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    Japon, 2006 -

     

    Un Japonais qui avait dévalisé un bureau de poste au printemps dernier a rendu l'argent et s'est constitué prisonnier à la police après avoir été pris de remords et de crainte de perdre l'amour de sa petite amie.

    L’homme avait, sous la menace d'une arme blanche, fait main basse sur 340.000 dans un bureau de poste de Tokyo. Mais rongé par le remords, il était revenu sur le lieu de son forfait deux mois plus tard pour déposer sur le comptoir une enveloppe contenant 350.000 yens avant de prendre la fuite.

    Dernièrement, le cambrioleur, jardinier de son état, s'est rendu aux policiers en expliquant : "Après avoir parlé à ma petite amie, j'ai décidé qu'il fallait réparer mon erreur rapidement pour reconquérir son cœur". Les 10.000 yens supplémentaires rendus correspondent aux "excuses" de l'amoureux repenti.

     


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    En ces temps de suprématie du football sur toutes autres formes d'activités humaines, il m’est venu à l’esprit qu’un petit contre pied serait bienvenue avec la (re)découverte du livre de Philippe DUBATH : " Zidane et moi " sous titré : Lettre d’un footballeur à sa femme.

    " Nanon, ce soir, j’ai envie de te parler de lui, de te dire pourquoi je l’aime. " Le coup d’envoi est donné. Philippe Dubath est parti pour une longue déclaration d’amour où le jeu apparaît comme le point de départ de tous les apprentissages de la vie. Le jeu aide à construire, à rencontrer, à rêver. Sur le terrain, " Il faut voir comment naissent les sourires, les rires, les exigences, les reproches ". Joueurs et spectateurs sont pris dans une succession d’épreuves, d’engagements, d’espoirs… L’auteur y aborde son enfance, la main dans celle du père pour aller au premier match, les mauvaises rencontres à un âge où l’on croit en l’harmonie du monde, la marginalisation, le glissement dans la solitude et l’agressivité puis la lente reconstruction dans la fraternité des jeux de ballons. " Nanon, tu le devines, tu le vois bien, c’est au football que mes angoisses s’estompaient. "

    Pour le joueur l’autre est essentiel. Il permet d’exister, de donner, de recevoir, d’être différent, de vaincre la peur, de surmonter les " choses envahissantes et douloureuses ". Joueurs et spectateurs cultivent un même entrain pour la rigueur et l’extravagance. Le une-deux permet toutes les inventions, à commencer par celle d’aller au bout du monde avec son comparse. L’insensé, l’inattendu, l’effet de surprise sont autant d’occasions de goûter au plaisir. Les uns se gorgent de douces embrassades et de viriles étreintes quand les autres se chauffent aux commentaires, aux apostrophes, aux hourras. Certains restent parfois sans voix ou ferment les yeux mais les larmes font tant de bien quand la jouissance les gagne tous : " Tu entends tous ces cris qui montent, qui gonflent ensemble pour faire une seule voix, on dit que c’est une clameur."

    A n’en pas douter l’homme est amoureux. Du ballon, de sa compagne, de la vie…

     

    Zidane et moi, de Philippe DUBATH aux éditions de l’Aire (Suisse), 85 pages, 8€

     


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  • Chaque jour, les agences de presse nous inondent de dépêches du monde entier. Spectacle mémorable d’une humanité aussi grotesque que désespérante. Longtemps, je me suis amusé à mettre de côté quelques unes de ces brèves… laissées pour conte…

     

    Malaisie, 2005 -

    Le gouvernement islamique de l'Etat du Kelantan, dans le nord-est de la Malaisie, organise un concours d’écriture et d’interprétation de berceuses pour maris fatigués. Le chef du gouvernement local, explique que ce concours est destiné à resserrer les liens familiaux. "C'est important. Un mari rentre par exemple fatigué à la maison, et lorsque son épouse chante pour lui, il peut s'endormir profondément et au réveil, c'est un homme heureux". Des jurés seront chargés de désigner la chanson la plus soporifique lors de ce concours. Les participants devront être vêtus convenablement et présenter des chants pour le grand public.

     


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    Il y a quelques jours de cela, Stéphane Laurent encourageait sur son blog la lecture de la revue " Les Saisons d’Alsace " à laquelle il collabore. J’étais par là-bas la semaine passée, dans un petit village où se tient depuis trente ans un festival de cinéma sur la psychiatrie. Festival qui sent l’usure et la fin d’époque, un peu à l’image de ce village où la vie semble s’évanouir inexorablement. Bref, pas de quoi pavoiser. Autre forme de découverte de contrées méconnues, " les saisons " ont habité un séjour qui aurait pu tourner court.

    A lire ce numéro 31 consacré à l’invitation au voyage, on retient tout d’abord cette idée d’immortalité que tout voyageur aurait au fond envie de revendiquer et de colporter : être un autre, ailleurs, dans un temps différent.

    Le voyage comme renaissance au monde en quelque sorte, comme une belle échappée, un désir impérieux d’être hors de soi.

    Etonnants voyageurs que ces écrivains qui font leur numéro à chaque page, ces saltimbanques des faubourgs et des tropiques qui ont dans leur sac bien plus qu’un petit tour d’horizon à proposer. Une sorte de vertige vous prend quand un nomade de la nuit vous invite à scruter les scintillements du monde, quand un passeur de gué vous convainc d’aller prendre des couleurs entre les ombres, de mettre son œil de côté pour goûter simplement aux frissons de la rencontre.

    Et puis on revient sur terre, d’un côté ou de l’autre de ce miroir qui nous relie à tous les mondes réels et qui nous y perd tout à la fois. Car aux mots de l’émerveillement succèdent les maux de l’humanité et l’invite au voyage n’est plus affaire d’exotisme, elle devient une manière d’entendre ce désir de naître à la vie qui assaille jours après jours hommes, femmes et enfants de tous les paysages de la planète.

    Les aventuriers de l’imaginaire sont les premiers à sortir des sentiers battus en ne se rendant finalement jamais nulle part. Plutôt fugueurs que visiteurs, plutôt promeneurs que baroudeurs, ils sont en fait partout, à commencer par le coin de la rue. Car au bout du monde nouveau n’apparaît finalement qu’un enchevêtrement de ressemblances que le voyageur chevronné se plait à décrire comme fortuites. Et c’est pourtant bien souvent de cet inédit là, si amoureusement protégé, que se créent les contes et légendes du globe-trotter.

    Aujourd'hui, la mobilité permanente, le nomadisme urbain, l’accélération du temps, le renouvellement incessant de l’image ne supposent aucune pause dans l’accomplissement d’une vie. Bref passage au travers un brouillard, le voyage moderne ne génère plus que quelques brassées de souvenirs convenus. Toujours en attente d’un nouveau départ, la mémoire devient vite oublieuse. La contemplation d’un dépliant touristique nous rappelle l’exigence nomadismique : court et sur mesure. Vous n’en avez plus pour longtemps, vous n’en aurez pas pour longtemps !

     

    C’est la fin du jour au village : un bistrot, quelques tables avec parasols oasis, deux femmes échangent leurs impressions après une projection ... "C’est bizarre comme le monde est en train de changer …"

     

    Les Saisons d’Alsace 31, l’invitation au voyage, 128 pages, 7,5 €


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    Sonate en sous bois, de Patrick ESSEL est une nouvelle écrite pendant un festival de films sur la psychiatrie, il y a douze ans de cela au lieu-dit " La Dame Blanche ", un centre hospitalier forcément imaginaire.

     

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    Hermann n’hésita qu'un bref instant avant de s'asseoir sur le banc de pierre en face de l’austère pavillon Charcot. Le ciel se gonflait de gros nuages noirs, prêts à se rompre et la lumière s’entachait d’une infinie tristesse. L'endroit était à l'écart, morne et terreux, loin des bâtiments illuminés qui donnaient sur la salle des fêtes. Comme chaque année, aux premiers jours de l’été, la Dame Blanche ouvrait ses jardins et salons à d’invraisemblables spectacles de théâtre et de cinéma. Une semaine durant, on y entendait parler toutes les langues de l’univers et un peu partout on pouvait croiser seul ou en troupe, quelques hurluberlus remarquablement inspirés. C’est à Charcot qu’on reléguait les impotents, les imbéciles, les forcenés, la plupart des vieillards et pour en prendre soin, les employés d’une certaine précarité existentielle. On demandait au reste du personnel de s’incliner devant les nécessités de service et aux patients moins infirmes d’arborer un sourire de circonstance. Mais il arrivait, dans le bonheur de se retrouver au beau milieu d’une fiction, que des sentiments longtemps enfouis s’expriment soudainement et que, au détour d’une scène lumineuse, on se laisse aller à de douces folies ou à quelques visions extravagantes. Naturellement on redoutait en haut lieu cette vérité des émotions et on multipliait mises en garde et coups de semonce à l’encontre des indisciplinés. Les récalcitrants passaient systématiquement à la chausse-trappe, c’est à dire à Charcot. Là-bas, on avait entrepris de substantiels travaux de replâtrage et d’isolation avec une infinité de poutres, de piliers, de grilles et de cloisons. De ce fait, il y régnait la plupart du temps un silence claustral, à peine troublé par les pirouettes du vent et les manœuvres occultes de quelques hirondelles volages. Passé une certaine heure, plus personne n’y mettait les pieds. Après le dîner, Hermann était venu y attendre la nuit ; l’atmosphère était propice à l'écriture et il trouvait dans ce dénuement un certain contentement. Il sortit de son veston un vieux cahier de devoirs et parcourut en toussotant quelques lignes de ses " Méditations sur un passé très ancien "  :

     

    Comme un ver sans terre

    L'homme tortille son petit corps amer

    Dispersant à la diable ses anneaux d’amour.

    Et tandis que le temps épuise la lumière,

    Qu’un vent d’oubli exaspère la chair

    Et la ternit de poussière,

    La peur gorgée d’odeurs infâmes

    Ecartèle ses entrailles

    Et ouvre la voie de l’innommable.

     

    Dieu, quelle humeur de chien ! ronchonna-t-il. Il relut une seconde fois le texte en se triturant le nez. Il n’appréciait qu’à moitié cette façon de ruminer le manque et la douleur. Comme d’habitude, il allait probablement réécrire presque tout. Il resta un long moment suspendu entre tristesse et ironie, allant de mot en mot vers quelque profondeur inconnue. Du pavillon se dégageait une forte odeur d'oublis et d'interdits, une odeur sénile. De temps en temps, il lui semblait voir quelques petits diables à l’air maussade descendre du mur par grappes de trois ou quatre et venir à sa rencontre en frappant le sol de leur queue. Il mettait cette bizarrerie sur la mauvaise qualité des amphétamines qu’un docteur peu regardant lui prescrivait et qui régulièrement lui faisait perdre la tête. Le ciel commençait à se défaire et de tous côtés des ombres dévissaient. Embarrassé, il ferma les yeux, pour les rouvrir presque immédiatement, alerté par un bruissement de lumière. Le bâtiment, engoncé dans le silence, se réveillait mollement sous les grésillements de vieux néons et la façade transpira peu à peu d'une clarté froide et blanche. De drôles de bruits commencèrent à courir un peu partout, mélange cinglant d’exclamations, de ricanements et de braillements. Des images macabres lui traversèrent l’esprit à toute vitesse, transformant les plaintes en d’horribles vociférations. L’idée l’effleura d’écrire quelques lignes sur cette détestable ambiance mais son attention se perdit dans l’examen de l’enceinte. Les fenêtres avaient été très adroitement grillagées de façon à rendre abstraites toutes tentatives de relations parallèles. La plupart des vitres étaient si maculées de glaires, de sang ou d’excréments qu'il était impossible de distinguer parmi la multitude d'ombres tordues et entrelacées les unes aux autres, une forme à l’allure humaine. Il resta un long moment perplexe, se frottant les paupières du revers de la main, puis recommença à inspecter une à une toutes les fenêtres, étage après étage, cherchant à surprendre un signe, une expression, un appel peut-être. La cloche de vingt heures ramena un semblant de silence dans la place. Mais pour Hermann, ce silence-là était de la pire espèce : une longue plainte, entrecoupée de sanglots continuait d’errer aux alentours, s’approchant subrepticement de lui. Il sentait crépiter les rancœurs et en recevait de tous les côtés quelques éclats, très durs.

    Des corps brisés, des yeux boursouflés, des bouches cousues apparaissaient un peu partout sur les murs et se fondaient en une entité divagante. Au cœur de l’hôpital, on entendait les premiers fracas des artistes, des troubadours, des illusionnistes, de tous ces bateleurs venus des quatre horizons exhiber leurs œuvres intestines. Là haut, dans les étages, ils ignoraient certainement tout de ces œuvres-là et il jugea que certainement les œuvres, elles aussi, les ignoraient.

    Au-dessus de lui, les nuages chargés de poussières blanchâtres, montaient et descendaient en tourbillon, grisés par des vents de plus en plus mordants. Ses mains se serrèrent. Il eut envie de ne plus écouter que les éléments, scruter le ciel et suivre les tournoiements effarés des volatiles. Ses mains se serrèrent à nouveau, plus fort. Il comptait beaucoup sur ses mains pour soutenir sa raison abusée. Quand la lassitude s’installait et qu’il se figurait le monde dans un noir total, il suffisait qu’il les passe sur ses lèvres pour se rappeler les mille vies qu’elles avaient caressées. Et s’il assoupissait, épuisé par toutes ces belles échappées, c’est elles qui l’aidaient à supporter les douleurs de la nuit. Il les regarda : elles étaient moites, nouées par le froid et le doute. Curieusement au même instant, il sentit des bouffées de chaleur jaillir de ses pommettes, s'élancer dans son cou, s’emparer de sa poitrine pour finir par se propager à tout son corps. En face, les lamentations et les braillements reprirent brutalement, répondant à quelque subite exigence.

    Comme ses mains, ses yeux en savaient toujours un peu plus que son esprit. Et ceux-ci venaient de s’ouvrir démesurément sur l'aile gauche du bâtiment, du côté de l’ancienne buanderie, là où la nature avait entrepris de reprendre ses droits. Et comment croire à ce qu'il voyait : la grande porte à double battant que l’on apercevait d’ordinaire avec la plus grande difficulté était là, presque éclatante au travers d’une espèce de galerie un peu incurvée. La veille encore, il en avait la certitude, l’accès était totalement condamné, obstrué par un formidable amoncellement de déchets de toutes sortes. Un instant, il songea à se lever pour aller jeter un œil vers cette invraisemblable trouée. C'est alors que le tumulte cessa et que les unes après les autres, les vitres du deuxième étage volèrent en éclats. Presque aussitôt, des dizaines de voix furieuses l'apostrophèrent :

    "C’est une honte ! Une honte !", " Ouais, salaud, va-t-en ! Déguerpis !", " Fout l’camp, pourriture !"

    Une autre vitre explosa au troisième :

    " Non, attendez monsieur, attendez, s'il vous plaît..."

    " C’est l’démon ! C’est l’démon ! S’pèce de vermine !", s'entêtèrent les premiers.

    " Non, il a l'droit, il a l'droit ".

    Ficher le camp sans demander son reste ne lui ressemblait pas. Il n’avait pas l’humeur vagabonde et ses jambes en pleine confusion, ne l’auraient au demeurant, pas mené bien loin. Les grands aliénés, extrêmement nombreux, s’étaient agglutinés aux grillages. Certains gesticulaient comme des pantins et se balançaient vivement d'avant en arrière, leurs têtes heurtant régulièrement le chambranle ; d'autres restaient figés, la face écrasée contre les mailles métalliques. Partout des doigts longs et jaunes, des doigts étiques et marbrés, des mains calleuses, sanguines, ulcérées, tentaient de déchiqueter les dernières entraves. Ses propres mains furent prises de tremblements ; il pensa que quelque chose d’horrible était en train de se passer. Un coup de froid lui traversa la poitrine et il eut un haut-le-cœur ; la honte débordait de tout son être, enveloppant ses poumons d'une écume fétide.

    - Ecartez-vous ! Ecartez-vous des fenêtres ! hurlèrent soudain des hommes en blouses blanches.

    - Tas de cochons de bâtards ! On est encore bon pour des heures, et un samedi, ah c'est pas vrai !

    Une rumeur d'épouvante traversa le second étage lorsque l'un d'eux aboya :

    - Tous dans vos box et à poil, le cul bien en l’air !

    Puis s'adressant à lui sur un ton venimeux:

    - Eh, toi sur le banc, t'as rien à faire ici, r'tourne à ton pavillon !

    - Moi ? Mais je…, je…, je fais que passer, j’attends seulement de….

    - C'est ça, t’es de passage hein ! Eh, Alban, appelle du renfort d'Esquirol, y'a un mariol en transit dans la cour.

    - Tu parles, y'a plus personne à ct'heure, maugréa l'homme.

    Du troisième une voix perçante insista : " S'il vous plaît monsieur, attendez, s'il vous plaît, j'vous r'joins..."

    Comprenant que personne ne viendrait le chasser avant longtemps, Hermann fixa à nouveau le portail avec l'intention de rester sourd aux invectives des uns et sollicitations des autres. Ses mains tremblaient encore un peu et il les fourra dans ses poches après s’être aperçu qu’elles viraient au bleu. Peu à peu le bourdonnement reprit : aux protestations et récriminations se mêlaient des bruits de scies et de marteau, de claques qu’on administraient, de portes qu'on verrouillaient. Un oiseau d’un certain âge se posa près de lui et resta à le regarder sans bouger comme subjugué par les larmes qui lui barbouillaient les yeux. D’habitude, il parlait aux oiseaux, il leur parlait de la grande inquiétude des humains, de leurs sentiments d’être livrés à des forces incontrôlables ou d’être étouffés par le vide, mais pour l’heure il n’en éprouvait pas le besoin, il attendait simplement que le jour s'épuise, que les réverbères s’égayent et le baignent d'une lumière souveraine ; il aurait aimé que tous les hommes et toutes les femmes s’en aillent chercher la paix du côté de la salle des fêtes et se taisent enfin.

    Il ne fut pas surpris lorsque la porte oscilla ; un balancement timide tout d'abord, un brin suspicieux, contrarié par le crissement des ferrures rouillées ; puis alors que le chambardement s'estompait dans les étages et que le bâtiment tout entier s'enfermait dans l'obscurité, un des battants claqua violemment contre le mur et se fracassa en plusieurs morceaux. Immédiatement après commença un martèlement méthodique rythmé par des petits cris perçants et un hoquet intempestif. Deux mains mouchetées venaient d’apparaître dans l’entrebâillement et s'acharnaient sur l’autre battant, l’utilisant comme bélier contre un amas d'objets au rebut : brancard, paravent, bassins, tubulures, haricots, pompes, débulleurs et même un poupinel d’assez bonne facture, piètres instruments d’une science devenue obsolète.

    Ce n’est qu’à l'heure des premières relèves de la nuit que les manœuvres perdirent de leur intensité. La vivacité, la détermination avaient eu raison des plus gros obstacles et la plupart des accessoires médicaux avaient été évacués dieu sait où. Hermann se tenait prêt à surprendre l'inconnu. Convaincu du tragique de la situation, il n'avait pas imaginé un seul instant que la créature qui s'extrayait de cette ornière pût être si fantasque et il dut réprimer une forte envie de jurer en l’apercevant.

    Deux pieds chaussés d’affreuses bottines roses et trépignant d’agacement apparurent dans un creux du monticule. Puis, comme aspiré par une force mystérieuse, ils glissèrent jusqu'au sol sans rencontrer de véritable résistance. Les jambes étaient sales et variqueuses, des jambes de vieille femme auréolées d’un falbala de jupons maintes fois rapiécés. Le bassin, ceint d’une kyrielle de cordelettes en vinyle était bien engagé dans l’orifice mais celui-ci s’avéra trop étroit : " Ah, je le savais, je le savais " entendit vaguement Hermann. Il se pencha pour examiner la situation : une potence et une paire de béquille solidement nouées entre elles par de grosses ronces réduisaient à néant les efforts de la vieille. Une longue période d'immobilité à peine troublé par quelques piaffements, s'ensuivit.

    Lui-même restait figé, cassé en deux, les yeux rivés sur la béance. Il sursauta comme un diable lorsqu'une voix souffla dans son dos :

    - Incongrue cette potence, vous n'trouvez pas ?

    Faire face, jauger l'intrus, rapporter ce qui se tramait dans la buanderie, l'associer à cette stupéfiante diablerie, voilà ce qui lui semblait incongru, bien plus que ne l'étaient cette potence ou ces béquilles. L’homme empestait l’éther et le phénol et Hermann ne voyait pas la nécessité de se redresser pour saluer un fort en camisole.

    - Jm'excuse pour t'à l'heure, reprit-il, j'vous ai pris pour un autre... vous êtes au festival ? Moi, j'suis le surveillant de garde, j'sais pas c’qu'ils ont tous ce soir, on n'arrive pas à les tenir... mais bon, cette fois on leur a mis la dose… Euh, vous avez vu, à la salle des fêtes y passe un film sur eux : c’est marrant, ils appellent ça les gens normaux sont extraordinaires...

    - Ah bon… souffla Hermann.

    - Non, attendez, c'est pas ça ! C’est même l’inverse, c’est ils ont rien d'exceptionnels... ouais, c’est quelque chose comme ça… drôle de titre, vous trouvez pas ? Ça dure qu'une heure... vous croyez que ça vaut l'coup ?

    Il répondit par un haussement d'épaules. Et fort heureusement le type n'insista pas. Dans sa retraite la vieille semblait reprendre du poil de la bête ; les membres inférieurs s'activaient de nouveau avec une ardeur presque juvénile. Elle écartait les jambes à la façon d’un gymnaste, les utilisant comme étais tandis que ses mains s’activaient en tous sens. Elle avait entrepris de contourner la potence et malmenait le conglomérat comme une forcenée sans craindre de se briser les membres, ébranlant la masse de détritus, charriant les débris, entamant l’édifice de toutes parts. Quand celui-ci fut suffisamment éventré, elle pivota d'un demi-tour sur elle-même, ramena ses jambes sous ses flancs et d'une bourrade rageuse présenta son postérieur à la nuit sans lune. Malgré cette position plutôt saugrenue et pour le moins inconfortable, elle resta planté un bon moment dans l'encoignure en se trémoussant d'aise. Il l'entendait glousser et piailler mais pas un mot intelligible, pas un appel à l’aide ne sortait du trou. Il aurait fallu qu'il s'approche, qu'il se hisse peut-être sur le monticule, qu'il lui donne un coup de main ou bien qu’il l’encourage d’un bon mot mais il se disait que quoi qu'il fasse ou dise, il ne pourrait s'empêcher de montrer sa stupéfaction et il craignait qu’elle s’en offusque et s'en retourne croupir dans les tréfonds de ce maudit pavillon.

    Près d'une heure s'était écoulée depuis l'intrusion du surveillant, la séance allait se terminer et celui-ci ne manquerait pas à son retour de s’étonner de sa présence et de l’apostropher. La vieille pressentit sans doute son arrivée car elle se replia brusquement à l'intérieur et cessa encore une fois toute activité. L'homme, visiblement éméché, s’était déboutonné et n'avait aucune raison de s'attarder dans l'allée froide et brumeuse : il pressait avidement la taille d'une femme aux rondeurs bien prononcées, une espèce de folle maquillée comme une poule et secouée de petits rires d’impatiences.

    A peine avaient-ils gravi les marches qui menaient à l'office que la vieille reprenait son remue-ménage. Le passage était cette fois suffisamment ouvert pour qu'elle se laisse aller tout à fait ; la tête se profilait dans l'embrasure, une tête presque sans chair, recouverte d’une épaisse chevelure luisante. Et voilà qu’elle prenait son temps et qu’elle se mettait à gigoter comme un ver, comme s'il fallait absolument qu'elle se revigore avant la délivrance. Mais non, ce n’était qu’une de ces fichues cordelettes qui s’était pelotée à une béquille et qui la contraignait à ces laborieuses contorsions : ses mains virevoltaient sur les hanches, la poitrine, les épaules ; son cou s'étirait à l'infini pendant que la tête dodelinait comme une oie soupçonneuse à chaque tour de corde.

    L’affaire lui prit quelques minutes. La voie fut enfin libre, plus rien ne l'empêchait de s'extirper totalement, de se redresser et de laisser faire la vie. Et pourtant une fois encore, elle hésitait, se recroquevillait, serrant dans ses mains un ridicule trousseau de clés, regardant éperdument en arrière vers quelque profondeur insondable. Hermann crût déceler chez elle de sombres pensées mais une subite douleur dans la poitrine lui fit comprendre que ce n'était que son cœur qui s'affolait à l'idée qu'elle puisse rebrousser chemin.

    Elle se retourna brusquement et flanqua un coup de pied rageur dans un bidon de térébenthine, puis elle enjamba prestement potence, tubulures et béquilles. Comme une éclopée et sans un mot, elle marcha vers lui, se massant le ventre d'une main et se grattant la tête de l'autre. Le visage était tuméfié, les yeux exorbités, la peau cuite. Elle s'arrêta à trois pas du banc, cessa de se gratter et tendit la main. Il était bouleversé et se demandait, si elle s'approchait encore, s'il aurait le courage de la regarder vraiment en face. Elle dégageait une odeur de moisi, de tabac et d'urine et il eut à nouveau envie de vomir.

    - Trois sous, dit-elle en frottant son index contre son pouce.

    - Quoi ? s’étonna-t-il.

    Il avait forcément mal entendu. Trois sous. Elle avait dit trois sous, point. Cela ne voulait rien dire. Pourtant, elle attendait pliée en deux, la main tendue et les sourcils froncés. Mais pourquoi, se disait-il, pourquoi après tant d’efforts et de souffrances, demander de l’argent ? Si peu d’argent ?

    - Deux sous alors, deux petits sous, reprit-elle en avançant d'un pas.

    Et voilà qu'elle marchandait. Elle l’avait accroché à son regard et clignait des yeux en répétant : " Deux sous, deux petits sous ". Il fouilla dans la poche de son pantalon à la recherche de quelques pièces tout en songeant à la futilité de cette dérobade. Bien sûr, la vieille voulait autre chose que deux ou trois sous ; elle n’avait rien d’une gâteuse cherchant de quoi siroter une chicorée ou sucer une réglisse. Pauvre imbécile ! se dit-il, c'était elle qui l'appelait du troisième, elle qui l’avait prié d'attendre : "J'vous r'joins monsieur, attendez ! S'il vous plait ! J’vous r’joins…" Elle avait dit monsieur. Il y avait bien longtemps que plus personne ne l’appelait monsieur ; on disait le pépé ou le papy et même le pépère… Elle, avait dit monsieur et lui, le pépé l’avait attendue comme une âme en peine, comme un vieux monsieur un peu fou tassé sur son banc de pierre, laissant filer le temps et la misère.

    - Un sou, rien qu’un sou, proposa-t-elle en faisant un dernier pas.

    Elle déplia ses doigts et ouvrit pleinement la main, puis, doucement, tendrement, la fourra dans ses cheveux avec un petit rire.

    - Un sou de bon cœur, monsieur homme.

    Elle semblait bien heureuse. Il respira un grand coup, esquissa un tout petit bout de sourire et laissa ses yeux glisser dans les siens. Il découvrit avec stupeur le pli amer qui lui traversait les prunelles. Immédiatement lui revint en mémoire l’image d’une femme galante qu'il avait autrefois aimé. Une fine fleur de la nuit qui le laissait frémir de longs moments au bord de son décolleté avant de se défaire les cheveux et d’ôter ses dentelles. Il repensa à ces satanées amphétamines, persuadé d’avoir une nouvelle hallucination mais il se rappela tout aussitôt cette stupide affaire d’argent entre eux, trente ans plus tôt, son désir d’obtenir à tout prix son amour, leur violente dispute, les ressentiments et les mauvais rêves qui s’ensuivirent. Il voulut brusquement savoir et demanda : " C’est toi ?" Elle eut l’air de ne pas entendre et il répéta plus fort : "Eh, c’est toi, c’est bien toi ?" Pour toute réponse, elle s'approcha encore, tout près, jusqu'à ce que leurs poitrines s'effleurent, jusqu'à ce que leurs souffles se croisent et se pénètrent ; son regard, débordait d'espoir, l'infiltrait d'une lumière éclatante et humide. Il crut voir des larmes couler le long de son visage et il lui caressa délicatement la joue pour les sécher.

    - Comme c'est bon, dit-elle en lui embrassant la main, j'avais depuis si longtemps oublié l'odeur de l'homme.

     

    Centre Hospitalier Spécialisé " La Dame Blanche " le 15 juin 1994. Note de service N° 30/94. Festival Ciné. Vidéo. Psy.

    A l'occasion de la venue dans notre commune de nombreuses personnalités des arts et des sciences les 21, 22 et 23 juin prochain, la Préfecture désire qu'aucune autorisation de sortie ne soit accordée à nos hospitalisés pendant la durée du festival. Le Directeur.

     


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    Chaque jour, les agences de presse nous inondent de dépêches du monde entier. Spectacle mémorable d’une humanité aussi grotesque que désespérante. Longtemps, je me suis amusé à mettre de côté quelques unes de ces brèves… laissées pour conte…

     

    Canada, 2003 -

     

    Un employé de bureau canadien, lassé de la routine professionnelle, a lancé sur Internet un appel aux dons et espère recueillir un million de dollars afin de pouvoir "quitter son travail et faire quelque chose qui fasse une différence dans sa vie et dans celles des autres". Après avoir travaillé pendant plus de 10 ans dans la fonction publique, l’homme a créé le site Internet : " Sauvez un bureaucrate " sur lequel il explique combien il désire quitter son emploi actuel. "Vous savez, au bout d'un moment, ce job commence à vous pomper toute votre énergie et toute votre âme et vous réalisez que vous êtes devenu un vrai bureaucrate... Je me sens comme un vieil aigri, frustré d'avoir à m'occuper d’une paperasse qui circule à la vitesse d'un escargot".

    Et de conclure son appel par : "Une retraite aisée me permettrait d'avoir du temps libre pour des activités bénévoles telles que donner des cours particuliers à des enfants ou conseiller des gens qui traversent une période difficile et au quotidien, je serai une personne beaucoup plus agréable à vivre". Il s'est engagé à ne pas dépenser les donations pour s'acheter "des Rolls-Royce, des maisons de 10 pièces ou des avions".

     


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    A l’automne dernier, Falaises, d’Olivier Adam, rayonnait en librairie. La critique s’en était mêlée ; enthousiastes, septiques ou blasés, les articles en faisait un des romans incontournables de la rentrée littéraire, figurant même dans la liste des nominations pour le Goncourt.

    C’est le printemps aujourd’hui, et depuis longtemps déjà le livre est oublié, enseveli sous des centaines - des milliers – d’ouvrages que le marché insatiable de l’édition nous donne à dévorer.

    Et pourtant, comme pour beaucoup d’œuvres conçues dans la douleur, il est nécessaire de s’y replonger encore et encore, de le proposer à la lecture, de l’offrir un jour de mai ou un soir d’hiver, histoire de se dire que le passé dure autant que l’avenir. Car Falaises pose la question de la survivance à la perte brutale du lien à l’autre et du nécessaire travail de reconquête du désir. L’auteur navigue dans les dédales d’un passé fait de souffrances et de renoncements pour mieux recouvrer un présent qui lui échappe. Il déborde d’une envie farouche de comprendre ce qu’il en est de sa tragédie tout en invitant le lecteur à partager avec lui cette impérieuse nécessité pour l’homme d’appartenir au monde, totalement.

    " Ici la nuit est profonde et noire comme le monde. De l’autre côté des baies vitrées, séparée du dehors et des falaises, protégée du bruit de la mer et de la compagnie des oiseaux, Claire dort et qui sait où nous allons. "

     

    Falaises, roman d’Olivier ADAM, aux éditions de l’Olivier, septembre 2005

     


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    Chaque jour, les agences de presse nous inondent de dépêches du monde entier. Spectacle mémorable d’une humanité aussi grotesque que désespérante. Longtemps, je me suis amusé à mettre de côté quelques unes de ces brèves… laissées pour conte…

     

    Allemagne, 2001 -

     

    Un peintre allemand s'est muré dans le silence pendant 29 ans, jusqu'à la mort de son père qui s'était opposé à ce qu'il s’engage dans une carrière artistique.

    "Tout ce qui m'intéressait, c'était l'art, mais lui était tout le temps contre, il est arrivé un moment où je n'avais simplement plus rien à lui dire",

    La mère de l'artiste, 78 ans, auprès de laquelle il a vécu toutes ces années, a confirmé que son fils avait cessé de s'adresser à son père lorsque celui-ci lui avait interdit de fréquenter l'école des Beaux-Arts. "Il s'est alors arrêté de parler ; mon fils est un gars têtu".

    Durant ces années de mutisme, le peintre a pu se consacrer à sa palette sous l'œil protecteur de sa mère. Toutes ses œuvres sont baptisées de titres de chansons des Beatles comme "The Fool on the Hill" ou "You Won't See Me".

    Refusant toute visite pendant ces trois décennies, il ne sortait jamais sans ses boules antibruit parce que, dit-il aujourd'hui de sa voix calme au débit lent "je ne peux pas me concentrer avec tout ce boucan dehors".

     


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    Toute humanité mise à part

    12 nouvelles d’Emmanuelle URIEN

     

    Emmanuelle Urien n’est pas une inconnue dans le monde de la nouvelle contemporaine. La centaine de prix remportée dans de multiples concours, les deux recueils publiés presque simultanément en font une auteure incontournable. Le genre est noir, intimement noir. Quelle que soit l’histoire contée, le lecteur est sous tension, pris dans une sorte de chausse-trappe capitonnée, captif d’une écriture à la fois vive et mordante, épurée et inventive. On imagine aisément le grincement de la plume sur le papier ou le cliquetis obstiné du clavier. On perçoit l’exigence narrative et le désir d’être dans le bonheur des mots. L’étourdissement est fréquent, et c’est tantôt grisé, tantôt abasourdi que l’on aborde un nouveau récit. Car Emmanuelle Urien ne se contente pas de nous entraîner dans un monde où la cruauté de l’homme est omniprésente, ses personnages nous renvoient à la part d’inhumanité qui sommeille en chacun de nous. Elle nous fait goûter de très près à cette sensibilité qui fait fleurir la peau. On ne prend pas facilement la tangente après le mot de la fin. On aimerait voir nos pensées se perdre dans le lointain, là où finit le monde. On aimerait se relâcher, s’affranchir de ce foisonnement d’émotions. Et puis, on se dit que l’émoi est la substance même du lien social et qu’il nous faut donc continuer à faire émerger les mots de la vie, aussi féroces soient-ils. Dans " Court, noir, sans sucre " Emmanuelle Urien s’attachait à nous faire éprouver la mort sous toutes les coutures pour nous demander finalement d’étreindre autrement le vivant. Dans ce second recueil, elle y revient par le biais de la question de la perte : perte d’un enfant, perte de la liberté, de la dignité, de la jeunesse, perte de l’identité, des repères… Ces questions la taraudent c’est sûr, mais elle nous dit aussi que la séparation, le manque, l’absence ne sont pas forcément des épreuves obligées que l’on doit traverser en tête-à-tête avec soi-même. Elle sait tendre in extremis la main aux multiples éclopés et estropiés qui peuplent ses nouvelles, soulageant par là le lecteur d’un trop plein d'amertume et d’un désarroi qui pourrait pour le coup friser le désespoir.

     

    Publié en février 2006 par les Editions Quadrature (Belgique), 112 pages, 15 €.

     


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    Les nouvelles illustrées publiées régulièrement sur ce blog et laissées pour conte ne pouvaient que se retrouver prises dans les arcanes de la fiction.

    " Septième ciel, juste après " de Patrick ESSEL est de celles-là. Cette nouvelle a été publiée par " Les Hésitations d’une Mouche " en décembre 2004.

     

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    Se rhabiller. S’asseoir sur la petite chaise bancale en face de l’homme. Ne pas se tordre les mains ni renifler ni s'éponger le front. L'écouter dire qu’il faut patienter et espérer toujours. Prendre l’ordonnance et en constater encore une fois l’illisibilité. Demander combien il doit. Payer en disant merci. Partir.

    Partir avec la ferme intention de ne plus revenir. De ne plus consulter. De ne plus être à la merci. Descendre par l'escalier sans précipitation. En bas, regarder une dernière fois la plaque. Saluer et jeter à la poubelle la prescription du docteur Spitz. Une fois dehors, reprendre ses esprits. Ouvrir les yeux en grand. Raisonner.

    Martin Raymond sait qu'il ne lui reste plus que quelques jours à vivre s’il arrête tout. Quelques semaines encore s'il s'en remet totalement au docteur Spitz. Perdu pour perdu, il a décidé de franchir le pas. Il s’y est résolu quand les doigts du docteur Spitz se sont enfoncés dans son abdomen. Il a vu son rictus quand il comptait les pépins. Il a senti sa lassitude. Son renoncement.

    Des agents de la Compagnie Deep Space l’ont contacté. Ils connaissaient son état. Ils ont dit le pire n’existe pas. Ils ont dit nous pouvons faire de vous un autre homme. S’il le voulait, à bord de leur navette spatiale, il parcourrait l'univers pour l'éternité au gré des vents solaires. Ça avait l’air d’un jeu. Il a voulu. Tout s’est imbriqué en un rien de temps.

    Avec leur concours, il s’est construit un roman. Retenir la vie. Sa petite vie. Ils ont dit à partir de rien. D’un cheveu, d’une goutte de sang, il renaîtrait. D’un mot griffonné sur un bout de papier quelconque ou d’une photo tout à fait ordinaire, ses rêves seraient revisités. L’idée l’a ravi et du coup, Il a dit qu’il aimerait autant partir d’un jour de bonne fortune, d’un jour où il aurait eu - rien que pour ses beaux yeux - quelques belles filles à ses pieds. Ils ont souri tout en hochant négativement de la tête. Alors, il a dit bon, un jour de presque rien, une chanson à la radio, en auto dans la ville la nuit avec une fille qui n’écoute rien que cette chanson à la radio en mordillant ses lèvres écarlates. Ils ont souri encore. Alors, il a dit qu’un jour de rien du tout, c'était un jour avec des pas dans la ville sans aucun but, dans les petites rues comme sur les grands boulevards, poussé, ballotté, houspillé, projeté vers l'avant en toute ignorance d'une quelconque extrémité. Ils ont opiné du menton. Mais ce n’est pas ça la vie, il a dit, lui. Ils ont pris un air dépité. Le plus vieux des agents a dit vous avez tort de gémir.

    Gémir. Rager. Jurer. S’égosiller. Pour rien. Dire seulement de la souffrance qu’on est heureux d’en prendre la mesure. Voilà ce qu’il faut vouloir. Ce qu’il faut saisir. Pour un peu, il aurait ri. Avec eux, s’emparer d’une vie n’a rien de compliqué. Pas plus compliqué que de s’arranger d’une poussée de pépins ou que de rafistoler un cœur qui bat de l’aile.

    Ils ont dit vous vous appelez Martin Raymond, vous êtes un brave homme sans histoires, atteint d’un mal indéterminé et vous vous dites depuis toujours que les choses se passeront pour vous comme elles se passent d’habitude. Mais c’est trop bête, n’est-ce pas ? Trop bête, c’est exactement ça, il a dit. Oui, c’est exactement ça ! Comment diable avez-vous su ?

    Pour l’arrangement de ses rêves, ils se sont mis d’accord sur un jour où il aurait seulement entrouvert une fenêtre de son appartement, celle de sa chambre à coucher qui donne sur l’allée des Tilleuls de Hollande, un jour où il n’aurait rien fait d’autre qu’écouter en respirant profondément le temps qui passe si clair si léger si consciencieux, un jour où il aurait même feint d’ignorer toutes les filles aux visages apprêtés de rouge qui vont et viennent sans cesse sous cette fenêtre-là, si magnifiquement. Ils ont juste dit de ne pas trop en faire avec les filles. Il s’est excusé. De toutes façons, il se souvient mal de tous ces petits bonheurs-là.

    Le docteur Spitz a rappelé chez lui. Il a dit se faire du souci. Il l'a interrogé. Encore et encore. A force, les questions lui ont coupé les jambes. Il a raccroché en jurant que tout allait bien et puis brusquement, il s'est effondré sur le canapé. Un moment, il s’est cru à l’hôpital. Il était étendu sur un de ces lits tordus, regardant désespérément le plafond pendant qu’une tripotée de vertueuses bonnes femmes s’affairait à son chevet. Il n'avait rien d'autre à faire qu'à se prêter de bonne grâce à leurs incantations et à ingurgiter leurs médications jusqu’à son dernier souffle.

    Il sait que la science souffre de l’indignité. Il sait que la médecine ne lui parlera plus jamais autrement qu'avec une extrême prudence. Il connaît la peur, l’épouvante, la répulsion, il sait l’impossible à dire. " N'attendez pas bêtement le dénouement de votre destin et n’attendez pas non plus de nous que l’on vous porte jusqu’au septième ciel ", a dit un jour le docteur Spitz. Sauf peut-être oui, quand il paye pour croire que non.

    Il a payé les agents de la Compagnie Deep Space. Quelques milliers de dollars de dédommagement pour qu’ils l’aident à surmonter ses scrupules. Ces gars-là connaissent bien leur affaire. Ils lui ont appris à se débrouiller avec les calamités, les déboires et même avec le manque. Ils ont dit personne n’a envie de mourir pour de bon. Ils ont dit être de son côté pour préserver son attachement au monde. Le plus vieux a ajouté pour le meilleur et pour le pire. Il a demandé des précisions. Ils ont parlé du ciel, des étoiles, des plis du temps, de l’infinie fragilité de la paix. Ils ont parlé des maisons, des cabanes, des réduits, des tentes, des terriers, des grottes, des trous, de toutes ces demeures lointaines parfaitement dressées, apprêtées, ordonnées et vides la plupart du temps. Ils ont parlé, parlé, parlé. Et pour finir, ils ont dit avec un peu d’émotion dans la voix que nul ne sait tout à fait ce qui arrive, juste après.

    Se dire que sa pensée sera toujours en éveil, toujours surgissante, en plein cœur du monde. Se dire que certaines choses ne sont pas vraies. Oublier que le désert ne fait que croître. Se dire que l'on se promènera toujours quelque part. Se dire le contraire aussi. Se dire voilà, il vient d’arriver quelque chose d’effroyable, quelque chose d’irréparable, à en perdre le souffle. Se dire alors vraiment la vie ce n’était que ça ? Qu’un bref instant de révélation ? Fermer les yeux et regarder tout ça de plus près. Surtout garder la tête froide. Admettre que les choses sont simples et incompréhensibles. Enrayer l’effroi. Mettre en place un personnage proche de la perfection. Dire qui il était. Dire comment c’était autour. Mentir. Dire le désir de faire de l’or de rien.

    Quand il mourra, il sera pâle au début. Enfermé dans l’ignorance. Dans le noir du temps. Puis, un peu de bleu traversera les ténèbres. Une personne aux yeux de bronze sera assise près de son cadavre. Elle ne sera pas dans l’égarement de la mort. Elle lui prendra la main. Elle dira deux ou trois choses très ordinaires. Elle dira s’appeler Eva. Elle dira l’avoir vu quelquefois à sa fenêtre rire de petits riens. Elle dira qu’aussi longtemps qu’il ne se sentira pas bien, elle restera auprès de lui. Plus tard, d’autres personnes viendront dire qu’elles ne peuvent plus rien pour lui. Eva gardera sa main dans la sienne. Elle dira à ces personnes-là qu’il vaut mieux le laisser tranquille. A la fin de la nuit, il sera dans la jouissance d’être tout entier un autre en dehors de lui.

    Son histoire tient la route. Il ne sait pas ce qu’il doit faire encore. Ce qu’il doit dire de plus. Il tourne en rond dans l’appartement. Plus rien ne le retient ici-bas. Il s’est affranchi de toutes les nécessités. Sur le container fourni par la Compagnie Deep Space, il a écrit en lettres majuscules :

    MARTIN RAYMOND

    HOMME DU TROISIEME MILLENAIRE.

     

    Dans quelques heures son affaire sera réglée.

    Il est dans un drôle d'état. La fatigue lui brouille les traits. Le cœur n'y est pas vraiment. Il se dit c’est à cause du ventre qui se retourne. À cause de ces foutus pépins. Des larmes lui viennent. Des frissons le parcourent. Il est certainement très affreux à voir. Mais avant le jour, il sera de l’autre côté. Tout à fait ailleurs. Peut-être aux confins du monde. Peut-être sans souvenir d’un début ou même d’une fin.

    Il est à bout de souffle. Presque à bout de nerfs quand il prend le téléphone. Il compose le numéro du docteur Spitz. Il va le faire venir, vite. Une, deux, trois quatre, cinq tonalités. Une boîte vocale est connectée. Le docteur est en visite. La voix remercie vite fait le consultant et demande de rappeler aux heures habituelles de consultation, puis impassible ajoute : " En cas d'urgence, veuillez appuyer sur la touche étoile ".

     

     


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