• Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Je n’aime pas le dernier client de ce soir. J’ai beau lui tourner autour et chercher un truc qui décoince, je ne m’y fais pas. Corps massif, visage plat, lèvres pincées et dents biseautées. Trois sucres dans son café. Vingt minutes pour le siroter. Sûr que c’est un fauché. Ses quelques coups d’œil furtifs sur mes jambes et une plongée régulière dans mon décolleté n’y font rien. Sa gorge reste fermée aux vibrations. Sa langue ne se délie pas. Pas le moindre éclair de sympathie dans ses yeux. Excitation zéro.

    - On baise et ensuite je te foutrai la paix, il a dit sans crier gare et avant même que je me décide à faire mon joli cœur et que j’entreprenne de m’arranger pour la circonstance.

    J’ai du mal avec les clients qui pérorent. J’ai rien répondu, juste vérifié la bonne tenue de mon chemisier.

    - Jt’ai toisé sur toutes les aires avec les seins à l’air et les tétons en fleurs ; putain, ça fait trop longtemps que jt’ai en tête et là tu vois c’soir, je crois bien que c’est tout bon pour moi.

    - Vous savez, j’ai quand même mes préférences, j’ai dit, prise de court.

    - A ct’heure-là, ça m’étonnerait plutôt.

    - Et puis, j’ai eu une journée épouvantable.

    - Pas plus et pas moins qu’hier. Et moi, j’te veux pas plus et pas moins que les autres.

    - Quand même, je fais pas ça avec tout le monde.

    Il a juste dit : probablement.

    C’est moi qui en ai rajouté :

    - Mais ça ne vous fait ni chaud ni froid, c’est ça hein ? 

    Je n’aurais pas dû le relancer. Je fais la coquette mais je sais que je n’y arriverais pas comme ça. Je suis capable d’agir sur un coup de tête et d’avoir ensuite les idées brouillées au point d’en perdre la raison. Des peurs d’enfant me viennent alors du fond du ventre. Avec des aigreurs et des serrements. Mes mains se crispent et ma voix devient bizarre, comme si un étranger cherchait à s’en emparer.

    L’homme a un petit sourire en coin. Il se berce d’illusions et attend tranquillement, mains dans les poches, que je me livre. Des poches boursouflées d’ambitions mais certainement pas avec plus de trois sous dedans.

    - T’as pas à réfléchir, laisse-moi faire, il a dit tout de même au bout d’un moment.

    Je me suis replongée dans les feuilles de comptes et fait comme si tout allait bien. J’ai tout recalculé. Les sandwichs, les tartes, les cafés. J’y ai rajouté les pourboires, et de mémoire, le contenu de mon porte-monnaie. Manquait encore près de la moitié. J’ai senti venir des larmes. Et des pensées désagréables, inquiétantes. Je me suis mordue la langue jusqu’à l’arrivée du sang. Jusqu’à ce que les traits de cet homme-là s’effacent et que ne subsistent que son envie pressante et l’odeur âcre de sa monnaie.

    - Alors, tu te décides ?

    - J’en sais rien, je n’aime pas bien quand ça se présente de travers.

     

    à suivre ...

     


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes.

     

    On s’est pris l’un et l’autre comme se prennent les gens affamés au commencement d’une nuit que l’on voudrait fastueuse.

    Et puis vous savez comment c’est. On boit. On se boit. On susurre. On tourne. On se dit qu’on a peu de temps pour goûter un corps tout entier. Les mains tremblent. On entre. On va, on vient. On va, on vient. On tourne et se retourne encore, encore, incapable d’oser un mot tendre à bout portant. A peine rassasiés d’amande et de velouté d’orge, les têtes chavirent et les yeux se font petits. Les jambes sont tentées d’en rester là et les muscles voudraient se détendre. Mais sur une aire d’autoroute on a tôt fait de se dire que l’heure est forcément trop avancée pour s’attarder à rêvasser. A peine retrouvé, le silence devient harassant, miné par l’idée que l’on ne s’aime pas pour de bon. Quelquefois, on remet ça. Au cas où. On rit ou on pleure. De tout. De l’incongruité. Du bourdon. De l’expectative. Ça peut durer jusqu’à la pointe du jour. Dans l'espérance d’un ravissement nourri de doux murmures, de caresses qui font crier, de rires toujours plus brûlants, toujours plus infinis. Plus douloureux aussi.

    Des fois, sur le matin je me dis que j’aimerais bien y aller de ma poche à mon tour rien que pour rêver d’un fabuleux destin, comme l’Amélie, ou pour le forcer et poser mes lèvres sur d’autres lèvres tout simplement pour que mes petits bouts d’âme à la dérive se chargent de larmes et de foudre et que de mon ventre mouillé naissent des papillons bleus, capables de traverser sans se perdre le cœur des hommes de passage.

    C’est difficile, je sais. Il faut certainement beaucoup de temps pour vivre jusqu’à la déraison. Et là bon forcément je me demande. Je suis en poste sur l’aire de la Femme sans Tête. Je m’appelle Vanessa. Il est déjà vingt trois heures quinze et il y a ce rapport impossible à transmettre en l’état.

    Bon, hier, j’ai eu de la chance, c’est vrai. Hier, je me suis nourrie d’un homme de cœur, d’un homme pris dans l’onctuosité de l’amour. Hier, j’ai bu les larmes de l’homme et mâché ses soupirs. Hier, j’ai senti une mousse chaude prendre mille couleurs dans mon ventre. C’était très doux. Hier, plus rien ne m’effrayait. Le ciel de nuit s’éclaircissait un peu plus à chacune de nos étreintes et quand le jour est venu nous étions toujours en haleine. J’en ai encore la peau toute irradiée.

    à suivre …


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  • Une nouvelle de Patrick ESSEL en plusieurs épisodes.

     

    Plutôt que de rêver du ciel,

    je préfère me promener dans les nuages.

     

     

    Au départ, les choses étaient différentes.

    Le bleu et le rouge me donnaient de la clarté et de la vigueur. Même avec la grisaille des jours de peine, le ciel restait dégagé. Je me disais que le beau temps durerait.

    Maintenant tout se mélange. Je ne suis pas sûre de connaître comme il faudrait les choses de la vie. C’est bizarre toutes ces choses qui surgissent. On ne sait pas trop d’où elles viennent ni ce qu’il convient d’en faire. Elles suivent leur cours comme on dit. Moi, mon cœur bat ici et là. Des fois je regarde le ciel et je ressens une grande fureur. Il suffit d’un rien pour que je sois prise dans une espèce de tourbillon.

    Voilà près d’un mois que je tourne sur les autoroutes. Aujourd’hui, je suis en poste sur l’aire de la Femme sans Tête. La nuit est déjà là et j’ai l’état des stocks à remettre dans la minute. L’éphéméride me rappelle que l’on est en octobre. Dimanche 30 pour être exact. Et c’est la fête à Bienvenue.

    Bienvenue ou pas, il est 23 heures. Reste rien comme temps. Bon moi, je m’appelle Vanessa. J’ai pris le poste à 13 heures et j’ai encore trois piles de jambon-beurre et deux rangées de tartes aux pommes. Les cafés, moins de cent cinquante. Pareil pour les bières et pire pour les sodas. Moins de cent cinquante ! Après dix heures de service ! J’ai rien comme chiffre. Rien ! Impossible de valider le rapport. Plus le temps non plus pour faire de la retape et avec le boss y pas d’excuses qui tiennent. Tout se paye qu’il dit. Et pour moi c’est la cata qui recommence. Remettre ça encore une fois, déclarer le branle-bas et consentir à me laisser prendre par un de ces messieurs pour me refaire. Comme hier sur l’aire de la Grange Rouge. Comme avant hier sur celle des Trois Pucelles. Comme presque tous les soirs.

    Hier, j’ai senti le coup venir dès vingt deux heures trente. Les sandwichs, les tartes, les cafés… complètement à côté. A moins le quart, je n’ai pas hésité et j’ai fait valser deux boutons de mon corsage sous le nez du dernier client. Un grand homme, un peu avancé en âge et qui avait l’air en me zieutant de ne pas trop savoir comment se dépêtrer de ses envies. Visage pris dans la fumée, regard fuyant, lèvres assoiffées. Il en avait oublié que ses mains étaient belles et certainement encore bonnes pour toutes sortes de consolations. Je m’efforce toujours de trouver un peu de beauté au dernier client, ça le rend pas forcément plus aimable mais en général ça lui donne des idées. Lentement, j’ai défait un bouton de plus à mon corsage. Et là, je dois dire qu’ils adorent ça. Tous. L’idée d’être pris dans la seule force du désir les ravit totalement. Je suis sûre que sur l’instant, celui-ci aurait aimé dire quelque chose, un mot gentil ou un mot d’excuse, je ne sais pas, mais seul un murmure un peu rauque est monté de sa gorge. Très vite ses yeux m’ont embrassé et son regard est devenu presque impudique. Quand la sueur s’est mise à l’envelopper, le gris de ses pupilles s’est dissipé. Il s’est mordu les lèvres à quatre ou cinq reprises avant de laisser la liqueur salée l’accaparer pleinement. Puis il a sorti son portefeuille sans plus de chichis. Je nous ai servi deux bières. Des Bud. Celles qui ouvrent bien la soif.

    à suivre …


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    Sans le compte-rendu des lectures de vacances de Stéphane Laurent (22 août), je serais sans doute passé à côté de ce premier livre de Frédéric Boudet " Invisibles ", d’autant que, sorti en avril dernier, ce recueil de nouvelles n’est bien évidemment plus de mise en rayon. C’eût été bien dommage !

    Comme beaucoup de jeunes auteurs, Frédéric Boudet aborde la fiction littéraire par la question de la perte, par la nécessaire évaluation de ce qu’il en a été pour lui de la séparation et de la douleur, de l’absence et des réminiscences et de ce qui, peu à peu, glisse dans l’oubli. C’est ce glissement qui semble le plus l’effrayer, la peur que l’objet aimé ne soit plus qu’une chose oubliable parmi d’autres, égaré à tout jamais dans un espace étranger. Ses personnages questionnent, cherchent, revisitent les lieux, poussent des cris d’effroi, de rage, implorent le ciel, se recroquevillent, s’ensevelissent, rompent finalement avec les turbulences du passé pour enfin laisser leurs cœurs battre la chamade.

    Ecrire, c’est commencer à perdre l’illusion de l’invincibilité. C’est entamer l’idée d’éternité. Ecrire, c’est à la fois se dessaisir des faux pas comme de l’excès de bonheur, c’est tenter de recréer une parole qui ne peut plus se partager, c’est le désir de contourner une histoire qui ne peut plus être, c’est inventer ce qui peut rester, c’est aller au-delà de l’invisible. En somme, ce à quoi s’essaie Frédéric Boudet.

    Les nouvelles de ce recueil ont la vigueur de la jeunesse et son auteur possède la sensibilité et le regard d’un homme attentif, d’un homme qui interroge son rapport à l’autre sans se perdre dans la seule puissance des larmes.

    Une chose est sûre, Frédéric Boudet n’écrit pas en pure perte.

     

    Invisibles de Frédéric Boudet, aux Editions de l’Olivier, 152 pages, 15€


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  • " Des raisons, on peut toujours en trouver. Des bonnes ou des mauvaises. En pagaille. Mais c’est pas mon boulot. Il y a des spécialistes pour ça. Il vont sûrement me poser un milliard de questions sur les coups que j’ai pu prendre quand j’étais môme et sur les trucs que je voyais à la télé et sur la fois où j’ai rayé la voiture de ma prof de maths ou encore sur mes poissons que j’ai laissé crever de faim pendant les dernières vacances. Après ça, ils me montreront des taches qui ressemblent à rien et ils attendront que je leur dise à quoi ça ressemble. "

    Pas d’état d’âme. Pas de lamentations. Pas de justifications. Une histoire d’adolescent tueur sans doute prise dans le maelström des faits divers médiatisés. Au lecteur de se débrouiller avec les circonstances qui ont conduit un jeune lycéen aux pires extrémités. Un carnage résumé au cours du premier chapitre puis rien d’autre que l’exposé des faits et leurs enchaînements inéluctables avec des protagonistes aux mœurs archaïques jouissant sans retenue de leurs pulsions destructrices. C’est noir, féroce, implacable. Le narrateur ne s’embarrasse pas de fioritures, il décrit, un point c’est tout. Au cours du récit émerge pourtant le désir d’une autre existence. Contrairement à ses congénères, il ne s’accommode pas de la cruauté, de l’injustice, de la misère psychique qui font la vie ici-bas. Mais le climat est si délétère qu’il ne peut à son tour que sombrer. Il aurait préféré n’avoir rien à en dire et rendre l’âme avec la dernière cartouche. Mais voilà, il a basculé au point de plus savoir ce qu’il en est de son cœur, de son corps et de son esprit. Une décompensation comme en endure un certain nombre d’adolescents.

    Le livre est le premier d’une collection destinée à un lectorat d’adolescents. On peut se poser la question d’une telle démarche, de cette nécessité qu’il y aurait à écrire ou à publier pour un public ciblé, un public jeune en l’occurrence et qui serait en quelque sorte incapable de penser par lui-même pour décider du choix de ses lectures. Car après tout, ce roman possède suffisamment de qualités pour faire son chemin au delà des sentiers balisés.

     

    Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud aux éditions du Rouergue, collection deAdo Noir, 76 pages, 6,50€

     


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    Omar KOUSSIH est un jeune homme né à Rabat en décembre 1988. Il est atteint d’une forme sévère d’amyotrophie spinale, maladie génétique neuromusculaire évolutive. Depuis la fin de l’école primaire, son état ne lui permet plus un enseignement présentiel et il poursuit donc ses études par le Cned.

    " Je passe mes journées dans ma chambre devant mon pc. Mon index droit est encore valide, je peux donc manipuler une souris spéciale (easy-cat de Cirque) et je saisis mes textes par le biais du clavier à l’écran."

    Passionné de musique et de poésie, il nous a fait parvenir quelques uns de ses poèmes.

     

    Je ne suis pas ce que tu penses

     

    Je ne suis pas ce que tu penses

    Ni chien errant, ni loup-garou

    Il y a peut-être une différence

    Moi, je ne la ressens pas du tout.

    Je ne suis pas ce que tu penses

    Un peu débile un petit peu fou

    Il y a peut-être une différence

    Moi, je ne la ressens pas du tout.

    Je suis Amour et Innocence

    Je ne peux, seul, faire rien du tout

    Je ne peux aller dans tous les sens

    A tout moment j’ai besoin de vous.

    Je réfléchis, j’écris, je pense

    Je peux aimer, j’ai des atouts

    Handicapé dès la naissance

    Je ne vois pas de différence du tout

     

     Parle-moi

     

    Parle-moi d’amour, j’en ai besoin,

    Crie le partout, dans tous les coins

    L’amour est bon et meilleur soin

    Dis-moi où il est, je le rejoins

    Parle-moi d’amour à chaque départ

    Pour ton retour, tes au revoir

    A chaque sourire, à chaque regard

    J’en ai besoin pour mon espoir

    Parle-moi d’amour quand il fait noir

    Pour le matin qui nous sépare

    Quand tu reviens, quand tu repars

    D’amour parle moi, quand j’en ai marre

     


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  • Les nouvelles illustrées (20)

    Chaque jour, les agences de presse nous inondent de dépêches du monde entier. Spectacle mémorable d’une humanité aussi grotesque que désespérante. Longtemps, je me suis amusé à mettre de côté quelques unes de ces brèves… laissées pour conte…

    Serbie, 2005 -

    Il est parfois difficile pour les soldats de la force de maintien de la paix au Kosovo de bien dormir dans un camp militaire, loin de leur maison et de leur famille. Pour essayer d'y remédier et de réduire leur stress, des chercheurs ont mis au point un oreiller relaxant qui gazouille comme un oiseau. Ces oreillers blancs sont équipés d'un petit système électronique qui permet de diffuser des bruits de la nature, combinés avec des instruments acoustiques comme des violoncelles capables de donner une sérénade. Objectif: apaiser les esprits ayant des pensées négatives. Ses concepteurs affirment que cet oreiller pourrait rejoindre les fusils, gilets pare-balles et autres casques dans l'équipement de base du soldat dans un conflit. Un médecin militaire en vante les mérites : "Vous ne penserez plus à ce qui peut se passer avec votre femme chez vous, ou avec vos enfants. Toutes les pensées vont disparaître, des images vont se créer, des forêts, des plages, des montagnes vont apparaître et ensuite, vous allez vous endormir".

     


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  • Au loin s’en sont allés les jours sans fin, les pistes pleines d’éclats, les fêlures sur la ligne de Crête, les couleurs suspendues à la lune, le bruit des vagues du premier soir. Resteront encore quelques jours des images éparses, ballottées, ébranlées et bousculées par le simple éblouissement des matins à venir.

    Le blog calipso est réactivé.


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