écume des volutes. L'air vicié lui écorche les yeux et après chaque inhalation elle se frotte les paupières du bout des doigts. Il souhaite de toutes ses forces qu'une quinte de toux lui vienne, qu'elle se lève précipitamment et qu'elle aille se réfugier au petit coin. Puis, une fois revenue, qu’elle se laisse entièrement prendre dans la paresse. Son vœu n'est pas exaucé. Il ne sait plus trop quoi entreprendre. Des idées de plus en plus extravagantes le traversent.

    Il tire subrepticement la langue dans sa direction et ricane en silence, la tête rentrée dans les épaules. Elle ne voit rien. Il recommence, plus assuré. Sans plus de succès. La langue reste alors tirée et dans le même temps il se balance d’avant en arrière. D’avant en arrière. D’avant en arrière…

    Pendant qu'il se berce d'illusions les minutes passent. Le silence s’épaissit. La fermeté se resserre. Ivre de poison, la femme se démène pour se tortiller sans rien montrer de son impatience. Le silence de l’homme est plus fort que celui de la femme. Il est là, homme tranquille, insignifiant, inoffensif, durci par l’immobilité, recroquevillé dans la seule idée de ne rien attendre et de ne rien entendre.

    Pour l’enfant c’est trop tard.

    Des mots affluent. Plus ou moins poisseux, plus ou moins souillés, plus ou moins fracassants… Il pense à souffre-douleur, coupe-gorge, tord-boyaux, casse-gueule, fausse-couche… il pense à mort-né…

    Le silence est peuplé d'effrois quand l’examinateur fait irruption dans la salle d’attente. Ses yeux ont l’éclat de la gravité. D’une main, il tient un dossier, de l’autre il fait signe à l’homme et à la femme de le suivre. Une fois dans le couloir les explications vont bon train. La femme déclare, affirme, prétend, soutient ça et ça. L’homme finit par se rebiffer et vient signaler que, révéler que, assurer que … La femme insiste, exige et avertit. L’homme s’indigne, jure et garantit que. L’examinateur est sans voix d’abord. Puis, toutes sortes de calamités lui viennent à lui aussi. A son tour, il apostrophe et vilipende. Son bureau résonne de mots que personne n’a jamais entendu. Il a la force pour lui. Son diagnostic traverse les portes et les murs. La femme et l’homme sont saisis de la même détresse. De la même soudaine impuissance. C’est dit. Leurs objections ont été balayées. Cet enfant n’a rien à faire ici.

    " Rien à faire ici ! Rien à faire ici ! " L’enfant répète à voix haute ces mots de rien. Il les répète encore et encore. Il veut les entendre crépiter au plus profond de sa poitrine, les sentir résonner jusqu’au bout de ses doigts de pied. Il crie. Il s’égosille. Il s’époumone. Jusqu’à ce que l’examinateur revienne enfin, la main tendue, rien que pour lui.

    - Dites, c’est pour de vrai m’sieu ?

     


    5 commentaires
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. (1/2)

    œ

     

    La femme ne dit rien et reste sans bouger. L’homme regarde fixement devant lui. Petite barbe blanche en avant, veines saillantes, corps sous tension, au bord de l’ankylose. L’enfant est silencieux lui aussi, suspendu aux yeux de l’un et à la bouche de l’autre.

    La salle d’attente est sommaire. Fenêtre sans rideaux. Trois chaises. Une table basse avec plante verte. Les murs n’apportent pas de distraction. L’air a le goût âcre du désinfectant. La lumière du jour se perd sous l’emprise d’un lustre jaune et vert. La porte est fermée. Elle ne s’ouvrira pas avant une vingtaine de minutes. Ils sont en avance. Aucun bruit n’arrive du couloir ou du bureau de l’examinateur.

    L’enfant est beau. Eclat de jeunesse dans des habits d’as de pique. La tête est calée entre les mains, les coudes enfoncés sur les cuisses, l’auriculaire vissé entre les dents. Seuls les yeux travaillent. Il ne semble pas timide mais il ne parle pas et quand il s’essaie à sourire c’est avec beaucoup de retenue. Il ne sait pas ce qu’il fait là. Il ne songe pas à s’en aller non plus.

    Il aimerait bien pouvoir aller ici et là, enjamber, sauter, grimper. Au cou, dans les bras, sur les genoux. Il aimerait bien fouiner aussi, et sonder et tâter et décortiquer. Il voudrait surtout que la peur ne le prenne pas. Qu’il se mette à appeler, à pleurer, à implorer. C’est déjà arrivé. Il insiste pour capter l’attention de l’homme. Il a dans l’idée que si l’homme entre dans son regard cela voudra dire qu’il ne se passera rien de bien méchant, que ce sera comme s’ils se tenaient par la main et qu’il pourra supporter l’épreuve qui l’attend. Au contraire, il pressent qu’au moindre coup d’œil déplacé en direction de la femme, qu’à la moindre grimace, le moindre reniflement, la plus petite exclamation, elle se précipitera et alors tous se mettront à crier, à s'outrager, à se salir et la colère viendra les nouer l’un après l’autre dans un enchaînement inextricable.

    L’enfant se rappelle que l’homme et la femme se sont disputés sur l’opportunité de venir ou pas à la consultation. Puis ils se sont accordés. Au prix du silence. De son ignorance. Ces manigances secrètes effrayent l’enfant. Il voudrait se défaire des turbulences qui lui mangent les entrailles en étant le premier à dire un mot. Juste un seul mot. De nature inconnue. Sorti des broussailles de sa petite tête de linotte. Un mot qui ne dirait rien du comment, du pourquoi ou du parce que, un mot qui rendrait les uns et les autres pareillement vulnérables et qui à la fin des fins quand même laisserait tout un chacun dans une sorte d’aise.

    Sauf que ce mot qu’il cherche ne lui vient pas à l’esprit. Il fait et refait le tour de ce qu’il a en tête. Pour rien. Seuls surgissent les mots qu’il entend les jours de tonnerre. Ceux qui envisagent le pire. Des mots qui brisent les pensées en faisant un bruit écœurant. Il pense à pète-sec, faux-cul, fouille-merde, couilles-molles. Il pense à traîne-savate, rabat-joie, trompe-l’œil. Il pense à contre cœur…

    Heureusement, tous ces mots viciés viennent buter sur le bout de sa langue et restent cloîtrés au dedans. Mais, à force de tout triturer la figure est prise de rougeurs. Un rouge cuisant qui râpe la peau. Les mains sont en proie à une vive agitation aussi. Il peine à les contenir. Il les regarde avec des envies d’écrabouillement. S'il fait mine de se gratter, la femme les lui attrapera vite fait en faisant une horrible mine de dégoût. Ses yeux n’auront plus rien de bienfaisant. L’image le frappe si violemment qu’il ferme les siens de toutes ses forces. Echapper au regard de l’autre. Fuir son propre regard. Se dissoudre. S’abîmer dans la contemplation d’un désert. Il se dit que le mieux serait de faire comme l’homme, de retenir les mots, de les étouffer. De réprimer coûte que coûte. Il pense à toutes sortes de formules qui pourraient empêcher le surgissement. Il s’imagine bâillonné, garrotté, ligaturé. L’asphyxie neutralise un moment le déferlement d’images. Il frissonne. Pourtant la peau est à vif. Les doigts craquent sous la pression. Les yeux se liquéfient. De son côté, la femme s’agite. Elle se doute de quelque chose. Lui, cherche d’autres moyens. Vite. Il lui faut aller vite. Fièvre ? Convulsions ? Vomissements ? Mais à quoi bon ! Il est cloué. Quoiqu’il choisisse, il ne pourra pas se contenir bien longtemps, une bizarrerie s’insinuera, se déploiera, s’ébruitera, c’est pour cela qu’ils l’ont amené, et un flux ininterrompu de gargouillis le prendra à la gorge comme à chaque fois qu’il est sur le point de pleurer.

    à suivre …


    2 commentaires
  •  

    Brefs récits d’une poignée de maladies que vous avez toujours rêvé de contracter et de quelques autres qui au décours d’une fièvre atypique vous ont été révélées. Tel pourrait être le sous-titre de ce Précis de médecine imaginaire qu’Emmanuel Venet, se propose de conter. Que reste-t-il de nos maladies d’enfance ? Quelles extravagances, quelles résistances, quelles transgressions mettions-nous alors à l’œuvre pour traverser les épreuves de la vie ou pour simplement rester à la maison quand le monde du dehors ne raisonnait pas à notre goût ? De quelles meurtrissures passées tirons-nous aujourd’hui profit pour s’arranger de nos nouvelles indispositions ? L’auteur, devenu médecin psychiatre, égrène avec tendresse et bienveillance, délectation et ironie, ces obscures affections qui de temps à autre nous habitent et qui à l’occasion orientent notre destin.

    Il y est bien sûr question des petits arrangements avec le symptôme quand le mal fait irruption du côté d’un manque à être, quand l’émoi vient dire ce qu’il en est du moi, quand la douleur impose silence et obscurité, quand les doux leurres s’effondrent, quand un mot reste en travers de la gorge, quand les nerfs se mettent en pelote et fleurissent sur la peau, quand sifflent les oreilles et que la langue fourche, quand l’œil se met à tourner ou que le sang se fait encre, quand enfin la pesanteur fantasmatique des maux devient un véritable casse-tête.

    Ce précis n’est pas un livre chevillé au savoir médical, il explore savamment les effets d’une médecine qui échappe à la raison et qui, au delà de la simple clinique, nous transporte au seuil de l’inconscient.

    De quoi en être tout retourné !

     

    Précis de médecine imaginaire d’Emmanuel Venet aux Editions Verdier, 122 pages, 12€


    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires