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    Le magazine Photos Nouvelles a confié l’intégralité de son dernier numéro au collectif de photographes " Tendance Floue " qui fête à sa manière son quinzième anniversaire. Cette publication est pour chacun des membres l’occasion d’une mise au point singulière du travail accompli et d’un questionnement sur la fonction, le rôle et le sens de l’image aujourd’hui. Journalistes, écrivains, philosophes les accompagnent au fil des pages histoire d’y regarder de plus près et d’encourager le lecteur à sortir des clichés battus ou des abus de regards.

     

     


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    Orthographe, grammaire, ponctuation, style, syntaxe sont régulièrement en débats sur les forums, blogs et autres sites littéraires. Marie-Thérèse Jacquet du groupe Folitudes nous propose quelques réflexions de lecture autour de Jacqueline Harpman et Charles Ferdinand Ramuz.

     

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    A la page 25 de son livre intitulé " La vieille dame et moi ", Jacqueline Harpman, écrivain et psychanalyste, examine par le truchement d’une alter ego fictive (la vieille dame) sa pratique de l’écriture : doutes, blocages, hontes, rares joies. Elle écrirait sous la surveillance d’un idéal de l’écrivain inhibant.

    Dans le livre cité plus haut, la Vieille Dame se moque de l’obsession de l’écrivaine pour l’écriture lisse, l’hyper contrôle, le faire-joli, le  faire-acceptable. Les mentors de nos années d’apprentissage ont la vie dure, semble-t-il.

    " Combien d’idées recevables avez-vous déjà perdues pour des scrupules de style qui n’étaient en vérité, que de l’amour propre mal placé (…). Rien de brut, je vous prie ! Raffinement immédiat, peaufinage maison garanti, on ne livre que du produit fini (…). Mais où vous vous plaisez le plus, c’est lorsqu’il vous vient de décrire ce qu’il y a d’affreux en vous (…) du moment que cela soit joliment dit, avec toutes les concordances de temps nécessaires, ah ! votre désespoir si l’on vous montre que vous en avez oublié une ! " (C’est la Vieille Dame qui s’insurge et c’est votre servante qui souligne.)

    Il se trouve que je viens de découvrir, avec ravissement, un roman de Charles Ferdinand Ramuz : " Adam et Eve " écrit en 1932. L’écrivain suisse, disparu en 1947, a publié d’autres chefs d’œuvre. En 1934 : " Derborence ". Huit ans auparavant, c’était " La grande peur dans la Montagne ".

     

     

     Voici la première page d’" Adam et Eve "

    " Mme Chappaz jeta dans la poêle pleine d’huile bouillante les pommes de terre coupées en tranches minces, et elle recula vivement, tout en renversant la tête en arrière.

    Puis elle s’est mise à secouer la poêle à petits coups, pendant que l’huile à la surface du récipient faisait des bosses, comme quand le lac " brasse " par le mauvais temps.

    C’est alors qu’elle a vu Bolomey qui arrivait.

    Quelle heure peut-il bien être ? L’horloge a sonné un coup dans le corridor. Une heure de l’après-midi. " C’est drôle " a pensé Mme Chappaz qui secoue de nouveau sa poêle, ayant sur les joues deux petits bouquets de roses minutieusement peints comme sur un vieux cadran de pendule.

    Bolomey s’était assis à une des tables sous les arbres dont les bourgeons venaient seulement de s’entr’ouvrir, (…)

    Elle a pris dans le four le plat qu’elle y avait mis chauffer ; elle empoigne la poche plate percée de trous qui brillait comme de l’argent, étant fraîchement étamée ; elle s’est tournée vers sa fille Lydie qui entrait :

    - Va lui demander ce qu’il veut.

    - Qui ? "

     

    Une amie, professeur de lettres s’est exclamée en lisant cette page: " Et la concordance des temps ! Ce serait inacceptable dans une copie d’élève ! "

    Cependant Ramuz n’est ni ignorant, ni maladroit. Il confesse d’ailleurs une licence es lettres (Lausanne).

    Ramuz forge sa nouvelle écriture dès 1914, s’attirant de sévères critiques pour ses audaces stylistiques, sa libre disposition de la langue et de la composition narrative.

    Dès 1920, Gide, Paulhan, Claudel, Cocteau, Aragon, reconnaissent son talent. (Source Internet) Dans son ouvrage : " Raisons d’être ", Ramuz écrit ceci :

    " Que m’importe l’aisance, si j’ai à rendre la maladresse, que m’importe un certain ordre, si je veux donner l’impression de désordre, que faire du trop aéré quand je suis en présence du compact et de l’encombré ? Il faut que, notre rhétorique, nous nous la soyons faite sur place, et jusqu’à notre grammaire, jusqu’à notre syntaxe… "

    … "

    Bien entendu, qui ne connaît les impératifs de la langue ne peut les chambouler !

    Souvenons-nous…Qui parmi nous, sur les bancs de l’école, n’a un jour vécu la confusion et la honte en relisant sa copie barbouillée de rouge. Ce serait bien plus rigolo et instructif de révéler aux apprentis qu’ils sont les auteurs involontaires de figures de style répertoriées dans les livres savants et que la discordance des temps peut en dire plus long dans une page que la soumission inconditionnelle aux règles. D’où la nécessité de les connaître, ces règles !

    Une rupture syntaxique (mise en italique par mes soins) s’est glissée dans la première page d’ " Adam et Eve " ; elle ne gêne en rien la compréhension du passage mais elle confère une fraîche poésie à la vieille poêle de Mme Chappaz. Cette anacoluthe traduit discrètement l’analogie entre une joue de cuisinière et un ustensile de cuisine. Comme si, avec le temps, nos objets familiers finissaient par nous ressembler ou l’inverse…

    Mais l’artisan Ramuz, veille: une virgule après " poêle " signifie la rupture de la rupture. Comme si l’écrivain nous disait : " certes, je  " commets " une anacoluthe, ma virgule vous annonce que je le sais. "

    Marie-Thérèse Jacquet

     

    Anacoluthe : rupture syntaxique exprimant au mieux une intéressante ambiguïté, au pire une incorrection syntaxique source de confusion.

    La vieille dame et moi  de Jacqueline Harpman aux Editions Le grand Miroir, 2001

    Adam et Eve de Charles Ferdinand Ramuz aux Editions l’Âge d’homme, 1978


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    Qu’est-ce que la " folitude " ? D’où vient-elle ? Comment se manifeste-t-elle ? Ces questions nous ont été posées par un lecteur perspicace pour qui un mot, fut-il valise, ne saurait être exclu des abécédaires.

    Voilà donc ce qu’en disaient les anciens :

    Dépression aiguë dans laquelle sombrent les jeunes filles ayant pris par erreur une dose trop élevée d’études sans intérêt.


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    Va t’en ", c’est l'un des titres signé par Jacqueline Coulomb pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    Debout devant la vieille maison abandonnée, il se demandait quel instinct l’avait poussé à cette retraite absurde : vouloir la solitude dans le village de son enfance, avoir insisté pour louer cette ferme que nul héritier ne revendiquait, promise à la démolition !

     

    " En êtes-vous sûr ? " avait dit le maire. " Vous aurez froid, vous n’aurez aucun confort ". Il n’en avait cure. Brutalement, sa femme avait bouclé ses valises et dit qu’elle partait pour une nouvelle vie. Cela seul l’obsédait. Il avait besoin de digérer le choc, de se retirer quelque part, là où il ne verrait personne. Accompagné d’un maigre bagage et de son ordinateur, il était arrivé dans cette maison sinistre.

    Et maintenant, ses certitudes l’abandonnaient. La nuit tombait, des nuages noirs s’effilochaient au-dessus de sa tête. Quelle sombre soirée en perspective !

    Allez, courage, tourner la clé dans la serrure, faire un brin de ménage, un feu, dîner sommairement, après, on y verrait plus clair. Un froid mortel régnait dans la cuisine. Une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles vermoulus. Les araignées avaient tissé leurs toiles dans tous les angles.

    Dans quel coin de cette pièce allait-il installer son lit de camp ? Quelle vieille table consacrerait-il à son ordinateur ?

    Il faut tout de même faire entrer le monde dans cette thébaïde ! Il allume la radio, se connecte sur Internet. Dans son souvenir, l’escalier du fond conduisait à l’étage dans les chambres. Là-haut, des relents mortifères agressent les narines. Depuis quand n’a-t-on pas aéré ? Qui a vécu là en dernier ? " Je ne remettrai plus les pieds à cet étage. Toutes ces portes resteront fermées. Les fantômes ne descendront pas me rendre visite ", se surprend-il à dire à haute voix.

    Une vague d’effroi l’habitait, contre laquelle il mobilisait ses défenses. Sans doute une fois restauré, réchauffé par le feu, oublierait-il ses appréhensions : il dormirait… Demain serait un autre jour.

    Avant de se coucher, il inspecta les alentours. Des lumières brillaient aux fenêtres de la ferme voisine dont il était séparé par un bosquet. Le vent hurlait dans les branches. La lune descendante ne donnait qu’une faible clarté.  La nuit de Walpurgis,  essaya-t-il d’ironiser !

    Pas une âme dehors. Quelques aboiements dans le lointain. Une atmosphère de fin de saison. Il frissonna.

    Le froid du petit jour le réveilla et son premier café ne parvint pas à dissiper son angoisse. Son ordinateur était allumé. Il croyait l’avoir éteint la veille. Son esprit serait-il absent à ce point ?

    Des signes incohérents, des lignes enchevêtrées s’affichaient. Quelle en était la signification ? Refusant de se poser d’autres questions, il éteignit. Il était urgent de faire de l’exercice. Il partit donc à pieds reconnaître le village, pensant que personne ne devinerait dans l’homme qu’il était, l’adolescent d’autrefois.

    Dans le jardin public, il vit une femme assise sur un banc : la quarantaine, blonde, un visage qui lui parut familier. Avec un grand sourire, elle fondit sur lui : " Jérôme, toi ici ? Que fais-tu chez nous ? Je t’ai reconnu tout de suite ".

    Il hésita : " Isabelle, la sœur de ton ami Jeannot, tu ne te souviens pas ? "

    Ils échangèrent souvenirs d’enfance et récit de leurs vies. Elle avait épousé l’ami dont les grands-parents avaient quelque temps habité la ferme en ruine.

    Veuve, son mari ayant eu un accident de voiture, elle avait quitté la région, puis était revenue avec son second mari dont elle était séparée.

    Il ne fit pas d’autre rencontre et rentra chez lui. L’impression d’angoisse se manifesta à nouveau. Des corbeaux croassaient. Les pommiers victimes de la sécheresse étendaient leurs branches pâles comme des spectres végétaux.

    Dans la cuisine régnait un silence pesant et une odeur indéfinissable. L’ordinateur clignotait. Une fois de plus, il avait cru l’avoir éteint en partant. Il s’approcha. L’inquiétude l’envahit. Deux mots s’affichaient sur l’écran : " va-t-en ". J’hallucine ! se dit-il. Il se frotta les yeux. Le texte était le même. Un doute lui vint quant à sa santé mentale. Il se pinça : " Oui, je sens la douleur, donc je suis ". Retrouver ses esprits, faire appel à la logique : " Quelqu’un est entré, me fait une mauvaise plaisanterie. Les revenants n’existent pas " !

    A demi rassuré, il éteignit le MAC, alluma la radio, le feu, se força à prendre l’escalier des chambres. Rien n’avait changé là-haut : Ni l’odeur, ni la poussière, ni le silence sépulcral. Il fallait préparer le repas, essayer de vivre comme si de rien n’était, verrouiller la porte, ensuite trouver le sommeil.

    Huit heures s’égrenèrent au clocher de l’église. Il s’assit, un peu accablé, plongé dans ses pensées, troublé jusqu’aux tréfonds de l’âme. Dans le lointain un aboiement…

    On frappa à la porte. Le bruit le fit sursauter.

    - Qui est là ?

    - C’est Isabelle, fit une voix. J’ai pensé que tu étais seul. On peut dîner ensemble ? J’ai tout apporté.

    Partagé entre l’envie de rester seul et le besoin de compagnie, il finit par ouvrir.

    Chaleureuse, Isabelle installa ses provisions et ouvrit une bonne bouteille. Assis auprès d’elle devant la cheminée, il sentait s’effacer l’angoisse.

    Petit à petit ils se rapprochèrent dans une étreinte d’abord timide, puis plus précise. Quoi de mieux que l’amour, entre deux êtres solitaires, pour s’évader…

    Elle exigea d’aller à l’étage, ne voulant rien entendre des protestations de son partenaire. Un vent violent les saisit dès qu’ils eurent ouvert la porte. La fenêtre battait… Elle était pourtant fermée quelques instants avant…

    Malgré sa répugnance à se trouver dans ce lieu, il enlaça sa partenaire et essaya d’oublier. La nuit leur appartint, mais lui laissa un sentiment d’incomplétude, d’irréalité.

    Il se réveilla, frigorifié, seul. Pas de trace de sa compagne. Aucune voiture dans la cour. N’avait-elle pas parlé de sa voiture ?

    Il avait besoin d’air.

    Dans le jardin voisin, la fermière était au travail. Il éprouva le besoin de lui parler d’Isabelle.

    " Isabelle ? dit-elle, en ouvrant de grands yeux, vous devez vous tromper. Elle a été assassinée il y a deux ans par son mari. Il est en prison où il purge une peine à perpétuité ".

    Livide, il s’affala sur le banc. Dans la salle commune de sa ferme, l’ordinateur affichait : " On ne trouble pas le repos des disparus. Laisse ces lieux où tu as pactisé avec les forces de l’enfer. Va t’en. "

    Jacqueline Coulomb


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    Voilà l’histoire d’un ver et d’une vache qui se demandent un jour pourquoi l’herbe à un goût de papier mâché. S’il est dans les habitudes d’une vache de ruminer, il est rare qu’un ver s’écarte de considérations bassement terre à terre. Du coup, cette petite affaire de goût devient le point de départ d’un questionnement qui va agiter tous les personnages d’une histoire en devenir. Réalité de l’existence ou fruit de l’imagination d’une force impalpable ? L’interrogation entraîne les protagonistes dans un foisonnement de réflexions sur l’origine, l’identité, la conscience, la destinée ; on retrouve quelques uns des modèles d’interprétations du monde qui organisent la pensée humaine. Les démonstrations sont à l’image des illustrations, débordantes de fantaisies et souvent désopilantes. Quant aux raisonnements, ils sont si éloquents et pathétiques qu’ils font vaciller bien des certitudes au point de rendre la vie impossible à cette pauvre vache.

    Au-delà des tergiversations, c’est à partir de cette souffrance que va se fonder la réalité de l’existence et s’organiser dans un élan de solidarité l’espace singulier des uns et des autres. A l’âge où les enfants sont friands de pourquoi et de comment, ce beau livre aux multiples saveurs se devait d’exister.

     

    Exister ! de Nathalie Hense et Julien Martinière

    aux Editions L’atelier du poisson soluble, à partir de 6 ans, 13,5€


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    Goulag cyberien ", c’est l'un des titres signé par Eric Lacassagne pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    La réalité

    Ta vertu, elle ment, t’es possédé

    Par le démon d’un jeu

    Qui a allumé tes yeux

    Et piraté ton système nerveux

    T’es flou, plus vraiment net

    Depuis que tu bosses sur Internet

    Il fait quel temps sur ta planète ?

    Tu bosses jusqu’à pas d’heure

    Esclave obsédé consentant de ce labeur

    Tu dé-penses, oublies ta sueur

    Un vrai cyber serial killer

    Au service d’une illusoire grandeur

    En croyant réaliser ton bonheur

    Tu te fabriques de nouvelles peurs

    En MP3, 3D tout en couleurs

    La réalité

    T’a virtuellement dépossédé

    De tout esprit critique

    Adepte de la religion cathodique

    Maintenant tu communiques

    Et ma langue te parait obsolète

    Depuis que tu bosses sur Internet

    On parle comment sur ta planète ?

    Les yeux vides, le teint blafard

    Tu vis en boîte du matin au soir

    Tu crains les ravages de l’air pur

    Tes neurones, branchés sur disque dur

    Effacent tes émotions mais tes idées restent obscures

    Tu songes à Lara Croft en parlant de " nos futurs "

    Ta vie devient un cauchemar

    En MP3, 3D tu vois en blanc et noir

    Eric Lacassagne


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    Auteur en construction. Quatrième étage en cours…

    C’est sous cette épithète qu’Emmanuelle Urien se présente sur le site qui porte son nom. Une fois sur le chantier, on comprend vite qu’il ne s’agit pas là d’une histoire de hauteur d’étage, de défi à la gravité ou d’exacerbation de l’égo. Inutile de chercher l’ascenseur, on s’y déplace au gré des vents, dans un sens ou dans un autre, la tête en bas ou les pieds au plafond. Ou que vous alliez, il y a toujours un territoire à explorer et un mystère à éclaircir puis un retour vers le haut, un décollage pour le futur. Il y a chez Emmanuelle Urien quelque chose de l’ordre de la démesure, une capacité à se surpasser et à s’élever dans les airs comme à s’étirer sur terre. Elle se dépense comme quatre pour visiter des mondes insolites et troubles, pour entendre ce qui s’y murmure, réveiller ce qui est enfouis.

    Quantité d’auteurs se sont mesurés à elle au cours de joutes littéraires et bon nombre ont été renvoyés à leur juste pointure, c’est à dire dans une autre dimension. Elle aurait dit-on, gagné plus de cent concours avant de déposer seule son nom sur la couverture d’un livre. Une vraie délivrance puisqu’elle en publie deux la même année Court, noir, sans sucre, Toute humanité mise à part et que le troisième est sur le point de paraître.

    Pas hautaine pour deux sous, elle invite le visiteur à déposer des petits papiers dans son Moulin à Paroles histoire d’étoffer l’édifice, un peu à la manière du facteur Cheval.

    Et puis c’est quelqu’un qui aime aller s’abreuver chez Françoise Guérin, autre bâtisseuse d’histoires, célèbre à plus d’un titre pour ses promenades échevelées avec les mots qui comptent doubles. Allez-y aussi, on en sort grandit.

     


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    Le roi des invisibles " c’est l'un des titres signé par Jacqueline Repellin pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    Il était une fois un pays étrange. Ses habitants pouvaient à tout moment devenir invisibles. Il leur suffisait pour cela de pleurer. Pour réapparaître, c’était un peu plus aléatoire : il fallait que quelqu’un crie leur nom.

    Le roi de cet étrange pays était très émotif. Son chambellan avait donc pour mission de hurler son nom dès qu’il disparaissait plus de quelques minutes sans avoir prévenu.

    Parfois, le monarque indiquait tout en pleurant une heure précise " Je vais disparaître pour aller fouiller les archives de mon ministre des finances. Je suis sûr que ce vieux grigou me cache quelque chose au sujet de cette affaire de caisse noire. Faites moi revenir vers dix huit heures. J’aurai eu le temps d’en avoir le cœur net ".

    Parfois en revanche il ne parvenait pas à pleurer au moment voulu. Il avait donc à sa disposition une escouade de courtisans chargés de collecter à son intention les évènements les plus consternants de son étrange pays. Les courtisans se présentaient dans la pénombre, vêtus de noir, munis de flambeaux, et racontaient complaisamment les brûlures atroces du cuisinier balafré, les souffrances d’un chevalier de leurs amis piétiné par sa monture, ou la maladie incurable du ministre de la santé.

    Le roi, suffocant de sanglots, finissait par disparaître et chacun pouvait alors retrouver sa bonne humeur.

    Un jour, le monarque, las du pouvoir, décida de partir secrètement très loin, dans un pays moins étrange. Le chambellan cria son nom dans tous les recoins du palais. En vain !

    En apprenant cette disparition, le bon peuple pleura à chaudes larmes de sorte qu’il disparut à son tour. Il ne resta personne pour le rappeler.

    Jacqueline Repellin


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    " Sigmund m’était conté…", c’est l'un des titres signé par Bernard Belmain pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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     Madame,

    C’est avec intérêt, et même, j’avoue, curiosité, que j’ai suivi votre fils ces derniers mois. C’est un garçon tonique, remuant et parfois agité, hyperactif comme on dira plus tard (j’ai l’habitude d’être en avance).Cela tient à son âge et probablement à son hérédité bien qu’au vu du comportement de votre mari je puisse en douter, mais c’est une autre histoire. Son tempérament expansif se normalisera quand il grandira.

    Surveillez son éducation, ses distractions, ses relations avec ses petits camarades, principalement ceux d’origine étrangère. Défendre son pays est une qualité qu’il convient de manifester avec modération. Jouer est une activité d’éveil nécessaire mais il me semble trop âgé maintenant pour passer des heures avec ses petits soldats, les manœuvrant sur la carte qu’il a lui-même dessinée, dans des casernes construites de ses mains. Quand je lui demandai pourquoi il y avait tant de barbelés autour, il fut incapable de m’en donner l’explication, je crains que ce ne soit une manifestation de sa méfiance à l’encontre d’autrui. C’est peut-être un point de détail mais ce sont souvent les plus révélateurs. Cependant, il y a là une verve créatrice qu’il pourrait employer autrement, la peinture par exemple, je l’ai vu admirer les toiles de mon cabinet.

    Je ne doute pas que plus tard il soit un homme attyrant, je le crois c’est un bon gars mais il conviendrait de surveiller ses fréquentations, il pourrait faire de mauvaises rencontres encore qu’il ne me semble pas influençable, au contraire.

    Vous avez raison de l’inciter à voyager, il m’a parlé de son envie de parcourir l’Europe, de la Pologne à la France, il m’a confié vouloir dans ce pays se mettre à la pêche, n’oubliez pas de lui dire de prendre deux gaules même s’il prétend qu’ainsi il serait gêné dans ses déplacements. Il a évoqué sa curiosité pour la Russie, l’Angleterre… Je crains que le froid ne le perturbe grandement, c’est un garçon qui aime la chaleur. Je lui ai proposé de partir avec des jeunes de sa classe en camp. Pff, me dit-il, en secouant la tête ! Cela lui aurait fait du bien pourtant. Fréquenter le petit Ludwig serait favorable à son épanouissement.

    Protégez son sommeil, son somnambulisme lui fait prendre des risques, que sa serrure reste close, le pêne bien en place. Une nuit je le vis prendre un long couteau, il pourrait se blesser, pareil pour le grand verre de cristal qu’il aurait pu casser. Promenez-vous avec lui, votre auto Daf est un modèle ancien mais confortable. Conduisez-le vers Marthe, et pour le nouvel an, Schluss me semble la destination opportune.

    Je pensais vous indiquer un de mes confrères, Wilhelm Reich mais j’ai l’intuition que ce serait superflu.

    Voilà Madame Hitler ce que je tenais à vous dire. Une remarque finale cependant, qui ne sera pas une solution, le voyage en Asie me semble inapproprié !

    Votre dévoué, Sigmund Freud

    Bernard Belmain


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    Un polar à lire en cinquante deux minutes formaté comme une série américaine mais avec ce supplément d’impertinence qui fait " la french touch " : voilà le produit livré par le chef de file de la collection Suite Noire. Tout le folklore y est ou presque. Le titre d’abord, détourné comme il se doit d’un succès du genre (le petit bleu de la côte ouest) ; le héros, un journaleux amateur de rock, modelé dans la variété dur au cœur tendre qui ne s’en laisse pas conter (côté Manchette) ; des seconds couteaux puisés dans un panel de marginaux en déliquescence ; une femme pourvue de tous les apparats de la fatalité ; des accessoires brocantés dans un vide grenier ; des pandores qui forcément ne finassent pas ; un prélat victime de sa libido ; un décor brossé aux couleurs vieille France ; des dialogues estampillés guignols ; de la violence menée tambour battant (se dire qu’il n’y a que le premier coup qui fait mal) ; du sexe honoré sous la douche (elle lui prend le cadum des mains et, en l’embrassant, se met à le laver) ; des questions existentielles dégrossies au kärcher (il comprenait tout à coup qu’il était quelqu’un qui devait rester à sa place) et enfin un scénario planplan emballé vite fait dans une langue polardeuse plus tape-à-l’œil que tapageuse avec au bout du compte l’idée que le genre populaire se doit de flatter les atavismes. Résultat : un petit bouquin tout en bluff, sans épaisseur et sans souffle. Mais il est vrai que l’auteur se revendique du côté railleur tendance émancipé et veut être considéré comme un " styliste pusillanime ". Ceci dit, on sourit à l’occasion et on ressent quelques picotements dans les jambes à l’évocation d'un bon vieux rock des années fastes. Bref, un polar à la petite semaine à gratter un jour de coup de pompe.

    Le petit bluff de l’alcootest de Jean-Bernard Pouy aux Editions La Branche, 93 pages, 10€


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